Chapitre 9 : La responsabilité des chrétiens
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ?
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Les chrétiens, on l’a compris, ont, dans le monde, une grave responsabilité.[2] Sans l’engagement des chrétiens ou l’incarnation de leurs principes, le monde n’ira pas mieux. Comme on le lit dans l’antique Lettre à Diognète[3]: « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ».[4] Il faudra que tôt ou tard l’on se rende compte que la laïcité dont beaucoup font de plus en plus de cas comme étant la voie royale du vivre-ensemble, « n’équivaut ni à la nature ni même à la liberté, elle les mutile. Elle ne peut répondre au désir humain le plus profond qui est celui de sa fin ultime, Dieu. »[5] Même un auteur-phare du monde libéral l’a reconnu: « Peut-être […] la civilisation occidentale souffre-t-elle en profondeur, en deçà des phénomènes socio-économiques, du déclin de ses (ou de sa) religions. »[6]
L’engagement des chrétiens pour le bien commun avec l’arsenal fourni par la DSE n’est d’ailleurs pas facultatif : « Cette dynamique de la charité et d’ouverture à la transcendance, qui est l’œuvre de l’Esprit, est au cœur de la prise de parole de l’Église. Elle ne peut pas ne pas annoncer ce qui la constitue. Elle peut être perçue dans son discours comme utopique quand ne cessent de l’emporter les égoïsmes et les violences de tous bords. Mais, en ignorant ou en minimisant cette exigence théologique, on méconnaîtrait le fondement de cette prise de parole qui est proclamation de foi, acte de fidélité en un Dieu qui nous a tout dit en son Fils. «[7] Et, comme il a été dit plus haut, aucun prétexte spirituel ne peut dispenser d’agir dans et sur le monde puisque « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[8].
Encore faut-il mobiliser des « augmentateurs », des « passeurs » dit, plus élégamment, Elena Lasida. Passeurs de vie, passeurs de sens, « libérateurs » qui libèrent l’envie de vivre et les capacités, « maîtres à penser » (sans être nécessairement des intellectuels mais qui développent une pensée propre, qui ne sont pas des marionnettes), « guetteurs d’aube » au milieu de la nuit, qui nous font passer de l’indépendance à l’interdépendance.[9]
Plus vite que tout autre, le chrétien devrait s’inscrire dans les rangs de ces « animateurs sociaux », créateurs de liens puisque le chrétien est censé savoir mieux que quiconque par quel lien fort, fondamental, préexistant, il est relié aux autres qui sont tous ses frères en Dieu et par Dieu. « L’avenir de l’humanité, écrit le pape François, n’est pas seulement entre les mains des politiciens, des grands dirigeants, des grandes sociétés » mais avant tout « entre les mains des hommes qui reconnaissent l’autre comme un individu, et eux-mêmes comme un élément du « nous ». »[10] Fils d’un Dieu Amour, appelés à l’amour.[11]
Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, l’action « politique » des chrétiens ne doit pas se concevoir prioritairement au sein d’un parti « chrétien » qui appliquerait tous les principes de l’enseignement social de l’Église. C’est une belle utopie qui présida en Belgique en 2002 à la création du parti CDF (Chrétiens démocrates francophones, puis en 2007 Chrétiens démocrates fédéraux) qui fut dissous en 2013. Preuve qu’il n’exprimait les convictions que d’un nombre presque insignifiant de citoyens. Non seulement, avons-nous dit, un parti politique n’est pas indispensable mais, qui plus est, un parti chrétien n’est sans doute pas souhaitable dans la mesure où il risque de compromettre l’Église, qui doit être tout à tous, dans des options particulières alors qu’au niveau des programmes plusieurs solutions sont toujours possibles, étant saufs les principes fondamentaux incontournables.[12] Les rôles étant bien distincts, le risque de cléricalisme s’estompe.[13] L’Église a le droit et le devoir de parler lorsque le bien commun doit être défendu ou promu. Mais c’est aux laïcs que revient la tâche de s’engager concrètement d’autant plus que les chrétiens sont disséminés dans les différents secteurs de la société et aujourd’hui éparpillés dans divers partis. Que là où ils sont, ils fassent leur devoir : créer des liens, orienter, agir avec toujours en point de mire le bien commun. Recréer un tissu social qui inspirera des structures adaptées. Si jadis, il suffisait, théoriquement, que le prince fût chrétien, il n’en va plus de même aujourd’hui car la démocratie implique, en principe, l’ensemble du peuple. Comment espérer une politique , au sens large, chrétienne si le peuple ne l’est pas ? Ses représentants sont à son image…
Et c’est bien à tous les fidèles[14] que le Magistère de l’Église s’adresse avec insistance dès Rerum novarum : « Il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes […] dans une situation d’infortune et de misère imméritées. […] Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. »[15] De même, dans Quadragesimo anno : « Et assurément, c’est maintenant surtout qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[16] Jean XXIII fut encore plus précis dans Mater et magistra : « Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. Tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. »[17] Jean-Paul II n’est pas en reste : « Je voudrais qu’on la [la DSE] fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement su socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du tiers-monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement qui s’aggrave chaque jour. »[18] Appel sans cesse répété avec insistance et toujours avec un sentiment d’urgence. Benoît XVI revenant sur l’appel lancé par Paul VI dans Populorum progressio, demandera qu’« on agisse avec courage et sans retard. Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos » ( 2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. »[19].
