v. Benoît XVI
Un peu plus de quarante ans après Populorum progressio, Benoît XVI revient sur le problème du « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »[1]
Fort opportunément, Benoît XVI rappelle tout d’abord le lien de cette encyclique avec la Tradition de l’Église, le Concile, l’enseignement de Paul VI et de ses successeurs en soulignant qu’il y a « un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau », un enseignement au « caractère à la fois permanent et historique »[2].
Benoît XVI relie aussi sa réflexion à ses propres développements théologiques antérieurs.
Tout d’abord, à sa catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[3] à laquelle il avait consacré sa seconde thèse doctorale en 1955. Il écrit que « pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence ». Benoît XVI en tire cette conséquence : « Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. » L’histoire est donc un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent ».[4] Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord n’est pas automatique. Il est tributaire d’une meilleure connaissance de la parole de Dieu, d’un bon usage de la raison et de la recherche de l’amour. Cette vision lui permet de justifier, à la suite de Paul VI[5], que « le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation »[6] et d’insister : « le progrès, dans son apparition et dans son essence, est une vocation ». Le développement naît « d’un appel transcendant » et « est incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime ».[7] La vocation « suppose la liberté responsable »[8] et exige qu’on respecte la vérité du développement intégral de l’homme qui ne se manifeste pleinement à lui-même que dans le Christ.[9]
Cette conception révèle que le sous-développement n’est ni « le fruit du hasard » ni la conséquence « d’une nécessité historique » mais relève de la responsabilité des hommes.[10] Elle exclut aussi l’idéologie technocratique comme l’idéologie de la « décroissance »[11] et montre que le développement est profondément lié à l’évangélisation.[12] Enfin, le développement comme vocation implique au plus haut point la charité qui mobilise la volonté éclairée d’une pensée droite, la charité qui nous vient de Dieu et qui seule peut créer la fraternité.[13]
Benoît XVI s’appuie bien sûr sur la vision de Dieu qu’il nous a offerte dans Deus caritas est[14] et nous éclaire sur notre vocation et la source de l’amour ainsi que sur sa vraie nature. On se souvient des « inclinations naturelles » décrites par saint Thomas[15]. Pour le « docteur angélique », la loi naturelle qui est « une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[16] s’exprime tout d’abord par une inclination fondamentale au bien, un précepte ou un principe qui nous pousse à rechercher le bien et éviter le mal[17]. Ce mot « inclination » est particulièrement intéressant. Le dictionnaire (R) le définit comme un « mouvement affectif spontané orienté vers un objet ou une fin » et spécialement comme « un mouvement qui porte à aimer quelqu’un ». On pourrait dire que Benoît XVI, est plus radical et plus rapide que saint Thomas. Alors que l’illustre théologien suit un long chemin logique pour aboutir à l’inclination au bien et autres inclinations qu’elle englobe, Benoît XVI affirme d’emblée la présence en nous de l’eros tel que les Grecs païens le concevaient et que nous pourrions, avec le langage de Thomas, considérer comme l’inclination fondamentale. Benoît XVI ne dit-il pas que « l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence ». Benoît XVI précise qu’Eros sera célébré « comme force divine, comme communion avec le Divin »[18]. Mais, pour nous conduire au-delà de nous-mêmes, « eros », pour ne pas corrompre, dévoyer, ce qu’il a de meilleur, a besoin de renoncement, de purification, de guérison. C’est pourquoi, dans la littérature biblique, dans le Cantique des cantiques, notamment, la traduction grecque n’emploiera pas le mot « eros » mais le mot « agapè » qui désigne un amour qui prend soin de l’autre, qui cherche le bien de l’autre et qui est même prêt au sacrifice de soi. Il n’empêche qu’eros et agapè ne sont jamais complètement séparés. Chez Dieu, l’eros est en même temps et parfaitement agapè.
Cet eros qui se veut agapè, dans la mesure où il le devient de plus en plus, est source de développement et de progrès. Cette transformation ne peut se faire sans le Dieu biblique eros-agapè qui a été et est le premier à aimer, à nous aimer gratuitement et jusqu’au pardon. Notre réponse à cet amour est aussi d’aimer, d’aimer de plus en plus comme Dieu, dans une communion de volonté et de pensée à tel point que la volonté de Dieu devient ma volonté.[19] Dieu peut me commander d’aimer puisque l’amour m’a été d’abord donné et que cet amour correspond à ma nature, à l’eros qui est en moi et qui cherche à devenir agapè. Amour de Dieu et amour du prochain sont donc inséparables et s’appellent mutuellement[20]. Aimé, je suis invité à aimer, à aimer celui qui a besoin de moi et que je peux aider. Celui-ci est mon prochain comme le montre la parabole du Bon samaritain d’autant plus que ce pauvre, que tout pauvre est identifié au Christ.[21] Cet amour du prochain est possible : en Dieu et avec Dieu, je peux aimer la personne que je n’apprécie pas, une personne que je peux considérer dans son intégralité, regarder comme le Christ la regarde, la voir image de Dieu. Arrivé là, je ne suis plus, évidemment, au niveau du sentiment, de l’eros primitif. Il est clair aussi que, hors de l’intimité avec Dieu, je ne verrai dans l’autre que l’autre et non l’image de Dieu. Et inversement, sans attention à l’autre, que je sois pieux, assidu à mes devoirs religieux, ma relation à Dieu se dessèchera.
