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Chapitre 9 : La responsabilité des chrétiens

Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ?

— Mt 5, 13

[1]

Les chrétiens, on l’a compris, ont, dans le monde, une grave responsabilité.⁠[2] Sans l’engagement des chrétiens ou l’incarnation de leurs principes, le monde n’ira pas mieux. Comme on le lit dans l’antique Lettre à Diognète⁠[3]: « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ».⁠[4] Il faudra que tôt ou tard l’on se rende compte que la laïcité dont beaucoup font de plus en plus de cas comme étant la voie royale du vivre-ensemble, « n’équivaut ni à la nature ni même à la liberté, elle les mutile. Elle ne peut répondre au désir humain le plus profond qui est celui de sa fin ultime, Dieu. »[5] Même un auteur-phare du monde libéral l’a reconnu: « Peut-être […] la civilisation occidentale souffre-t-elle en profondeur, en deçà des phénomènes socio-économiques, du déclin de ses (ou de sa) religions. »[6]

L’engagement des chrétiens pour le bien commun avec l’arsenal fourni par la DSE n’est d’ailleurs pas facultatif : « Cette dynamique de la charité et d’ouverture à la transcendance, qui est l’œuvre de l’Esprit, est au cœur de la prise de parole de l’Église. Elle ne peut pas ne pas annoncer ce qui la constitue. Elle peut être perçue dans son discours comme utopique quand ne cessent de l’emporter les égoïsmes et les violences de tous bords. Mais, en ignorant ou en minimisant cette exigence théologique, on méconnaîtrait le fondement de cette prise de parole qui est proclamation de foi, acte de fidélité en un Dieu qui nous a tout dit en son Fils. «⁠[7] Et, comme il a été dit plus haut, aucun prétexte spirituel ne peut dispenser d’agir dans et sur le monde puisque « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[8].

Encore faut-il mobiliser des « augmentateurs », des « passeurs » dit, plus élégamment, Elena Lasida. Passeurs de vie, passeurs de sens, « libérateurs » qui libèrent l’envie de vivre et les capacités, « maîtres à penser » (sans être nécessairement des intellectuels mais qui développent une pensée propre, qui ne sont pas des marionnettes), « guetteurs d’aube » au milieu de la nuit, qui nous font passer de l’indépendance à l’interdépendance.⁠[9]

Plus vite que tout autre, le chrétien devrait s’inscrire dans les rangs de ces « animateurs sociaux », créateurs de liens puisque le chrétien est censé savoir mieux que quiconque par quel lien fort, fondamental, préexistant, il est relié aux autres qui sont tous ses frères en Dieu et par Dieu. « L’avenir de l’humanité, écrit le pape François, n’est pas seulement entre les mains des politiciens, des grands dirigeants, des grandes sociétés » mais avant tout « entre les mains des hommes qui reconnaissent l’autre comme un individu, et eux-mêmes comme un élément du « nous ». »⁠[10] Fils d’un Dieu Amour, appelés à l’amour.⁠[11]

Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, l’action « politique » des chrétiens ne doit pas se concevoir prioritairement au sein d’un parti « chrétien » qui appliquerait tous les principes de l’enseignement social de l’Église. C’est une belle utopie qui présida en Belgique en 2002 à la création du parti CDF (Chrétiens démocrates francophones, puis en 2007 Chrétiens démocrates fédéraux) qui fut dissous en 2013. Preuve qu’il n’exprimait les convictions que d’un nombre presque insignifiant de citoyens. Non seulement, avons-nous dit, un parti politique n’est pas indispensable mais, qui plus est, un parti chrétien n’est sans doute pas souhaitable dans la mesure où il risque de compromettre l’Église, qui doit être tout à tous, dans des options particulières alors qu’au niveau des programmes plusieurs solutions sont toujours possibles, étant saufs les principes fondamentaux incontournables.⁠[12] Les rôles étant bien distincts, le risque de cléricalisme s’estompe.⁠[13] L’Église a le droit et le devoir de parler lorsque le bien commun doit être défendu ou promu. Mais c’est aux laïcs que revient la tâche de s’engager concrètement d’autant plus que les chrétiens sont disséminés dans les différents secteurs de la société et aujourd’hui éparpillés dans divers partis. Que là où ils sont, ils fassent leur devoir : créer des liens, orienter, agir avec toujours en point de mire le bien commun. Recréer un tissu social qui inspirera des structures adaptées. Si jadis, il suffisait, théoriquement, que le prince fût chrétien, il n’en va plus de même aujourd’hui car la démocratie implique, en principe, l’ensemble du peuple. Comment espérer une politique , au sens large, chrétienne si le peuple ne l’est pas ? Ses représentants sont à son image…​

Et c’est bien à tous les fidèles⁠[14] que le Magistère de l’Église s’adresse avec insistance dès Rerum novarum : « Il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes […] dans une situation d’infortune et de misère imméritées. […] Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. »[15] De même, dans Quadragesimo anno : « Et assurément, c’est maintenant surtout qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[16] Jean XXIII fut encore plus précis dans Mater et magistra : « Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. Tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements  d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. »[17] Jean-Paul II n’est pas en reste : « Je voudrais qu’on la [la DSE] fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement su socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du tiers-monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement qui s’aggrave chaque jour. »[18] Appel sans cesse répété avec insistance et toujours avec un sentiment d’urgence. Benoît XVI revenant sur l’appel lancé par Paul VI dans Populorum progressio, demandera qu’« on agisse avec courage et sans retardCette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos » ( 2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. »[19].