En 1936, Jacques Maritain écrivait : « Supposons donc qu’il se forme - et c’est cela qui nous paraît éminemment désirable - non pas un parti politique à étiquette religieuse comme était le Centrum allemand, mais un ou plusieurs groupements politiques à dénomination et à spécification politique et véritablement politique (ce qui implique une certaine vue concrètement déterminée du bien commun temporel comme tel) et d’esprit authentiquement chrétien ; - je dis plusieurs groupements, car sur ce plan-là des hommes unis par la même foi religieuse peuvent très bien différer, et s’opposer les uns aux autres. » (Humanisme intégral, op. cit., p.264). « Les principes ne varient pas, ni les suprêmes règles pratiques de la vie humaine : mais ils s’appliquent selon des manières essentiellement diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une similitude de proportions. Et cela suppose qu’on n’a pas seulement une notion empirique et comme aveugle, mais une notion vraiment rationnelle et philosophique des diverses phases de l’histoire. Car une simple constatation empirique de circonstances de fait ne pourrait donner lieu qu’à un certain opportunisme dans l’application des principes, ce qui nous met à l’extrême opposé de la sagesse. Ce n’est pas ainsi qu’un climat historique ou un ciel historique se détermine. C’est à condition de porter des jugements rationnels de valeur, et de discerner la forme et la signification des constellations intelligibles qui dominent les diverses phases de l’histoire humaine. » (Id., p. 145).
A propos des clercs et de leur indépendance vis-à-vis de l’État, au point de vue de leur liberté d’expression : Le concile Vatican II a déclaré que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. » (GS 76, 5) Il est important que les clercs soient indépendants de l’État pour conserver leur liberté d’expression. En Belgique les clercs ont, apparemment, une situation confortable : « La prise en charge des traitements et pensions des ministres du culte imposée par la Constitution [a ouvert] la voie à d’autres interventions financières en faveur des cultes au point que l’on a fini par parler d’un « financement public des cultes ». Les communes apportent leur secours aux fabriques d’église et aux consistoires, offrent une indemnité de logement aux ministres des cultes ; les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains ; à cela s’ajoutent une exonération du précompte immobilier pour les édifices de culte, des interventions dans certaines assurances sociales au profit des membres du clergé régulier, des aides publiques à l’investissement et à la rénovation, la prise en charge de certains aumôniers et conseillers religieux (Cf. SÄGESSER Caroline, COORBYTER Vincent de, Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, 51, p. 6). Mais, en échange, pourrait-on dire, l’article 268 du Code pénal prévoit que: « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».
En France (HUMBRECHT, op. cit., 157) : « Aujourd’hui, la diplomatie vaticane est partout respectée parce qu’elle ne sert plus aucune hégémonie politique ni économique. De façon plus quotidienne, le fait que les prêtres français dépendent des oboles des fidèles et ne soient plus des appointés de l’État (comme dans les régimes concordataires de type germanique), évite de faire d’eux des notables. Pour l’annonce évangélique, c’est un avantage. […] Les catholiques savent-ils toujours profiter de cette liberté ? Parfois ils restent aussi légitimistes avec l’État que s’il eût continué à rester chrétien. […] Pourtant le droit de protester est intact. L’ordre établi n’est digne de respect que s’il est juste. Pas s’il est seulement établi ni ordre. » Et en note, l’auteur renvoie au CEC n° 1903: « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites. S’il arrive aux dirigeant d’édicter des lois injustes ou de prendre des mesures contraires à l’ordre moral, ces dispositions ne sauraient obliger les consciences. « En pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ». (Jean XXIII, Pacem in terris, 51) ».