Benoît XVI rappelle enfin que, pour l’Église, la charité, à côté du service de la Parole et des sacrements, n’est pas « une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence même, à laquelle elle ne peut renoncer » même si la charité (agapè) dépasse les frontières de l’Église.[22]
Pourquoi s’attarder à cet approfondissement théologique antérieur à CV ? Parce qu’il parcourt en filigrane toute l’encyclique CV. Pour comprendre le pourquoi et le comment de l’amour. Mais aussi comment notre eros peut devenir de plus en plus agapè. Comment il est possible d’aller de cette manière là vers l’autre. Pour comprendre ce qui est en nous, ce qui nous pousse à non seulement à être plus qui nous sommes et aller vers l’autre pour qu’il soit toujours plus qui il est, comment nous allons vers l’autre, pourquoi et comment nous devons aller vers l’autre. Dans CV, Benoît XVI conclura son encyclique en écrivant que « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousserait presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus-Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). […] La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. »[23]Jean -Paul II ne disait-il pas déjà dans l’encyclique Centesimus annus « qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient. » [24]
Autrement dit encore, pas de développement intégral, pas de paix non plus, sans évangélisation concomitante.[25] A ce niveau, il est inutile de revenir encore sur les idéologies qui s’affrontent sur le terrain du développement.
d’une certaine manière, l’essentiel est dit dans l’introduction et la conclusion de l’encyclique, les différents chapitres étant des illustrations et autant de confirmations de cette vérité centrale: « L’homme contemporain doit choisir entre une raison et un monde organisés de manière immanente, fermés sur eux-mêmes, et une raison et un monde ouverts à la transcendance et aux valeurs promues par le Christ qui, seules, peuvent garantir un développement intégral respectueux de l’homme. »[26] Le développement de la personne dans toute sa complexité, dans tous les aspects de son existence, est une vocation. L’homme est appelé par le Christ à grandir, à faire croître en lui toutes les potentialités de son humanité l’humanité et il ne peut le faire en se fermant à la transcendance : « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». »[27]
Chacun des chapitres va tâcher de nous en convaincre même au travers du panorama du monde actuel et des ses problèmes auquel se livre Benoît XVI à l’instar de ses prédécesseurs.
Toutefois, le chapitre qui a le plus interpellé les commentateurs est le chapitre 3.
Il semblait nécessaire aujourd’hui, vu l’ampleur des problèmes et leur mondialisation, d’ajouter une page à cette doctrine qui, de Léon XIII à Jean-Paul II a éveillé le monde à la justice sociale. Benoît XVI, rappelle que « la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique »[28] et précise que le mot « justice » ne renvoie pas simplement à la justice dite commutative qui règle les échanges mais aussi à la justice distributive et à la justice sociale[29] mais il met en lumière un nouveau paramètre qui est celui du don, de la gratuité, de la communion qui introduit une nouvelle logique qui n’exclut en rien la justice ni ne s’y juxtapose. Au contraire, dira-t-il, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice ».[30]
Tâchons de préciser ce que Benoît XVI entend par « économie du don ». Les mots « don », et « gratuité » paraissent saugrenus dans le contexte d’une réflexion sur l’économie dont le maître-mot semble être le profit. Mais Benoît XVI se justifie de nouveau théologiquement en rappelant tout d’abord que « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance ».[31]
Trop souvent, nos contemporains pensent être les seuls auteurs d’eux-mêmes, de leur vie et de la société oubliant qu’ils sont marqués en eux-mêmes et dans toutes leurs activités par le péché des origines.[32] Ils estiment qu’ils pourront par leurs propres forces vaincre les difficultés, les déviations, les égoïsmes, les malversations, les injustices. Or l’espérance[33], la charité[34] et la vérité[35] sont des dons gratuits qui, pour ainsi dire, « s’imposent » à l’être humain[36] et sont seuls capables de construire une communauté vraiment universelle et fraternelle. Benoît XVI précise « d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[37] La gratuité n’est pas un complément à la justice qui serait prioritaire, aujourd’hui, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. »[38] La gratuité « répand et alimente la solidarité » qui nous fait sentir responsable de tous, « pour la justice et le bien commun ». C’est là « une forme concrète et profonde de démocratie économique ».[39]
Dans le fond, Benoît XVI développe et précise ce que Jean-Paul II insinuait dans Centesimus annus. Dans cette encyclique, après avoir évoqué, dans un tableau saisissant, la marginalisation du Tiers-Monde, Jean-Paul II rappelait que si le marché libre apparaît comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », tous les besoins ne sont pas solvables et qu’« avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité ». De même, si le profit est « un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », « un régulateur » il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise » ni le seul régulateur. Le profit n’est pas le seul but de l’entreprise. Celle-ci est d’abord une « communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Il faut donc tenir compte « d’autres facteurs humains et moraux ». Il y a donc dans la vie économique des éléments qui ne relèvent ni de la solvabilité ni du profit, des éléments « gratuits » mais fondamentaux indispensables. C’est pourquoi, continuait Jean-Paul II, « il convient que les pays les plus puissants donnent aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale ». il ajoutait encore à propos de la dette extérieure des pays les plus pauvres que s’il est juste qu’une dette soit payée, « il n’est pas licite de demander et d’exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoirs des populations entières. » Et donc, « dans ces cas, il est nécessaire -comme du reste cela est en train d’être partiellement fait- de trouver des modalités d’allègement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». Il s’agit, ici aussi, de don et de gratuité. Le mérite de Benoît XVI est d’avoir approfondi et élargi cette voie.
Si l’on essaie maintenant de comprendre en profondeur ce lien entre don, gratuité, solidarité, et responsabilité, nous allons découvrir plusieurs auteurs, qui dans leur commentaire de ce fameux chapitre 3 de l’encyclique de Benoît XVI renvoient à l’œuvre du sociologue et anthropologue Marcel Mauss[40] et à son livre Essai sur le don[41]. Etudiant à la suite d’autres chercheurs comme le célèbre Bronislaw Malinowski[42] le rôle du don dans les sociétés primitives ou archaïques[43], il constate que les actions de donner, recevoir et rendre sont non seulement liées mais fondamentales dans ces sociétés[44] qui pourtant connaissent le marché qui est, selon l’auteur, un « phénomène humain qui […] n’est étranger à aucune société connue ». Pour l’auteur, c’est le don qui est à la base de toute la vie économique : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt. »[45] Le but de l’auteur, on le devine, n’est pas purement archéologique car il envisage de réfléchir à partir de « cette morale » et de « cette économie » à « la crise de notre droit et la crise de notre économie ».[46]
Donner, recevoir et rendre sont ce qu’il appelle des « prestations totales de type agonistique ».[47] Totales parce qu’elles impliquent des collectivités comme des personnes et qu’elles ne concernent pas simplement les biens matériels[48]. De plus, et ceci est important, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » et si l’on rend, c’est parce qu’« accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».[49] En fait, « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » -soi et son bien- aux autres »[50]. Ces prestations sont dites de « type agonistique » car il s’agit de régler ainsi les tensions : « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »[51] Dans ces prestations obligatoires, les dieux sont impliqués puisque tout leur appartient[52] et qu’il faut aussi se les concilier. Le but est donc « avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical »[53].