1. L’évangéliste continue : « Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens. Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d’un mont. _ Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison._ Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre père qui est dans les cieux. »
2. COATANEA D., en citant RICOEUR P. (Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, pp. 334-335) écrit : « Cette exigence de « convictions bien pesées » s’impose en premier chef à la communauté des disciples du Christ ». Par tradition, ils jouissent d’une « approche théologale du bien commun, tant du côté du respect de chaque individu que du côté de la pluralité des visions du bien. La thèse soutenue par les chrétiens, qui est aussi une tension au sein de leur tradition de foi, consiste à penser un bien humain selon la Révélation d’un Dieu qui s’est fait homme en Jésus-Christ, et dont il est possible de rendre compte en articulant foi et raison. » (Op. cit., p. 363).
3. Il s’agit d’une lettre écrite à la fin du IIe siècle ou au IIIe siècle par un auteur chrétien anonyme. qui tente de montrer la nouveauté du christianisme par rapport au paganisme et au judaïsme. Certains ont pensé que la lettre avait été par saint Justin (IIe s.)mais cette hypothèse est aujourd’hui abandonnée. Quant à Diognète, on l’a parfois identifié au philosophe stoïcien qui fut un des précepteurs de l’empereur Marc-Aurèle (121-180), parfois à l’empereur Adrien (76-138) lui-même mais ces hypothèses ont fait long feu. En fait, on ne saura jamais sans doute le nom de l’auteur et l’identité du destinataire.
5. HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 203.
6. ARON Raymond, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Julliard, 1983, p. 679 cité in HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 15. Raymond Aron (1905-1983), vu l’étendue de son œuvre, de son enseignement et de ses engagements politiques, est identifié comme philosophe, sociologue, politologue, historien.
7. COATANEA Dominique, Bien commun, op. cit..
8. EG, 177.
9. LASIDA E., Le goût de l’autre, op. cit., pp. 73-79.
10. Message vidéo à TED 2017, 25 avril 2017.
11. « L’amour n’est pas aimé » aurait dit saint François d’Assise (Cf. FRANCOIS, Méditation à Assise, le 20 sept 2016). En tout cas, Jacques Maritain avait relevé ces réflexions inquiétantes glanée dans la littérature marxiste et fasciste : « Cette victoire sera précédée…​ d’une haine de classe universelle à l’égard du capital. Voilà pourquoi l’amour chrétien, s’adressant à tous, même à l’ennemi, est le pire adversaire du communisme. » (Boukharine, Pravda, 30 mars 1934) ; « Il est une vertu qui doit être votre stimulant, qui doit être la flamme de votre jeunesse, et cette vertu a nom la haine. » (Prf. Emilio Bodrero, aux étudiants de Padoue) ; « Oui, Messieurs, haïr ses ennemis et aimer ses amis. Ne pas haïr, ou pire encore, aimer ses ennemis est une forme de lâcheté qu’aucun principe qui tend à une conquête durable et sérieuse ne peut accepter. » (Scorza, chef des Faisceaux Juvéniles Gioventù Fascista, avril 1931 (en réponse à un article de l’Osservatore Romano où il était dit que « la haine, vertu fasciste, n’est pas une vertu chrétienne »). (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 280 note 1).
12. NYSSENS Clotilde l’a bien compris (op. cit., p. 26) : « La foi chrétienne ne donne cependant pas de réponse immédiate, concrète, globale et définitive aux problèmes posés. Elle offre seulement des lignes de force et les fonde. leur application aux problématiques concrètes implique compétence et savoirs, discussions et réflexions. En outre, le résultat de la traduction des valeurs chrétiennes dans le concret peut être pluriel. Il existe des sensibilités différentes au sein même du monde chrétien. Plutôt que de vouloir être doctrinaire ou néotriomphaliste, il convient d’habiter les lieux sociaux et politiques pour contribuer à des choix de société humanisants. Le chrétien est présent en politique avec un héritage culturel, une conviction pour l’avenir et la « mémoire subversive » de l’Évangile. »
   En 1936, Jacques Maritain écrivait : « Supposons donc qu’il se forme - et c’est cela qui nous paraît éminemment désirable - non pas un parti politique à étiquette religieuse comme était le Centrum allemand, mais un ou plusieurs groupements politiques à dénomination et à spécification politique et véritablement politique (ce qui implique une certaine vue concrètement déterminée du bien commun temporel comme tel) et d’esprit authentiquement chrétien ; - je dis plusieurs groupements, car sur ce plan-là des hommes unis par la même foi religieuse peuvent très bien différer, et s’opposer les uns aux autres. » (Humanisme intégral, op. cit., p.264). « Les principes ne varient pas, ni les suprêmes règles pratiques de la vie humaine : mais ils s’appliquent selon des manières essentiellement diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une similitude de proportions. Et cela suppose qu’on n’a pas seulement une notion empirique et comme aveugle, mais une notion vraiment rationnelle et philosophique des diverses phases de l’histoire. Car une simple constatation empirique de circonstances de fait ne pourrait donner lieu qu’à un certain opportunisme dans l’application des principes, ce qui nous met à l’extrême opposé de la sagesse. Ce n’est pas ainsi qu’un climat historique ou un ciel historique se détermine. C’est à condition de porter des jugements rationnels de valeur, et de discerner la forme et la signification des constellations intelligibles qui dominent les diverses phases de l’histoire humaine. » (Id., p. 145).
13. Dans une forme lapidaire et claire, Jacques Maritain disait : « …​le clergé n’a pas à tenir les leviers de commande de l’action purement temporelle et politique. » (Humanisme intégral, op. cit., p. 273).
   A propos des clercs et de leur indépendance vis-à-vis de l’État, au point de vue de leur liberté d’expression : Le concile Vatican II a déclaré que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. » (GS 76, 5) Il est important que les clercs soient indépendants de l’État pour conserver leur liberté d’expression. En Belgique les clercs ont, apparemment, une situation confortable : « La prise en charge des traitements et pensions des ministres du culte imposée par la Constitution [a ouvert] la voie à d’autres interventions financières en faveur des cultes au point que l’on a fini par parler d’un « financement public des cultes ». Les communes apportent leur secours aux fabriques d’église et aux consistoires, offrent une indemnité de logement aux ministres des cultes ; les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains ; à cela s’ajoutent une exonération du précompte immobilier pour les édifices de culte, des interventions dans certaines assurances sociales au profit des membres du clergé régulier, des aides publiques à l’investissement et à la rénovation, la prise en charge de certains aumôniers et conseillers religieux (Cf. SÄGESSER Caroline, COORBYTER Vincent de, Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, 51, p. 6). Mais, en échange, pourrait-on dire, l’article 268 du Code pénal prévoit que: « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».
   En France (HUMBRECHT, op. cit., 157) : « Aujourd’hui, la diplomatie vaticane est partout respectée parce qu’elle ne sert plus aucune hégémonie politique ni économique. De façon plus quotidienne, le fait que les prêtres français dépendent des oboles des fidèles et ne soient plus des appointés de l’État (comme dans les régimes concordataires de type germanique), évite de faire d’eux des notables. Pour l’annonce évangélique, c’est un avantage. […​] Les catholiques savent-ils toujours profiter de cette liberté ? Parfois ils restent aussi légitimistes avec l’État que s’il eût continué à rester chrétien. […​] Pourtant le droit de protester est intact. L’ordre établi n’est digne de respect que s’il est juste. Pas s’il est seulement établi ni ordre. » Et en note, l’auteur renvoie au CEC n° 1903: « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites. S’il arrive aux dirigeant d’édicter des lois injustes ou de prendre des mesures contraires à l’ordre moral, ces dispositions ne sauraient obliger les consciences. « En pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ». (Jean XXIII, Pacem in terris, 51) ».
14. Nul ne peut échapper à l’invitation, comme nous l’avons vu. Nul ne peut se dire trop petit ou trop insignifiant. En effet, « tous les échelons de la vie sociale sont dignes d’intérêt, ils appellent des talents et un désir du bien commun. » (HUMBRECHT, op. cit., p. 51)
15. Marmy 495.
16. Marmy 613.
17. MM 224.
18. CA 56.
19. CV 20.

⁢i. Comment les appels pontificaux ont-ils été reçu ?

Distraitement apparemment.

Pie XI écrit dans Quadragesimo anno à propos de Rerum novarum: « Avec le temps […], des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’Encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives. » de même Jean-Paul II dans Centesimus annus déclare à propos de Rerum novarum : « Il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. » Pie XII, le 7 mai1949), revient sur la proposition faite par de Pie XI dans Quadragesimo anno, d’une organisation professionnelle « propre à triompher du libéralisme économique » et à établir une vraie économie sociale. Il constate que « cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. » Gaudium et Spes, Octogesima adveniens, Populorum progressio, Laborem exercens, Centesimus annus, … Laudato si, autant de textes contestés ou suspectés : les papes sont, pour certains, de gauche, pour d’autres, de droite, contestables.

