b. Les réalisations
Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.
Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]
On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».[2]
Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]
Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]
Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère[7]
L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.
Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.
Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.
C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».
Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.
Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun
Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »[10]
Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».[11]
L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».[14]
Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».[16]
Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..
Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.
Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.
A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !
Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».[19]
Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».[20].
Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.[22]
Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?
Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».[23]
En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.
Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.[24]
En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.
En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.
En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.
Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.
Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.
Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?
« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]
En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.[30]
Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».[31]
Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:
François aussi a encouragé les Focolari le 26 septembre 2014, le 29 janvier 2020 et le 8 février 2020. Le 10 mai 2018 il s’était rendu à Loppiano, première cité-pilote du mouvement.