Après avoir établi l’importance du don dans les sociétés primitives ou archaïques, l’auteur cherche et trouve la confirmation de sa thèse dans l’étude du droit de quelques grandes sociétés : droits romain ancien, hindou classique, germanique, celtique et chinois.[54]
Ainsi conforté, il étend ses observations à « nos sociétés » qui sont, rappelons-nous, des sociétés en crise grave à l’époque où le livre est écrit et nous offre des « conclusions de morale »[55], « de sociologie économique et d’économie politique »[56] et « de sociologie générale et de morale »[57]. Pour faire bref, il remarque, d’une part, que l’on conserve dans nos mœurs[58] et aussi dans nos législations[59] l’empreinte de cette pratique « donner-recevoir-rendre », de ce « système des prestations totales » qui « constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir ».[60] Mais, d’autre part, il reconnaît que, par contre, « toute une partie du droit, droit des industriels et des commerçants, est, en ce temps, en conflit avec la morale »[61], que « cette économie de l’échange-don loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme »[62]: « nos sociétés d’Occident […] ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». »[63] « Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. »[64]
L’auteur déplore donc le « rationalisme économique » qui fait de l’homme « une machine, compliquée d’une machine à calculer ».[65]
qu’espère-t-il ? Non pas revenir simplement à un système économique archaïque, de la disette ou de la pénurie, ce qui serait un contre-sens, mais à un système économique qui, comme à l’époque archaïque, est un système total, qui prend en compte un homme dans ses composantes, des « êtres totaux et non divisés en facultés », dit-il[66], un homme intégralfootnote:, dit-on dans l’enseignement de l’Église, personnel et social, travailleur et créatif, responsable et généreux, corporel et spirituel, etc..[67] « A notre sens, écrit Mauss, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux foins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et -par l’effet en retour - à l’individu lui-même. »[68] « Il faut, précise-t-il, revenir à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d’autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires. on devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l’individu, de sa vire, de sa santé, de son éducation - chose rentable d’ailleurs - de sa famille et de l’avenir de celle-ci. il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure. »[69] Il est clair que la réforme envisagée est à la fois morale et politique, le fruit d’une politique qui ne se coupe pas de la morale. De plus, l’invitation lancée aux riches, invitation libre (morale) et forcée (politique) à utiliser leurs richesses pour les autres, à donner, n’est pas une invitation à l’assistanat[70] car, ajoute immédiatement l’auteur, « cependant. il faut que l’individu travaille. il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. d’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. l’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. »[71]
Sa conclusion est simple. « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. […] C’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns les autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.
Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. » Et l’auteur insiste avec une pointe de lyrisme : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers[72], autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. »[73]
Le fait social total du « donner-recevoir-rendre », que cette chaîne soit spontanée ou réglementée s’inscrit au cœur de l’activité économique et sociale des sociétés traditionnelles. De même l’économie du don doit, même si c’est par étapes, imprégner toute la vie économique. La gratuité n’est donc pas finalement une pratique marginale. Elle doit accompagner, en même temps que la justice sociale, toute la vie en société en vue d’une humanité dont la spécificité ne se limite pas à l’économique[74]. Et comme nous l’avons vu, ce don, cette gratuité implique la réciprocité c’est ce qu’entend Mauss dans la trilogie « donner-recevoir-rendre ». C’est ce qu’entend l’Église lorsqu’elle parle de solidarité. C’est ce qu’indique déjà Jean-Paul II : « Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. de leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. »[75]
La pensée de Marcel Mauss a marqué de nombreux chercheurs en sciences
sociales. Dans sa mouvance, s’est créé le MAUSS, Mouvement
anti-utilitariste en sciences sociales, dont le nom est à la fois
un acronyme et un hommage au
célèbre anthropologue[76] à Québec
et membre du conseil de la direction de
la Revue du MAUSS. J. T.
Godbout a écrit de nombreux ouvrages sur
le don, notamment L’esprit du
don, La Découverte,
1992, co-écrit avec
CAILLE Alain, professeur
à l’Université de Caen, directeur de la revue du Mauss (disponible sur
classiques.uqca.ca) ; Le langage du
don, Fides, 1996 ;
Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo
oeconomicus, La
Découverte/Mauss, 2000 ; Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir,
rendre, Seuil,
2007. Alain Caillé a publié notamment : Critique de la raison
utilitaire, La découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement:
Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La découverte/Mauss, 1994.
Autre auteur à s’être intéressé au don et à la réciprocité : TEMPLE
Dominique (né en 1940). Ce biologiste, influencé par l’œuvre du
philosophe d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988), a cherché
dans les fondements des sociétés humaines une autre raison à l’œuvre que
la raison utilitariste occidentale. En Amérique du Sud, il a travaillé
avec des responsables amérindiens à la reconnaissance politique des
sociétés amazoniennes et andines. Il écrit La dialectique du don, Essai
sur l’économie des communautés indigènes, Diffusion Inti, 1983 et, an
collaboration avec CHABAL Mireille,
La
réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995.
En 2003, tous ses articles sont rassemblés, traduits et publiés à La Paz
(Bolivie) par le philosophe Javier Medina et l’anthropologue Jacqueline
Michaux sous le titre:
Teoría
de la reciprocidad sous le patronage du « Programa de Apoyo a la
Gestión Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza, Padep, de la
Cooperación Técnica Alemana ». En 2008, L’Instituto Intercultural para la
Autogestión y la Acción Comunal de l’Université de Valencia (Espagne)
lui décerne, conjointement à Juan Guillermo Espinosa (Chili), le prix
« Gigante del Espíritu » pour sa réflexion sur la réciprocité. Dominique
Temple salue évidemment l’encyclique de Benoît XVI sous le titre
L’encyclique d’une nouvelle économie (Cf. dominique.temple.free.fr).
L’influence de M. Mauss se remarque encore chez ROSANVALLON Pierre, in
La société des égaux, Seuil, 2011.
].