Tous les baptisés, à l’œuvre !⁠[1]

L’Église, nous l’avons vu, a progressivement perçu l’importance des laïcs : ce sont les laïcs, en priorité, qui doivent se mobiliser non seulement ad intra mais surtout et prioritairement ad extra.⁠[2] Ils sont les « apôtres premiers et immédiats » disait Pie XI ( QA). « Les fidèles, et plus précisément les laïcs, se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. »[3]. A eux revient le « renouvellement chrétien de l’ordre temporel ».⁠[4] François insiste encore : Lumen gentium et Gaudium et spes « situent les laïcs dans une vision d’ensemble du peuple de Dieu, auquel ils appartiennent  autant que les religieux, et au sein duquel ils participent, à leur manière, à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ lui-même. » Les laïcs ne sont donc pas « des membres de second ordre au service de la hiérarchie » de l’Église, ni de « simples exécuteurs d’ordres venus d’en haut ». Au contraire, « en vertu de leur baptême et de leur présence dans le monde, ils sont appelés à animer de l’esprit de l’Évangile tout type d’environnement, chaque activité et chaque relation humaine. […] Personne mieux qu’eux ne peut accomplir la tâche essentielle d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. »[5]


1. Même s’il ne percevait pas encore nettement la distinction des rôles, Pie X n’en proclamait pas moins que « Ce ne sont donc pas seulement les hommes revêtus du sacerdoce, mais tous les fidèles sans exception qui doivent se dévouer aux intérêts de Dieu et des âmes » (PIE X, E supremi, 4 octobre 1903).
2. Voir aussi : Sous la direction de GALINIER-PALLEROLA Jean-François, DELARBRE Christian et GAIGNARD Hervé, Vatican II, 50 ans après, Interprétation, réception, mise en œuvre et développements doctrinaux 1962-2012, Artège, 2012, pp. 95-114.
3. PIE XII, 20 février1946.
4. AA, 1, 2,5,7.
5. 12 novembre 2015. Jacques Maritain écrivait: « Si je me tourne vers les hommes pour leur parler et agir au milieu d’eux, disons donc que sur le premier plan d’activité, sur le plan du spirituel, je parais devant eux en tant que chrétien, et pour autant j’engage l’Église du Christ ; et que sur le second plan d’activité, sur le plan du temporel, je n’agis pas en tant que chrétien, mais je dois agir en chrétien, n’engageant que moi, non l’Église, mais m’engageant moi-même tout entier et non pas amputé ou désanimé, - m’engageant moi-même qui suis chrétien, qui suis dans le monde et travaille dans le monde sans être du monde, qui de par ma foi, mon baptême et ma confirmation, et si petit que je sois, ai vocation d’infuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne. » (Humanisme intégral, op. cit., p. 299). Mais, en tant que chrétien et engageant l’Église, je défends les principes contenus dans la DSE et qui concernent le temporel en liaison avec le spirituel ; de même pour les questions « mixtes » qui touchent au mariage, à l’éducation, etc.. (Id., pp. 301-302).

⁢ii. qu’ils se forment et s’engagent !

Relisons Benoît XVI, 20 ans après Christifideles laïci : « Le monde dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! Je demande donc au Conseil pontifical pour les laïcs de suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses, où sont en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. De manière particulière, je réaffirme la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accompagnement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[1] « Les fidèles laïcs ont le devoir de travailler à un ordre social juste et leur formation à la doctrine sociale de l’Église est urgente. »[2]

Il serait contraire à l’essence même du message chrétien et, en particulier, de l’enseignement social de l’Église, d’attendre toujours d’« en-haut » le salut, d’espérer contre tout espoir que l’État, l’autorité, les structures, se convertissent et convertissent. La politique au sens large se vit d’abord au niveau des personnes, de la base, diraient certains. Le concile l’a nettement déclaré, au nom du principe de subsidiarité : Quant aux citoyens, individuellement ou en groupe, qu’ils évitent de conférer aux pouvoirs publics une trop grande puissance ; qu’ils ne s’adressent pas à eux d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, au risque d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux. » Et donc « Les gouvernants se garderont de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institutions intermédiaires, ou d’empêcher leurs activités légitimes et efficaces ; qu’ils aiment plutôt les favoriser, dans l’ordre. »[3]

L’action politique doit donc commencer par le « bas ». Elle dépend des citoyens, de tous les citoyens et, pour la justice et bien commun qui sont les intérêts de tous, par les citoyens chrétiens.

« Ainsi, expliquait Paul VI, dans la diversité des situations, des fonctions, des organisations, chacun doit situer sa responsabilité et discerner, en conscience, les actions auxquelles il est appelé à participer. Mêlé à des courants divers où, à côté d’aspirations légitimes, se glissent des orientations plus ambigües, le chrétien doit opérer un tri vigilant et éviter de s’engager dans des collaborations inconditionnelles et contraires aux principes d’un véritable humanisme, même au nom de solidarités effectivement ressenties. S’il veut, en effet, jouer un rôle spécifique, comme chrétien en accord avec sa foi - rôle que les incroyants eux-mêmes attendent de lui-, il doit veiller, au sein de soin engagement actif, à élucider ses motivations, à dépasser les objectifs poursuivis dans une vue plus compréhensive qui évitera le danger des particularismes égoïstes et des totalitarismes oppresseurs. »[4]


1. 18 novembre 2008.
2. 5 novembre 2010. Paul VI reprenant AA 7,13 et 24, avait bien insisté : « les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rô1e de la hiérarchie est d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie. » (PP)
3. GS 75 2. Une perspective confirmée par Jean-Paul II : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun. » (CA 48) François ne dit pas autre chose : « L’État ne peut se concevoir come le titulaire unique et exclusif du bien commun, sans permettre aux corps intermédiaires de la société civile d’exprimer, en liberté, tout leur potentiel. ce serait une violation du principe de subsidiarité qui, associé à celui de solidarité, constitue un pilier porteur de la doctrine sociale de l’Église. Ici, le défi est de savoir comment raccorder les droits individuels au bien commun. » (FRANCOIS, Discours à l’Académie pontificale des sciences sociales, 20 octobre 2017).
4. OAA 49.

⁢iii. qu’est-ce qui retient les laïcs ?

Laïcs qui ont été baptisés et sont devenus prophètes, prêtres et rois, qui doivent donc annoncer Dieu, relier le monde à Dieu et porter le souci de la communauté ! Que sont-ils devenus ?

Il y a ceux qui ont été séduits par le libéralisme⁠[1] ou une forme ou l’autre de socialisme⁠[2], d’écologisme⁠[3], portés par la mode ou dévoyés par intérêt.

Il y a ceux qui se laissent ballotter au gré des matraquages médiatiques, vulnérables à la pression sociale : chrétiens sans colonne vertébrale, paresseux, timorés, indifférents aux malheurs du monde même s’ils larmoient devant leurs écrans de télévision.

Il y a les chrétiens qui croient que l’aumône est le fin du fin de l’action sociale.⁠[4]

Il y a les chrétiens surnaturalistes qui estiment que leur devoir premier et dernier est sauver leur âme, réfugiés dans les sacristies, les retraites, les récollections et les groupes de prière. ⁠[5] A côté d’eux, il y a les grands activistes qui estiment que leur engagement est tout à fait étranger au domaine de la foi qui doit rester enfouie dans le cœur⁠[6] ou que l’action temporelle est le tout du message chrétien.⁠[7]

Il y a les nostalgiques du temps où tout le monde aurait été chrétien, où l’ordre aurait régné,⁠[8] désormais démobilisés et qui sont comme « l’Empire à la fin de la décadence qui regarde passer les grands barbares blancs »[9], amers, rancuniers, fatalistes, qui attendent la fin du monde ou le feu du Ciel.⁠[10]

Il y a aussi les petits activistes, les abonnés au courrier des lecteurs, les amateurs de pétitions, de manifestations.⁠[11]

Il y a ceux qui trouvent que leur curé est trop ceci, que le pape n’est pas assez cela, que l’évêque devrait…​ et attendent Jeanne d’Arc ou saint Benoît…​

Il y a une foule de spectateurs, pensionnés, ignorants, sans responsabilités, victimes ou non de préjugés, du terrorisme intellectuel, de la peur de se singulariser.