Comme l’écrit le P. Boukari Aristide Gnada[77] : « Du point de vue sociologique, le discours sur le don abonde et ce depuis l’Essai sur le don de M. Mauss et semble s’imposer de plus en plus du point de vue quantité. A partir de M. Mauss, sociologues et anthropologues ont certainement eu gain de cause. » Et d’ajouter le témoignage d’Alain Caillé : « Le dépassement d’une bonne part des impasses dans lesquelles s’enferment les sciences sociales, les débats de la philosophie morale et politique et la vie politique elle-même, passent par la prise au sérieux et par un dégagement méthodologique de toutes les implications de la découverte effectuée par Marcel Mauss. Enonçons-la dans toute sa force, en surmontant la timidité de Mauss lui-même : la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue l’universel socio-anthropologique sur le quel se sont construites toutes les sociétés anciennes et traditionnelles. C’est en faisant fond sur elle que s’est bâtie ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, la société première ».[78] Boukari Gnada continue fait toutefois remarquer qu’« Un discours sur la dimension socio-anthropologique du don a certainement sa place dans nos sociétés où c’est le système d’échange et d’économie qui fait la loi. mais, il me semble que pour une tentative de poser le don comme principe de l’agir humain et de la réflexion morale, l’approche sociologique reste insuffisante parce qu’elle ne s’interroge guère sur l’essence même du don. il faudrait donc aller à la racine et, donc, au-delà de ce qui, dans le don, saute aux yeux et quêter ce qui demeure irréductible à la physique ou aux phénomènes sensibles afin de montrer toute sa force comme principe. pour ce faire, il faudrait faire appel à la philosophie qui a pour ambition d’atteindre la radicalité ou l’essence des choses. »[79] Il justifie ainsi l’objet de son ouvrage à la recherche de la pertinence du concept don d’un point de vue philosophique et théologique.
De son côté, le frère Alain Durand op[80], souligne à juste titre, à propos du don « à sens unique », ce que nous appelions l’« aumône », qui peut mettre le bénéficiaire en situation de dépendance[81] et peut être une manifestation de paternalisme. Dans le cadre des relations entre peuples favorisés et défavorisés, le don, la remise totale ou partielle de dettes[82] peut ainsi s’accompagner d’un empêchement à accéder à nos marchés pour y vendre leurs produits. On ne cherche pas non plus à modifier les causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité ou on cherche à imposer un modèle économique, celui du capitalisme libéral, par exemple. Tout en se donnant bonne conscience, on ne combat pas l’injustice structurelle. Le frère Durand rappelle en outre ce que les Pères de l’Église disaient à propos du don simple : on ne donne rien en réalité, on restitue[83] Dès lors, pour établir une égalité fondamentale entre les partenaires et éviter une forme ou l’autre de domination, le donataire doit aussi recevoir du bénéficiaire. l’échange peut se passer de différentes manières, que ce soit sur le plan économique, culturel ou religieux, par des marchandises échangées, l’« ouverture réciproque et raisonnée des marchés ». On peut aussi donner des biens matériels et recevoir des biens culturels. Cette réciprocité s’inscrit dans une relation humaine et crée « du lien social ». Dans ce cadre, l’aide peut être mieux orientée sur les « besoins réels de l’autre » qui ne sera pas traité « comme une duplication de nous-mêmes « : « la reconnaissance de l’altérité d’autrui conditionne notre capacité à percevoir ses besoins et donc notre façon d’y répondre. » En conclusion, « lorsque je donne à autrui -ou lorsque autrui me donne - de telle sorte qu’il soit lui-même capable à son tour de donner - ou lorsqu’il me donne de telle façon que je sois moi-même capable de lui donner en retour-, les conditions sont créées pour instaurer pour instaurer l’égalité nécessaire pour que les relations de réciprocité deviennent des relations justes, des relations enracinées dans la justice. la solidarité doit toujours s’interroger sur son rapport à la justice. »[84]
A la suite de notre lecture de M. Mauss et d’A. Durand, nous devrons nous demander si l’économie du don selon Benoît XVI est bien une économie qui s’inscrit dans une éthique de la réciprocité. Nous avons déjà répondu avec Jean-Paul II et l’on peut se dire qu’il serait étonnant qu’il y ait, à ce point de vue, un changement de cap.
Notons tout d’abord que l’association des mots « don » et « gratuité » ne signifie pas que le don est le don « à sens unique » que dénonce A. Durand. La gratuité implique l’absence d’intérêt. Le don n’est pas intéressé. Il n’est pas fait pour dominer, dans l’espoir d’un profit quelconque. Le pape d’ailleurs associe au don, à la gratuité, la fraternité et la solidarité. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » mais aussi qu’« il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines »[85] c’est-à-dire le marché et l’État.[86]
La société civile, selon l’Unesco, « peut être comprise comme regroupant
l’ensemble des associations à caractère non gouvernemental et à but non
lucratif travaillant dans le domaine de l’éducation. En font partie,
entre autres, les ONG et les réseaux de campagne, les associations
d’enseignants et les communautés religieuses, les associations
communautaires et les réseaux de recherche, les associations de parents
d’élève et les organisme professionnels, les associations d’étudiants
ainsi que divers mouvements
sociaux ».[87]
Cette définition reprend en fait toute une série de corps
intermédiaires, subsidiaires par rapport à la première société civile,
la société civile fondatrice : la famille qui est le lieu par excellence
du don, de la gratuité, de l’échange, de la solidarité. Un lieu fondé
par « le don de soi réciproque de l’homme et de la femme »[88]. Toute la société, société politique et société économique, doit
être imprégnée de ces valeurs et à l’échelle du monde, un monde qui,
sous le regard du Père. forme une seule famille. C’est pourquoi Benoît
XVI peut affirmer que « la solidarité signifie avant tout se sentir tous
responsables de tous ». Raison pour laquelle ajoutera-t-il, elle ne peut
être « déléguée seulement à l’État ».[89] Nous sommes
tous responsables de tous. Cela ne signifie pas que seuls les « riches »
sont responsables des « pauvres ». Tous sont responsables de tous dans la
subsidiarité. « La subsidiarité, précise Benoît XVI, est avant tout
une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires.
Cette aide est proposée lorsque la personne et les acteurs sociaux ne
réussissent pas à faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle
implique toujours que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la
liberté et la participation en tant que responsabilisation. la
subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un
sujet toujours capable de donner quelque chose autres. En reconnaissant
que la réciprocité fonde la construction intime de l’être humain, la
subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme
d’assistance paternaliste. »[90] Texte capital qui
montre bien que l’« aide » se fait d’égal à égal en dignité, qu’il ne
s’agit pas d’assistanat mais de mise en capacité de don. Et le Saint
Père insiste : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié
au principe de solidarité et vice versa, car si la subsidiarité sans la
solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la
solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie
celui qui est dans le besoin. »[91]
Une autre question se pose : introduire le don et la gratuité dans le
monde économique ne relève-t-il pas de l’utopie ?
Pour y répondre, voyons comment Benoît XVI éclaire, avec sa vision du don et de la gratuité, les problèmes économiques classiques : le marché, l’entreprise, le rôle du politique en la matière et la mondialisation.
Le marché est certes soumis à la justice commutative et l’Église a rappelé, dès le XIXe siècle, l’importance de la justice distributive et de la justice sociale. Mais il faut aller plus loin : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique »[92] comme on le constate, hélas, aujourd’hui.[93] Pour émanciper les pauvres qui ne peuvent être condamnés à l’assistanat ou considérés comme un fardeau, l’économie de marché a besoin d’« énergies morales »[94] et doit rechercher le bien commun tout comme le pouvoir politique[95]. Le marché, l’économie, la finance ne sont pas mauvais en soi, ils le deviennent lorsque l’idéologie s’en empare ou simplement l’égoïsme[96]. C’est l’homme sans conscience morale, sans souci de ses responsabilités personnelles et sociales qui pervertit ces instruments. Amitié, socialité, solidarité, réciprocité, transparence, honnêteté, responsabilité peuvent être vécues au sein de l’activité économique. Tous ces principes d’éthique sociale ne sont pas accessoires et « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ».[97] Charité et vérité l’exigent et l’expérience en prouve la possibilité.[98] La logique marchande est de donner pour avoir et celle de l’action publique de donner par devoir. Ce n’est pas ainsi que tous les peuples se développeront mais grâce à un marché international où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres ».[99] Gratuité et communion au niveau mondial. « Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »[100]
L’entreprise a un rôle important à jouer dans la perspective d’une économie du don, à condition qu’elle change. En effet, aujourd’hui elle obéit trop souvent à la seule logique du profit. Profit des propriétaires, profit, dans beaucoup de cas, des actionnaires constitués même par des fonds anonymes qui dirigent l’entreprise par l’entremise « d’une classe cosmopolite de managers » qui délocaliseront pour plus de profit.[101] Investir, écrivait Jean-Paul II, « est toujours un choix moral et culturel ».[102] Et l’entreprise est un lieu, « plurivalent » dit Benoît XVI. Avant d’être un lieu professionnel, elle est un lieu humain où, non seulement, la personne du travailleur peut s’épanouir dans le respect de ses droits[103] mais aussi où l’on veille aux intérêts de toutes les personnes en relation avec l’entreprise, en amont et en aval.[104] Bien sûr, il existe différents types d’entreprises selon leurs « buts institutionnels » mais il est bon qu’à côté de l’entreprise privée et de l’entreprise publique, vivent « des organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux ». Ainsi pourra se produire « une sorte hybridation des comportements d’entreprise » à travers laquelle on se rendra compte que, sans nier le profit, il est possible de dépasser « la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[105] Toujours au service du bien commun national et mondial, cette ouverture des conceptions entrepreneuriales est susceptible de favoriser « l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert des compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[106]
L’autorité publique -l’État- a un rôle « plurivalent » à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine » et orienter la mondialisation économique. L’État est invité ainsi à plus de collaboration avec les autres États. De plus, le développement a besoin dans certains pays, que soient consolidés les « systèmes constitutionnels, juridiques, administratifs ». Une aide politique est donc aussi nécessaire là-bas pour affermir l’État de droit et des institutions vraiment démocratiques.[107]
La mondialisation, quant à elle, « a priori, n’est ni bonne ni mauvaise ». Elle est le signe « d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée » et témoigne de « l’unité de la famille humaine ».[108] Elle peut servir au développement à condition « de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. » Si elle est ainsi bien conçue et gérée, sur une base anthropologique et éthique juste, elle offre « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire », par le souci de communion et de partage. Au contraire, mal gérée, livrée à ses dysfonctionnements, à l’égoïsme, à l’individualisme, à l’utilitarisme, elle accentuera la pauvreté et les inégalités.[109]
Ce chapitre 3 a suscité de nombreuses réactions positives et a été l’occasion de montrer les convergences entre la pensée du pape et les expériences ou réflexions de gens divers, réflexions et expériences qui montrent le réalisme de Benoît XVI.[110]
Réfléchissant à la place de la gratuité dans le marché, Elena Lasida[111]fait cette remarque judicieuse : « Il ne s’agit pas de moraliser l’économie mais de lui rendre sa nature relationnelle ».[112] Elle part des travaux de Jacques T. Godbout déjà cité[113], qui met en évidence la « valeur de lien » dans le don : « ce qui compte dans le don n’est pas la chose donnée mais la relation qu’il crée. le don n’exige par un retour : il appelle le récepteur à devenir donateur à son tour. » Elle va plus loin et montre qu’« une certaine approche de la valeur d’usage et de la valeur d’échange », deux valeurs « clairement identifiées en économie »[114], permet de faire « place à la fraternité, au don et à la gratuité » dans l’échange marchand. A propos de la « valeur d’usage » qui « fait référence aux caractéristiques propres de chaque bien qui le rendent utile et désirable aux yeux du consommateur, Elena Lasida montre que le bien peut servir à la fois l’intérêt du producteur et celui du consommateur établissant ainsi une « fraternité ». Elle donne, en exemples, le commerce équitable ou encore les pratiques de co-production où consommateur et producteur confrontent leurs intérêt et parfois peuvent se rencontrer physiquement comme dans les AMAP françaises (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les GAS italiens ou les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP) en Belgique. Toutes associations autogérées par leurs membres et organisées en collectifs autonomes. Quant à la valeur d’échange du bien, « déterminée par le prix du marché et donc par sa capacité à être échangé pour d’autres biens », tributaire de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une relation anonyme, elle n’est pas simplement bâtie sur un échange de biens et de services mais aussi sur une recherche d’identité de la part des partenaires et de reconnaissance mutuelle comme on peut le constater dans les deux exemples donnés d’économie solidaire. Revenant à la « valeur de lien », elle fait appel à un autre auteur dont on reparlera quand nous