Or, la foi, comme l’écrivait l’ancien archevêque de Strasbourg Joseph Doré, la foi est certes personnelle, communautaire, ecclésiale, caritative mais aussi sociale, missionnaire et même ministérielle.⁠[12]


1. « …​les pays occidentaux […​] courent le risque devoir dans cet effondrement [du socialisme réel] la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. » (CA, n° 56).
2. « Dans un passé récent, le désir sincère d’être du côté des opprimés et de ne pas se couper du cours de l’histoire a amené bien des croyants à rechercher de diverses manières un impossible compromis entre le marxisme et le christianisme. » (CA, n° 26).
3. « Il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau. Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate. Quand la personne humaine est considérée seulement comme un être parmi d’autres, qui procéderait des jeux du hasard ou d’un déterminisme physique, « la conscience de sa responsabilité risque de s’atténuer dans les esprits « (BENOÎT XVI, Message pour la journée mondiale de la paix, 2010, n° 2). Un anthropocentrisme dévié ne doit pas nécessairement faire place à un « biocentrisme », parce que cela impliquerait d’introduire un nouveau déséquilibre qui, non seulement ne résoudrait pas les problèmes mais en ajouterait d’autres. » (LS, n° 118).
4. Michel Schooyans rappelle que L’Église « n’a pas cessé, au cours de son histoire, de manifester son souci des plus pauvres, des malades, des marginaux, des ignorants, etc.. Cependant, dans le contexte du XIXe siècle, il faut reconnaître que les chrétiens n’ont généralement pas fait preuve de beaucoup de clairvoyance en matière sociale. » (SCHOOOYANS, Pour relever les défis du monde moderne, L’enseignement social de l’Église, op. cit., p. 43). BENOÎT XVI (Deus caritas est, 26-27) précise et confirme : « Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. […​] Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. […​] La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.
   Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. » La pratique de la justice et la recherche du bien commun sont primordiales. Benoît XVI est très clair: « Il ne s’agit pas seulement de corriger des dysfonctionnements par l’assistance ». (CV, n° 35).
5. qu’ils relisent Mi 6, 6-8. Demanderont-ils comme le fidèle « Avec quoi me présenterai-je devant Yahvé, me prosternerai-je devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je avec des holocaustes, avec des veaux d’un an. prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations d’huile par torrents ? Faudra-t-il que j’offre mon aîné pour prix de mon crime, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? » Ils risquent d’entendre cette réponse : « On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté, de marcher humblement avec ton Dieu. ». Is 1, 11-16: « Que m’importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé, Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux ; au sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je ne prends pas plaisir. Quand vous venez vous présenter devant moi, qui vous a demandé de fouler mon parvis ? N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! ». Ps 82 (81) 2-4: « Jusques à quand jugerez-vous faussement, soutiendrez-vous les prestiges des impies ? Jugez pour le faible et l’orphelin, au malheureux, à l’indigent rendez justice ; libérez le faible et le pauvre, de la main des impies, délivrez-les. » La leçon est claire, si le culte est certes important, il convient d’abord d’exercer la justice.
6. Déjà au temps de Léon XIII, « deux tendances prédominaient : l’une tournée vers le monde et vers cette vie, à laquelle la foi devait rester étrangère ; l’autre, vers un salut purement situé dans l’au-delà, et qui n’apportait ni lumière ni orientations pour la vie sur terre. » (CA, n°5).
7. Paul VI a bien identifié cette réduction: « …​beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet simplement temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour annoncer, comme de la part de Dieu, la libération. » (EN, n° 32). De son côté, Jean-Paul II nous a mis en garde contre la prétention que nous aurions de nous fier à nos seules forces : « Il y a une tentation qui depuis toujours tend un piège à tout chemin spirituel et à l’action pastorale elle-même : celle de penser que les résultats dépendent de notre capacité de faire et de programmer. » (Novo Millennio Ineunte, n° 38).
8. Rêveurs, comme Lacordaire (1802-1861) de « Cette incomparable république qui avait le Christ pour chef, l’Évangile pour charte, la fraternité des hommes et des nations pour ciment, l’Europe pour frontière et l’éternité pour avenir ». A-t-elle jamais existé ?
9. VERLAINE Paul, Langueur, in Jadis et naguère, 1884.
10. Ils pourraient dire comme BLOY Léon (1846-1917) : « J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit ». (Au seuil de l’apocalypse, Mercure de France, 1916, p. 351).
11. Faisant allusion aux diverses actions initiées, en France, par la « Manif pour tous » à partir de 2013, en opposition au mariage entre personnes du même sexe, à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, à la procréation médicalement assistée ou encore à la gestation pour autrui, le P. Humbrecht fait remarquer que « Les manifestations dites pour tous paraissent avoir été le fruit d’une longue impréparation culturelle. » (Op. cit., p. 40). Il ne condamne, certes pas l’objectif, mais la procédure. L’important, l’indispensable fondement est l’action culturelle.
12. DORE J., La « dimension sociale » de notre foi, in DC, 21 mars 1999, n° 2200, pp. 280-282.

⁢iv. Le vrai sens de l’action

Comme l’écrivait Jean-Paul II, « aucun alibi spirituel » ne peut justifier l’inaction. Tout l’enseignement de l’Église est social. Benoît XVI a parlé des « conséquences sociales de la foi dans le Dieu Trinité ».⁠[1] « Qui reçoit l’eucharistie ne peut rester indifférent à qui a faim. […] L’Église non seulement prie « donne-nous aujourd’hui… » mais à l’exemple de son Seigneur, s’engage par tous les moyens à multiplier les 5 pains et les 2 poissons à travers d’innombrables initiatives de promotion humaine et de partage afin que chacun reçoive ce dont il a besoin pour vivre. »[2] Et François a confirmé : « Le kérygme possède un contenu inévitablement social… »[3].


1. Homélie, 18 mai 2008.
2. Angélus, 25 mai 2008.
3. EG 177.

⁢a. Une action « politique »

Que l’on parle de nouvelle évangélisation ou d’écologie intégrale, la conversion des personnes est nécessaire et, grâce à elle, une transformation de la conscience collective, des modes de comportements, des cultures et des structures est possible. La nouvelle évangélisation comme l’écologie intégrale restent inachevées sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes de la société. La foi peut et doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. De proche en proche et jusqu’au plus lointain.

Dans ce mouvement, il y a un aspect négatif : la critique et la dénonciation de tout ce qui pèche contre l’homme. Mais il y a aussi un aspect positif qui est la diffusion, pas à pas, de l’enseignement social chrétien. Si cette doctrine a, comme disait Jean-Paul II, par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation, il faut un enseignement socio-théologique et un discernement politique allié à une analyse sociale.