aborderons la pensée du pape François: l’économiste hongrois Karl Polanyi[115]. Celui-ci montre que si « la fraternité et la sympathie se situent toujours au niveau inter-individuel », comme on vient de le voir dans les exemples donnés par E. Lasida, « à travers l’échange peut également se générer un lien au niveau collectif ». C’'est dans ce sens que va la notion de « réciprocité ». Pour Polanyi, on distingue en économie trois types de circulation : la redistribution effectuée par l’État grâce à l’impôt, le marché qui crée une interdépendance involontaire entre des individus équivalents comme les biens qu’ils échangent et, enfin, la réciprocité qui, « à la différence du marché, est une relation bilatérale inscrite dans un « tout social » qui conçoit les individus en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire ». Ainsi en est-il entre parents dans les sociétés primitives. On voit immédiatement la proximité de pensée entre cette théorie de la réciprocité et celle du don chez Godbout et à travers lui, Mauss : le lien créé par la réciprocité et le don révèle « une appartenance commune qui dépasse les personnes qui échangent ». Quand on parle de principe de réciprocité, on ne pense pas d’abord à l’équivalence des biens échangés mais au « tout social », c’est-à-dire à l’appartenance et à la complémentarité, comme c’est le cas dans l’économie solidaire. Enfin, marché et réciprocité ne sont pas nécessairement antagonistes, ils « peuvent s’articuler autour d’une logique commune. Le don n’apparaît pas ainsi comme une action extra-économique mais il prend forme à l’intérieur même de l’acte économique. »[116]
Toutes ces considérations et tous ces prolongements ou commentaires nous montrent, en tout cas, que la question économique qui hante nos contemporains, n’est pas une question d’abord technique ni une question isolée : « l’humain ne se divise pas » rappelle le P. X. Dijon.[117] « La question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est […], sous Benoît XVI, anthropologique »[118]. La réflexion de Benoît XVI s’appuie sur une vision de l’homme « un », donné à lui-même par Dieu et appelé au don[119]. De là découle la nécessité de ne pas dissocier les questions « éthiques ». Nous n’avons pas à choisir entre la mentalité de gauche qui prend « uniquement la défense […] des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement » et la mentalité de droite qui, elle, prend la défense « des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille. »[120] Comme le dénonce Benoît XVI : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. »[121]
Voilà pourquoi, dans l’encyclique, s’entremêlent éthique économique, éthique du corps et éthique de l’environnement.[122]
On s’est étonné que Benoît XVI revienne, dans cette encyclique, sur l’éthique sexuelle et familiale mais, on la compris, le développement est lié au respect de la vie. On peut même dire que « l’ouverture à la vie est au centre du développement ». Pourquoi ? Parce que « si la sensibilité personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent ». Par contre, l’accueil de la vie stimule la solidarité et rend le riche plus sensible à la pauvreté d’autrui.[123] De même, « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même », l’écologie incluant l’écologie humaine ou vice versa.[124] Cette réflexion occupe la plus grande partie du chapitre 4 qui prolonge ce que Jean-Paul II écrivait dans Centesimus annus.
Non seulement l’homme est donc « un » mais l’humanité aussi est « une » : « La fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes pères et mères ».[125] Tout le chapitre 5 est consacré à ce thème. L’unité de la famille humaine fonde la solidarité mais une solidarité qui s’allie à la subsidiarité. A cet endroit, la pensée de Benoît XVI précise comment cette solidarité doit s’exercer. « Le principe de subsidiarité, expression de l’indéniable liberté humaine est […] une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. […] La subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelques chose aux autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. elle peut rendre compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. »[126] Et le pape d’insister : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».[127]
Notons que le pape n’envisage pas la mondialisation[128] seulement du point de vue économique et financier. Comme le dit très justement Alain Durand, la mondialisation ne doit pas être « envisagée uniquement sous l’angle économique, mais comme un phénomène pluridimensionnel. la mondialisation traverse toute l’épaisseur de nos vies, de l’économique au religieux, en passant par le domaine de la technique, de la culture, du droit, de la communication et même celui des pratiques mafieuses. »[129] Le développement des peuples est incompatible avec « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique ». Or, « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». » Cette dernière remarque nous renvoie à la description de l’homme donnée dans Deus caritas est. Sans la référence transcendante, on pourra certes parler de croissance ou d’évolution mais pas de développement car la force morale et spirituelle du développement intégral manquera. Notons encore que le surdéveloppement s’il transporte un sous-développement moral nuira aussi au développement.[130] Le vrai développement a besoin que Dieu trouve sa place dans l’espace public[131] et donc ne peut que pâtir du laïcisme comme il pâtit également du fondamentalisme. Pour échapper à ces dangers, un « dialogue fécond » et une « collaboration efficace » doivent être maintenus car « la raison - y compris la raison politique qui n’est pas toute puissante - a toujours besoin d’être purifiée par la foi » de même que « la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique ».[132] Non seulement la mondialisation est le lieu d’une rencontre entre croyants et entre croyants et incroyants mais aussi une « occasion de rencontre culturelle et humaine ». Tous les hommes participant à la même nature humaine, il y a, dans toutes les cultures, des « convergences éthiques » qui expriment la « loi naturelle ». « L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. » Pays développés et pays en voie de développement sont donc invités à une examen critique pour déceler, respecter, défendre, promouvoir « tout ce qui est authentiquement humain ».[133]
Pour revenir au principe de subsidiarité, le pape souligne encore qu’il est tout à fait indispensable dans la manière de concevoir l’autorité mondiale nécessaire pour régler les problèmes liés à la mondialisation.[134] « Il s’agit […], écrit-il, d’un principe particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. »[135] Cet extrait doit être mis en rapport avec un autre passage qui a fait grand bruit et semblé susciter une controverse au sein même de l’Église : « il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur Jean XXIII. une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ». Il s’agit, répète Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […] ».[136]
Il n’est donc pas question ici de gouvernement mondial, comme certains l’ont cru, mais d’une « gouvernance » exercée par une autorité telle qu’elle est définie. Le texte latin, seul texte officiel, précise que le rôle de cette « institution d’un degré plus élevé », est de « tempérer la globalisation »[137]. Le verbe « moderari » ne peut inclure l’idée d’un gouvernement au sens habituel du terme ![138]
La position de Benoît XVI est conforme à ce que l’Église a déjà dit en la matière[139]
Bien d’autres questions sont abordées, un peu dans le désordre. Il faut bien reconnaître que certains chapitres n’obéissent pas à une logique très claire. Ils touchent à toute une série de questions que nous allons survoler car elles ne sont pas nécessairement développées ou elles renvoient implicitement à des positions bien connues de l’enseignement de l’Église.
Benoît XVI constate que depuis l’époque de Paul VI, plusieurs pays se sont développés économiquement mais que ce développement est « obéré par des déséquilibres et des problèmes dramatiques » et de citer la spéculation, les flux migratoires[140], l’exploitation anarchique des ressources de la terre[141] qui touchent les pays riches comme les pays pauvres. Ainsi persistent un peu partout, des « disparités criantes », la corruption, le non-respect des lois et des droits humains. S’ajoutent à ce tableau, le détournement des aides internationales, le protectionnisme économique et même intellectuel, des attitudes culturelles rétrogrades, la persistance d’influences idéologiques.[142] De plus, dans un climat de crise économique et financière[143], de nombreux problèmes sociaux sont engendrés par l’obsession du profit le profit[144], les délocalisations, l’obsession de la compétitivité, les disparités fiscales, la dérégulation du monde du travail, l’affaiblissement des systèmes de sécurité sociale et des organisations syndicales[145], la diminution des dépenses sociales, l’instabilité psychologique dans un monde du travail mobile et déréglementé, le chômage.[146] Il faut aussi déplorer l’éclectisme culturel et le nivellement culturel qui séparent la culture de la nature humaine transcendante, favorisant asservissement et manipulation.[147] Partout on constate des écarts de richesse inacceptables et parfois une augmentation telle de la pauvreté que la cohésion sociale et la démocratie sont en danger. De vieux problèmes s’aggravent et l’irresponsabilité installée dans certains pays nourrit de nouvelles formes de colonialisme.[148]
Tout ceci montre que le problème du développement reste « aigu et urgent »[149] et fondamentalement que le développement économique n’est pas tout. Le développement de l’homme doit être intégral et il concerne tous les pays.[150] Non seulement parce que l’homme n’est pas qu’un producteur et un consommateur[151] mais aussi parce que l’économie s’étant mondialisée, il faut ajouter au développement économique un renouvellement d’une politique plus participative à l’échelon national et international[152] pour faire face aux nombreux problèmes sociaux entraînés. Et, par-dessus tout, ou mieux, en tout, « l’amour dans la vérité » comme inspiration et orientation.
Dans ces conditions, comment, de manière très concrète, pourvoir au développement des peuples ? Dans un premier temps, il faut rappeler les grands principes classiques : le droit à la vie et à la liberté religieuse.
La faim reste un problème essentiel bien sûr, une question de vie ou de mort pour de nombreux peuples. La lutte contre la faim est « un impératif éthique » et une « exigence à poursuivre pour sauvegarder la paix et la stabilité de la planète ». Ce problème ne dépend pas d’abord d’une carence matérielle mais surtout d’une carence sociale et plus précisément institutionnelle : un manque d’organisation économique. Certes la faim peut avoir des causes matérielles mais elle peut être aussi la conséquence de « l’irresponsabilité politique nationale ou internationale ». Pratiquement, l’agriculture locale doit être développée grâce à des infrastructures adaptées, l’implication des communautés intéressées soutenues par des plans de financement solidaires, et la reconnaissance de l’accès à l’eau et l’alimentation comme des droits universels.[153]
Le droit à la vie et à ses conditions élémentaires, droit à la liberté religieuse sont au cœur du vrai développement. Mais à propos des droits, de tous les droits, objectifs et « indisponibles » Benoît XVI rappelle qu’ils « supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». De plus, « avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule revendication de droits ».[154] Benoît XVI demande enfin l’inscription parmi les droits humains universels, le droit à l’alimentation et à l’eau : « Il est nécessaire que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination »[155]
Le droit à la vie comme le droit à la famille et le droit de la famille conduisent naturellement le pape à rappeler la position de l’Église à propos des problèmes liés à la croissance démographique. C’est l’occasion de dénoncer les contrevérités que l’on répand en la matière et la conception « hédoniste et ludique » de la sexualité qui en réduit le sens profond.[156]
Ces brèves réflexions montrent que le « savoir » ne suffit pas au développement mais qu’il a besoin d’une « sagesse » animée par la charité pour orienter le savoir et l’action et faire dialoguer dans la cohérence les diverses disciplines nécessaires. C’est là le rôle irremplaçable de la doctrine sociale de l’Église qui doit être le socle des solutions neuves nécessaires.[157]
Pour cela, il faut promouvoir « un meilleur accès à l’éducation », c’est-à-dire à une « formation complète de la personne » et pas seulement une instruction ou une formation professionnelle. Pour cette formation complète, il convient de bien connaître la nature même de la personne.[158]
Cette éducation est très importante car les progrès fascinants de la technique pourraient nous amener à croire qu’elle suffit par elle-même pour régler les problèmes économiques et financiers. la technique deviendrait une idéologie de l’utilité et de l’efficacité, confondant le vrai et le faisable. Or ce qui est vrai, c’est que la technique n’est pas que technique, « elle manifeste l’homme et ses aspirations au développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels ». [159] Si elle peut nous explique comment ce dépassement peut s’opérer, elle ne dit rien du pourquoi ! Et donc, « la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. »[160]
Le développement sera toujours boiteux, insatisfaisant, « impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et l’autre. »[161] Plus encore, de même que « la foi sans la raison risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », « attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. »[162] On ne peut faire l’économie de la dimension spirituelle de l’homme. Il y a un « au-delà » de la technique comme l’indique l’acte même de connaître: « en chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés ».[163]
Une fois encore, c’est « l’ouverture à Dieu [qui] entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse »
En conclusion, quelle nouveauté l’encyclique Caritas in veritate apporte-t-elle par rapport aux documents précédents ?