Les chrétiens sont partout et leur rôle, leur mission, leur vocation⁠[1] est d’abord d’animer chrétiennement leurs lieux de vie, famille, école, milieu social, professionnel, culturel, syndical, etc., en allant à la rencontre de l’autre, mus par le désir de susciter quelque bien commun. Résumant le vieux livre d’Etienne Gilson, Pour un ordre catholique[2], le P. Humbrecht relève ces quelques vérités : « si les catholiques exigent dans un pays qui ne veut plus être chrétien d’obtenir l’égalité, il leur faut s’obliger à la supériorité. S’ils veulent faire entendre leur voix, il leur revient de parler. S’ils désirent que certaines choses se fassent, ils doivent les faire. Sans attendre de motion de qui que ce soit, sans déléguer leur capacité d’action, mais en décidant d’imprimer un élan. […] Pour ce qui est de la sainteté, de la conversion, toutes les paroles de nos pasteurs sont prononcées pour nous mouvoir. pour nous lancer, laïcs, dans la vie sociale et politique, de même. la doctrine sociale de l’Église est là pour nous conduire. il suffit d’en prendre connaissance. En revanche, pour les mots d’ordre, des actions particulières, des engagements politiques, faut-il le répéter, c’est la vocation des laïcs d’y pourvoir, pas celle des clercs. […] Les laïcs sont dans le monde, ils sont le monde même. C’est à eux de le diriger selon ses lois propres. Les pasteurs ont une mission spirituelle. certes ce sont les pasteurs qui instruisent les laïcs, ce qui est à la fois naturel et ahurissant. Nous sommes encore dans la suppléance, entre deux époques. Un laïc se doit d’être instruit de sa foi et de sa mission. Il n’a pas à se déposséder du devoir (et du plaisir) d’y pourvoir par lui-même. »[3]

Tout cela est bien conforme à ce que Jean-Paul II enseignait : Il convient de redécouvrir le sens de la participation, en engageant davantage les citoyens dans la recherche de voies opportunes pour aller dans le sens d’une réalisation toujours plus satisfaisante du bien commun.

Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable pour toute confrontation constructive, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? »[4]

Déjà en 1988, le Saint-Père rappelait que « l’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent en effet se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer les activités de la vie quotidienne come une occasion d’union à Dieu e(t d’accomplissement de sa volonté, comme aussi de service envers les autres hommes. »[5]


1. Prier pour les vocations est, la plupart, du temps entendu comme un appel à recevoir des prêtres et c’est indispensable mais il n’y a de prêtres que s’il y a des chrétiens conscients de leurs missions.
2. Cet ouvrage de 1934 a été réédité chez Parole et silence en 2013 par les soins du P. Th.-D. Humbrecht.
3. HUMBRECHT, op. cit., pp. 114-116.
4. JEAN-PAUL II, Homélie à l’occasion du jubilé des responsables de gouvernements, des parlementaires et des homes politiques, 5 novembre 2000.
5. CL, n° 17.

⁢b. Une action nécessaire

Elle est nécessaire doctrinalement et politiquement.

L’homme est un être social, un être de relations et même s’il est « transcendant à l’histoire »[1], il subit l’influence de la société. Il a besoin de conditions particulières pour croître à l’image de Dieu. Le concile l’avait reconnu : « La civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2] Et, cinquante ans plus tard l’on peut dire que le mal s’est aggravé sous l’emprise de l’individualisme, du relativisme et de l’athéisme croissant. d’autre part, il ne faut jamais oublier que la loi a un « office moral », un « office de pédagogue de la liberté. »[3] Et pour beaucoup, ce qui est légal est moral ou le devient.

A l’image du Christ, le chrétien, comme l’Église est au service de l’homme intégral. Il ne peut être indifférent ni à la société, ni à ses problèmes puisqu’il doit aimer ses frères comme lui-même ! Son rôle est d’« élargir le chemin », de le débroussailler. la tension vers les fins dernières, l’attente de la parousie du Christ, la vie spirituelle la plus intense ne peuvent constituer un prétexte pour se désintéresser des soucis du monde. C’est pourquoi, comme l’écrivait Jean-Paul II, « la « nouvelle évangélisation » dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église. »[4]


1. SIMON Pierre-Henri, L’homme en procès, Payot, 1950, p. 6.
2. GS 19,2.
3. MARITAIN J., op. cit., p. 188.
4. CA 5.

⁢c. Une action relative

« L’ordre politique ne prépare pas à la foi. »[1] Nous sommes bien d’accord mais il peut lever les obstacles sur le chemin et même et même en faciliter l’accès dans la mesure où il s’établit dans le respect de la personne intégrale. Etienne Gilson employait une image qui me semble bien exprimer la nuance : « La cité des hommes ne peut s’élever, à l’ombre de la croix, que comme le faubourg de la Cité de Dieu. »⁠[2]

Si l’action est nécessaire et urgente, elle est, bien sûr, relative dans la mesure où, si l’Église est dans le monde, le Royaume, dans sa plénitude, n’est pas de ce monde. Il ne s’agit pas, dans l’action, de perdre le fil de la vie chrétienne, son pourquoi, son pour quoi ou, mieux, son pour qui ! L’organisation du monde n’est pas le tout de la vie chrétienne. On ne peut s’abandonner totalement qu’à Dieu. C’est apparemment une faiblesse face à ceux qui se consacrent totalement au monde et qui semblent vainqueurs. Mais cette apparente faiblesse est la condition d’une force qui ne vient pas de nous. Rappelons-nous cet épisode de l’évangile⁠[3] où avec cinq pains et deus poissons, Jésus parvint à nourrir une foule. Encore fallait-il apporter ces cinq pains et ces deux poissons. Ce sont nos efforts dérisoires mais encore faut-il y consentir !


1. HUMBRECHT, op. cit., p. 195.
2. GILSON Etienne, Les Métamorphoses de la cité de Dieu, Vrin, 1952, p. 281.
3. Mt 14, 17.

⁢d. Une action multiforme

Partout et par tous, selon leur état et leur fonction, en évitant la cléricalisation du laïcat qui confond les rôles ou, inversement, la laïcisation du laïcat qui sépare la foi et la vie et accepte que la foi soit reléguée dans la sphère privée.

Chacun doit agir selon son état.⁠[1] Nous avons d’emblée beaucoup insisté sur le rôle politique irremplaçable des laïcs. Le clergé, qui n’a pas, à de rares exceptions près, à s’engager sur le terrain temporel, a tout de même un rôle « politique » parce que, il peut par les sacrements et en particulier par l’eucharistie, comme nous le verrons plus loin, forger une communauté. Il a aussi le devoir d’enseigner. Enfin, la prière a une influence sur le monde. On l’a dit et répété souvent : sans les contemplatifs, le monde irait certainement plus mal. mais « il n’appartient pas à un clerc de descendre dans l’arène. Moins les curés font de la politique, mieux celle-ci se porte. L’histoire l’a montré à chaque époque. »[2]


1. Paul VI écrivait dans PP (n° 81) : « …​les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rôle de la hiérarchie est bien d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives, et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie. »
2. HUMBRECHT, op. cit., p. 10.

⁢e. Une action personnelle et collective

Même seul, on peut agir par le témoignage, l’exemple, le dialogue et la prière à condition de se convertir pour convertir et garder le but en vue. Fidèle à Dieu et à l’Église, loyal envers les autorités civiles, il est toujours possible d’agir, ne fût-ce que par la parole⁠[1], avec patience, courage, humilité et optimisme, soucieux de toujours marier l’amour et le recherche de plus de justice. Au départ, une personne peut beaucoup comme nous l’avons vu dans l’entreprise : « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[2] : « Une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[3] Il ne faut donc pas attendre que d’autres s’engagent pour entreprendre. Très justement, le P. Th.-D. Humbrecht écrit : « Je maintiens que la politique est l’art du possible, et le possible commence par s’examiner soi-même. Je dis aussi qu’il ne faut pas déléguer ce que l’on pourrait faire soi-même. Déléguer, c’est croire qu’un autre fera ce qui me revient, par la naïveté d’un certain optimisme, surtout par l’illusion que des personnes sont quelque part en attente d’action. »[4]

Comme à chacun est reconnu le droit d’association, il ne faut certes pas négliger l’action concertée qui peut décupler l’influence et, en tout cas, permettre à chacun de trouver aide et réconfort au long de son chemin. L’idéal est une action solidaire, diverse, certes mais nourrie des mêmes principes et vécue dans la fraternité.⁠[5] Même si l’action n’est pas concertée, entre associations, il est bon de garder le sens de l’unité dans la diversité.⁠[6]

Des actions communes, positives, peuvent s’envisager avec des non-catholiques ou des non chrétiens. N’avons-nous pas en commun le même outil : la raison ? N’avons-nous pas en commun une valeur, un bien: l’homme ?


1. « Rayonne-t-on quand on ne dit rien ? » demande HUMBRECHT, op. cit., p. 57.
2. LAIGNEAUX Hélène, op. cit., p.7.
3. UNIAPAC, La valeur des valeurs, 2008, p. 16, cité in LAIGNEAUX Hélène, id..
4. HUMBRECHT, op. cit., p. 111.
5. P. CARRIER H. (op. cit., p. 119) : « La tâche déborde les seules forces et capacités de chaque évêque, prêtre, religieux, religieuse ou laïc travaillant dans l’isolement ».
6. Dans OAA, 50-51, PAUL VI explique : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS 93).
   Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités, de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu (1 Th 5, 23). Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières.
   C’est là aussi que les organisations chrétiennes, sous leurs formes diverses, ont également une responsabilité d’action collective. Sans se substituer aux institutions de la société civile, elles ont à exprimer, à leur manière et en dépassant leur particularité, les exigences concrètes de la foi chrétienne pour une transformation juste et par conséquent nécessaire de la société (LG 31).
   Aujourd’hui plus que jamais, la Parole de Dieu, ne pourra être annoncée et entendue que sui elle s’accompagne du témoignage de la puissance de l’Esprit Saint, opérant dans l’action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où se jouent leur existence et leur avenir. »

⁢f. Une action culturelle

Nous en avons déjà parlé avec le P. Carrier qui s’était demandé comment inculturer l’enseignement social de l’Église. Le souci de l’inculturation n’est pas neuf dans l’Église. Les derniers souverains pontifes y ont été attentifs.⁠[1] Il s’agit d’« une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines »[2]. « Par l’inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assumant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. »[3] En illustration exemplaire, François évoque l’attitude de Paul à Athènes, la « ville remplie d’idoles ».⁠[4] Il ne fuit pas, ne méprise pas mais s’adresse à ces païens en partant de ce qu’ils connaissent, de cet autel au « dieu inconnu » qu’il a vu dans la ville et de ce qu’ont dit certains de leurs auteurs. Certes, à la fin de son discours, Paul qui avait été écouté avec attention jusque là va susciter la moquerie en parlant de la mort et de la résurrection du Christ. Il n’empêche que quelques-uns « s’attachèrent et embrassèrent la foi ».

Pour François, la leçon est claire : il faut « apprendre à construire des ponts avec la culture, avec ceux qui ne croient pas ou qui ont un credo différent du nôtre. » Et il insiste : « toujours construire des ponts, toujours la main tendue, pas d’agression ». Autrement , être « pontife », « pontifex », c’est-à-dire celui qui construit (facere) des ponts (pons).⁠[5]

Comme le P. Carrier l’indiquait, il n’est pas nécessaire, d’entamer le dialogue sur les questions ultimes et proclamer dès l’abord la résurrection du Christ. Il est toujours possible d’entamer la rencontre sur quelque valeur commune. Martin Steffens n’hésite pas à dire: « Apprenons […] à croire, non pas en Dieu d’abord, mais en la beauté et la bonté des êtres. »⁠[6]

De son côté, le cardinal Danneels rappelait l’importance de la culture universaliste et de la philosophie en particulier.⁠[7]

La culture, en définitive, est un chemin où nous pouvons rencontrer n’importe quel homme mais un chemin qui nous invite à avancer pas à pas vers l’essentiel et sans le perdre de vue⁠[8]. Comme l’écrit Jean-Paul II : « Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu’en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d’injustice dans le monde. Mais, comme l’histoire et l’expérience de chacun l’enseignent, il n’est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles », c’est-à-dire liées à certaines conceptions de l’homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’accomplit dans le sens religieux. »[9]


1. PAUL VI, EN, n° 20 ; JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae, 16 octobre 1979, n° 53 ; Encyclique Slavorum apostoli, 2 juin 1985, n° 21 ; BENOÎT XVI, Rencontre avec le monde de la culture au Collège des Bernardins, 12 septembre 2008.
2. Secrétairerie générale du Synode des évêques ,Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II , D, 4.
3. RM, n° 52.
4. Ac 17, 16-33.
5. Audience générale, 6 novembre 2019.
6. STEFFENS Martin, Vivre, croire et aimer, Marabout, 2015, p.177.
7. Cf. DC n° 2200, 21 mars 1999, p. 284.
8. Rappelons-nous que le terrain culturel est aussi le lieu où les adversaires séduisent et distillent leur révolution. Toutes les campagnes politiques en faveur, par exemple, de l’avortement, de l’euthanasie, du mariage homosexuel, ont été précédées et accompagnées, entre autres, de films souvent de qualité, susceptibles d’émouvoir les cœurs et gagner les esprits. C’est la tactique instruite par Trotsky lorsqu’il s’interrogeait sur la meilleure manière d’arracher le peuple russe à ces deux fléaux : l’alcool et l’Église. « L’instrument le plus important en ce domaine, écrit-il, celui qui surclasse de loin tous les autres, c’est sans doute le cinéma. (…) Le cinéma divertit, instruit, étonne l’imagination par des images et vous enlève l’envie d’aller à l’Église. (…) C’est l’instrument dont il faut absolument nous emparer. » L. Trotsky écrit cela en 1923 semble-t-il. Cf. TROTSKY L., Littérature et révolution, Julliard, 1964, pp. 284-288.
9. VS, n° 98.

⁢g. Une action vertueuse

Une action humble mais persévérante.

[1]

Humble parce que nous sommes pauvres, peu instruits, dans une position sociale sans grandes responsabilités et que, vu le petit nombre de nos relations, notre rayonnement est forcément limité. Cette petitesse ne nous dispense pas pour autant, pas à pas, de tenir notre engagement de baptême et de confirmation dans le cadre restreint ou même étriqué de notre vie. Et si nous sommes, au contraire, un homme en vue, au carnet d’adresses bien rempli, à un poste important, jouissant d’un large rayonnement voire d’une certaine puissance, nous sommes invités à l’humilié : « plus vous êtes puissant, dit François, plus vos actions auront des conséquences sur les hommes, plus vous devez agir avec humilité. […] Si vous ne le faites pas, votre pouvoir vous détruira, vous, mais aussi l’autre. »[2]

Une action humble, persévérante, patiente donc. Un action qui, comme l’écrivait François, privilégie le temps plutôt que l’espace. Pour Jacques Maritain,  »…​les moyens de patience et de souffrance volontaire […] sont par excellence les moyens de l’amour et de la vérité. » « Tout cela suppose à vrai dire une sorte de « renversement copernicien » dans la conception de l’activité politique ; ne pas se contenter d’agir dans cet ordre selon le style du monde pour obtenir du monde des mécanismes extérieurement et apparemment chrétiens, mais commencer par soi-même, commencer par penser, vivre, agir soi-même politiquement selon le style chrétien, pour porter au monde une vie intrinsèquement chrétienne. »[3] L’auteur ajoutait : « Il se pourrait que tout l’effort des chrétiens dans l’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés sur Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine. Il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d’être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d’être persécutée. Il lui resterait d’attester, au milieu des vicissitudes de l’histoire, que tout ce qui n’est pas l’amour sombrera.