Benoît XVI a accentué l’enracinement théologique qui nous montre que « Caritas in veritate est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale »[164]. L’approche théologique mais aussi, même si ce n’est pas explicite, anthropologique au sens même scientifique du terme nous montre que seule une économie du don correspond à la vraie nature de l’homme et peut assurer un développement intégral des hommes et des peuples à travers le monde.
Si Benoît XVI accorde tant d’importance à saint Bonaventure, ce n’est certainement pas pour dévaluer saint Thomas d’Aquin mais parce qu’il estime que la vision de saint Bonaventure est peut-être aujourd’hui plus adaptée à la situation de crise intellectuelle et spirituelle. Sans qu’il y ait de contradiction entre les deux docteurs de l’Église qui se connurent à l’Université de paris et qui furent tous deux envoyés en 1274, l’année de leur mort, au Concile œcuménique de Lyon. Benoît XVI montre ce qui sépare ces deux docteurs de l’Église sans qu’il y ait d’opposition entre eux. Pour saint Thomas, le bonheur ultime est de voir Dieu et « dans ce simple acte de voir Dieu, tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire ». Pour saint Bonaventure, le destin ultime est d’aimer Dieu, « la rencontre et l’union de son amour et du nôtre ». Si Thomas insiste sur la vérité, Bonaventure lui privilégie le bien. Mais, « il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. » A la suite de saint François, Bonaventure donne le primat à l’amour car « là où la raison ne voit plus, c’est l’amour qui voit ». Pour le « docteur séraphique », notre vie est donc « un « itinéraire », un pèlerinage - une ascension vers Dieu. mais avec nos seules forces nous ne pouvons pas monter vers les hauteurs de Dieu. Dieu lui-même doit nous aider, doit « nous tirer » vers le haut. C’est pourquoi la prière est nécessaire ».( Audience générale du 17 mars 2010, in DC, n° 2446, 16 mai 2010).
Voir aussi Libérer la société civile, in Liberté politique, n° 48, Eté 2010 avec des articles de Mgr Nicolas Brouwet, Jean-François Mattei, Jean-Yves Naudet, Pierre Coulange, Philippe Beneton, Jean-Pierre Audoyer, Jean-Marie Andres, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot.
Congrès Caritas in veritate organisé par le groupe du Parti populaire européen et le COMECE, Bruxelles, Parlement européen, 14 septembre 2010.
Colloque sur la Doctrine Sociale de l’Église : Caritas in veritate, Utopie ou Trésor à découvrir, 8 octobre 2009, Collège des Bernardins, Paris.
Colloque « Caritas in veritate : un appel à libérer la société civile », Quatrième colloque organisé par l’Association des Economistes Catholiques (AEC) et l’Association pour la Fondation de Service Politique, 20 mars 2010, Paris.
Sur le site de l’Association des économistes catholiques (France)(jynaudet.perso.fr), on trouve de nombreuses analyses : BICHOT Jacques, Solidarité en vérité, in La Croix, 24 août 2009 ; Encyclique : unis comme des frères dans la vérité, in www.libertepolitique.com, 10 juillet 2009. GARELLO Jacques, Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ? in Liberale, septembre 2009. LELART Michel, Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la micro finance dans son encyclique Caritas in veritate ?.
NAUDET Jean-Yves, Société civile et subsidiarité chez Benoît XVI ; La société civile selon Benoît XVI, in Liberté politique, juin 2010 ; Le défi lancé aux économistes, in OR, n° 29, 21 juillet 2009 ; Une leçon d’éthique économique, in Liberté politique, septembre 2009 ; Caritas in veritate : la doctrine sociale de l’Église, un unique enseignement, cohérent et toujours nouveau, in les Annales de Vendée, décembre 2009 ; Benoît XVI ou l’économie éthique, in Le Figaro, 10 juillet 2009 ; Caritas in veritate : dans la grande tradition de Rerum novarum, in France catholique n° 3174, 17 juillet 2009 ; Caritas in veritate: une encyclique durable, in www.libertepolitique.com, 8 juillet 2009 ; Liberté et responsabilité sources de développement : une analyse de la ,dernière encyclique sociale, in www.unmondelibre.org, 8 juillet 2009 ; Benoît XVI pour l’économie de marché, in Le cri du contribuable, n° 76, 25 juillet 2009 ; Analyse de l’encyclique Caritas in veritate, in Zenit.org, 7 janvier 2010 ; LECAILLON Jacques, Don et gratuité, Réflexions sur Caritas in veritate, in Liberté politique, avril 2010.
Intéressante aussi la conférence donnée par l’économiste REBOUD Louis publiée sur www.penseecatholique.catholique.fr : Economie du DON, Solidarité avec une série de renvois à des œuvres qui recoupent ou parfois précèdent la prise de position de Benoît XVI comme les publications du Mauss ou celles d’Elena Lasida. Il y ajoute PASSET René, Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001 ; SEN Amartya, L’économie est une science morale, La découverte, 2003 ; SIGLITZ Joseph, SEN Amartya et FITOUSSI Jean-Paul, Richesse des nations et bien-être des individus, Odile Jacob, 2009 ; COMEAU Geneviève, Peut-on donner sans condition ? Bayard, 2010 ; MARZANO Michela, Le contrat de défiance, Grasset, 2010. publié chez Pluriel en 2012 sous le titre Eloge de la Confiance ; COMTE-SPONVILLE A., Solidaire, pas généreux !, in Challenges n° 247, 11 mars 2011 ; DEMOUSTIER Danièle, L’économie sociale et solidaire, S’associer pour entreprendre autrement, Syros, 2001 ; LE LOARNE Séverine, La solidarité comme modèle économique, in le supplément du Dauphiné Entreprises, n° 31, 26 avril 2011 ; 20 propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de GIRAUD Gaël et RENOUARD Cécile, Flammarion, 2009, nouvelle édition en 2012.
Enfin, on peut citer le n° 54, septembre 2011, de la revue Liberté politique : La place du don et de la gratuité dans l’économie, Privat. On y trouve des articles de Francis Jubert, Mgr Alain Castet, Jean-Yves Naudet, Gérard Thoris, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot, Nicolas Masson, Thierry Boutet, Thibaut Dary.