Et d’autre part, si, comme nous le croyons, un épanouissement temporel chrétien plénier (dans les conditions d’imperfection et de déficience propres à la vie d’ici-bas) est promis à la période historique qui suivra la liquidation de l’humanisme anthropocentrique, il sera bien le fruit de tout le travail obscur qui aura été fait dans ce sens, et qu’il est demandé aux chrétiens de ce temps de poursuivre avec une saine énergie et avec une grande patience. N’est-ce pas une proposition connue de soi, ou de par la seule inspection de ses termes, qu’à la fin c’est le plus patient qui vaincra ».⁠[4] Maritain invitait à s’inspirer des « maîtres forestiers [qui] travaillent pour un état futur de la forêt calculé avec précision, mais que leurs yeux ni ceux de leurs enfants ne verront. »[5]

Un homme politique agnostique ou incroyant confirmait cette vision : « Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois. »[6]. Et le même rappelait le « butterfly effect » : « C’est la certitude que des phénomènes dans le monde sont liés entre eux de telle façon que le mouvement, même léger et relativement sans importance, des ailes d’un papillon à un endroit précis de la planète, peut provoquer un typhon à un autre endroit éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Je crois qu’en politique, il faut prendre au sérieux ce phénomène. Il ne faut pas croire que nos actes quotidiens qui semblent microscopiques en comparaison avec les problèmes gigantesques du monde actuel, restent sans importance. »[7]

Une action vertueuse est aussi non-violente et prudente

S’il est inutile d’insister sur la non-violence⁠[8], l’empathie, l’accueil, l’écoute respectueuse, comme on vient de le voir chez Paul⁠[9], l’évocation de la prudence demande quelques éclaircissements. Trop souvent, dans le langage courant, l’homme prudent est un timoré, pusillanime, qui ne prend aucun risque, qui craint de se tromper, de déplaire, qui reste neutre dans les débats. Tout le contraire de l’homme d’action ! Mais le dictionnaire prend la peine de nous indiquer le sens premier de la prudence, sens qu’il qualifie de « vieilli » et que Paul Robert va chercher chez Antoine Furetière qui définit la prudence comme « La première des vertus cardinales, qui enseigne à bien conduire sa vie et ses mœurs, ses discours et ses actions selon la droite raison ».⁠[10]

Sous la plume d’Aristote⁠[11], on se rend compte que la prudence (φρόνησις) est une qualité précieuse, une vertu indispensable. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. »[12]

Jacques Etienne commente ainsi cette citation et son contexte : « Le prudent […] est celui qui délibère convenablement au sujet de ce qui lui est utile, qui discerne l’agir dont la valeur n’est pas relative à un objet limité mais qui assure une vie pleinement bonne. Il cherche et découvre les actions qui lui permettront, non d’être riche ou puissant, mais de bien vivre au sens absolu du terme, de parvenir par lui-même à la réussite essentielle au lieu de l’attendre de la Fortune, c’est-à-dire de circonstances extérieures toujours précaires. »[13]

Marie-Christine Granjon développe davantage : « La prudence est une manière d’être et de se conduire. Ce sont des hommes de la trempe de Périclès qui permettent de définir la prudence : « Disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bien et mal pour l’homme ». Périclès le prudent (phronimos) par excellence, conduit les affaires de la cité avec autant de compétence et d’à-propos qu’il gère ses affaires domestiques. Il fait coïncider bien privé et bien public. Homme d’action, il est celui qui est capable de prendre une décision appropriée après une « délibération bien conduite ». Il doit posséder une expérience et être capable d’en tirer profit malgré les circonstances changeantes, toujours particulières. Aussi, les « gens d’expérience » sont-ils mieux armés que les esprits purement spéculatifs pour exercer la prudence, science organisatrice de l’action. Le phronomos ne saurait être un aventurier sans scrupules, prêt à utiliser tous les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit. Certes il doit posséder une habileté, mais « si le but est honnête, cette habileté est digne d’éloges ; dans le cas contraire, elle est une coquinerie ». En somme, pour Aristote : « Il n’est pas possible d’être, à proprement parler, homme de bien sans prudence, non plus que d’être prudent sans vertu morale…​ Cette dernière fixe la fin suprême ; la prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles d’atteindre cette fin ».⁠[14]

On comprend mieux pourquoi saint Thomas⁠[15] n’hésite pas à écrire que la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l’homme »[16]. Nécessaire à la recherche du bien commun comme le souligne le catéchisme : « Le bien commun intéresse la vie de tous. il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. »[17] « La vertu par excellence du gouvernant est la prudence, par laquelle sa raison choisit les moyens les plus appropriés à la fin poursuivie. »[18] C’est bien la pensée de Thomas : « La raison droite juge que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul, parce qu’il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d’un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude. »[19]

Si Aristote prend comme modèle Périclès, le philosophe thomiste Marcel De Corte cite saint Louis déclarant à son ami Sorbon : « je voudrais bien avoir le renom de Prud’homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l’abandonne. Car Prud’homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. »[20]

Gil Delannoi résume ainsi la portée de la prudence : « Sans prudence, la morale est inopérante. Sans morale, la prudence dégénère en habileté ».⁠[21]

En somme, la prudence, pourrait-on dire en résumé, est la vertu « politique » par excellence qui m’entraîne à discerner, avec ma raison⁠[22], ce qu’ici et maintenant⁠[23] je peux faire de bien. « Nul ne peut agir sans la vertu de prudence, écrit Th.-D. Humbrecht. Comme toutes les vertus, la prudence est un acte de la raison présidant à l’action »[24] mais toujours en vue du bien.⁠[25]

Ne retrouve-t-on pas le « voir, juger, agir » développé précédemment ?


1. « Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tout sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d’une tâche qui apparaît démesurée. L’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection (Mt 28, 30 ; Phil 2, 8-11). Elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. » (OAA, n°48).
2. Message vidéo à TED, 25 avril 2017. Les conférences TED sont généralement dédiées aux domaines des technologies, du divertissement et du design, d’où TED pour Technology, Entertainment et Design en anglais. Les intervenants sont, la plupart du temps, issus de la société civile.
3. Op. cit., p. 256.
4. Id., p. 259.
5. Id., p. 265.
6. HAVEL V., Allocution à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, 27 octobre 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1992, pp. 247-248.
7. V. Havel, Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in HAVEL, L’angoisse de la liberté, op. cit., pp. 212-213.)
8. Jean-Paul II la recommandait aux personnes engagées en politique : « Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? » (JEAN-PAUL II, Homélie du 5 novembre 2000).
   François n’hésite pas à nous inviter à une « révolution de la tendresse ». « C’est l’amour qui se rapproche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles et aux mains. la tendresse nous demande de nous servir de nos yeux pour voir l’autre, de nos oreilles pour l’écouter, pour écouter les enfants, les pauvres, ceux qui ont peur de l’avenir ; pour entendre le cri silencieux de notre maison commune, notre terre polluée et malade. la tendresse nous demande de nous servir de nos mains et de notre cœur pour réconforter l’autre, pour prendre soin de ceux dans le besoin. » « Oui, la tendresse est le chemin à suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux. la tendresse n’est pas une faiblesse mais une force. » (Message vidéo à TED, 25 avril 2017).
9. Cela implique une action non-dialectique. Trop souvent les « bons » chrétiens ont tendance à limiter leur action à la critique des « autres » et notamment des chrétiens considérés. A cette dialectique qui sent le marxisme ordinaire, ils devraient substituer, comme le P. Fessard nous y a invités, une dialectique conjugale. Relisons saint Jacques (Jc 3, 13-18) : « Est-il quelqu’un de sage et d’expérimenté parmi vous ? qu’il fasse voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. pareille sagesse ne descend pas d’en haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Tandis que la sagesse d’en haut est tout d’abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix. »
10. FURETIERE Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, 1690. Au XVIIe siècle donc, la « prudence » est bien une vertu. LA BRUYERE le confirme : « Dans un méchant homme, il n’y a pas de quoi faire un grand homme : louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérerez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins ; si ses fins sont mauvaises, la prudence n’y a aucune part ; et où manque la prudence, trouvez la grandeur sui vous le pouvez. » (Les Caractères, Des jugements, Rencontre, 1968, p. 296). Au siècle suivant, VOLTAIRE appellera la prudence une « sotte vertu » (Lettre à M. de La harpe, 1775). Hobbes assimile pratiquement la prudence à l’égoïsme. Pour KANT, la prudence, dans l’ordre public, est « l’habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins, mais, en fait, de cet homme prudent on peut dire plus justement qu’il est ingénieux et rusé. » Dans l’ordre privé, « c’est la sagacité qui rend l’homme capable de faire converger toutes ses fins vers son avantage propre et cela de manière durable ».(Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, Hachette, 1904, p. 87).
11. Ethique à Nicomaque, Livre VI, chap. V-XIII.
12. Aristote dit encore que c’est « une disposition, accompagnée de règles vraies, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain. […​] La prudence a rapport aux choses humaines at aux choses qui admettent délibération car le prudent a pour œuvre principale de bien délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, ni sur celles qui ne comportent pas quelque fin à atteindre, fin qui consiste en un bien réalisable. Le bon délibérateur, au sens absolu, est l’homme qui s’efforce d’atteindre le meilleur des biens réalisables pour l’homme et qui le fait par raisonnement. » (Id.)
13. ETIENNE Jacques, La prudence selon Aristote, in Revue théologique de Louvain, 1970, p. 431.
14. GRANJON Marie-Christine, La prudence d’Aristote : histoire et pérégrinations d’un concept , in Revue française de science politique, 1999, 49-1, p. 138.
15. Pour un résumé développé de la pensée de Thomas en la matière : LABOURDETTE Michel o.p., La prudence, Grand cours de théologie morale/11, Bibliothèque de la revue thomiste, Parole et Silence, 2016. Pour un développement de la pensée de saint Thomas : JEAN de JESUS MARIE (1564-1615), Le culte de la prudence, Soumillon, 1992.
16. Ia-IIae, qu. 57, a, 5, c. Analysant les vertus cardinales (prudence, justice, tempérance et force), A. Thomasset sj écrit que « la prudence correspond à ; la recherche par l’intellect des décisions les plus humanisantes, elle assure la qualité du discernement dans les situations concrètes. Elle coordonne la visée universelle, la prise en compte, la particularité et la singularité de chaque situation. Elle joue également un rôle de coordination entre les autres vertus. » (THOMASSET, Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 306)
17. CEC 1906.
18. DAGUET Fr., op. cit., p. 108.
19. IIa IIae, q. 47, a. 10, c.
20. DE CORTE M., De la prudence, La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin 1974, p. 2.
21. DELANNOI Gil, La prudence dans l’histoire de la pensée, in Mots. Langage du politique, 1995, p. 103. Jean de Jésus Marie définit ainsi la prudence : « la vertu grâce à laquelle l’intelligence, à l’instar d’un cordeau, mesure les actes des autres vertus en leur indiquent le moyen et la mesure de se mettre d’accord avec la raison […​]. De même qu’un édifice ne peut être construit sans norme, les vertus morales ne peuvent subsister sans la prudence. » (Op. cit., p. 13.)
22. A la suite de D. Hollenbach, D. Coatanea écrit que les chrétiens « ont la responsabilité de manifester la spécificité de la foi évangélique et de reconnaître que leur foi appelle l’usage de l’intelligence humaine pour découvrir les liens qui rendent possible une communauté inclusive. » (Op. cit., p. 352).
23. « …​le présent invite à la prise en compte de tous les aspects de la réalité, autre nom de la prudence politique. » (HUMBRECHT, op. cit., p. 203).
24. Op. cit., p. 119.
25. Nous retrouvons tout cela dans le Compendium (547-548) : « Le fidèle laïc doit agir selon les exigences dictées par la prudence : c’est la vertu qui dispose à discerner en toute circonstance le vrai bien et à choisir les moyens adéquats pour l’accomplir. Grâce à elle, les principes moraux s’appliquent correctement aux cas particuliers. la prudence comporte trois temps : elle clarifie la situation et l’évalue, elle inspire la décision et elle donne l’impulsion à l’action. Le premier moment est caractérisé par la réflexion et la consultation pour étudier le sujet en se prévalant des avis nécessaires ; le deuxième est le moment d’évaluation de l’analyse et du jugement sur la réalité à la lumière du projet de Dieu ; le troisième moment est celui de la décision et se base sur les phases précédentes, qui rendent possible le discernement entre les actions à accomplir.
   La prudence rend capable de prendre des décisions cohérentes, avec réalisme et sens de responsabilité quant aux conséquences de ses actions. La visions très répandue qui identifie la prudence à l’astuce, au calcul utilitariste, à la méfiance, ou encore à la crainte et à l’indécision, est très éloignée de la juste conception de cette vertu caractéristique de la raison pratique, qui aide à décider avec sagesse et courage des actions à accomplir, en devenant la mesure des autres vertus. la prudence affirme le bien comme devoir et montre la façon par laquelle la personne se détermine à l’accomplir. En définitive, c’est une vertu qui exige l’exercice mûr de la pensée et de la responsabilité, dans la connaissance objective de la situation et avec la volonté droite qui conduit à la décision. »

⁢h. une action animée par la force politique de l’eucharistie

Comme dit et répété dès le départ, clercs et religieux n’ont pas, sauf dans certains cas particuliers évoqués, de responsabilité directe dans l’animation de l’ordre temporel. Mais tout indirect qu’il soit, leur rôle est éminent, indispensable et irremplaçable : celui d’enseigner et de soutenir le laïcat. Lui rappeler sa mission essentielle, lui enseigner la doctrine sociale, l’inviter à une vie spirituelle intense et le soutenir spirituellement grâce aux sacrements et en particulier par l’eucharistie qui, incontestablement, possède une force politique.

Le cardinal Henri Schwery rappelle que « le dimanche a été imposé à L’Europe par l’histoire. Son origine est spécifiquement chrétienne : le jour consacré au Seigneur n’est plus le septième jour, mais le premier jour de la semaine. Le jour où la plus terrible énigme naturelle, la mort, a été vaincue par la Résurrection de jésus. En elle se fonde notre espérance, et sans elle notre foi serait vaine, vide, absurde. (cf. 1 Co 15, 14). » Il précise que

« l’espérance n’est pas seulement orientée vers Dieu comme objet ultime, définitif dans l’au-delà. Elle l’est précisément parce qu’elle s’enracine dès ici-bas en lui, comme source et nourriture. Il faut donc cultiver le « mémorial » du Christ. A commencer par le mémorial par excellence, la célébration de l’Eucharistie. » Ce « mémorial » n’est pas une simple invitation à nous souvenir mais aussi et surtout une « actualisation, c’est-à-dire une proclamation des événements de sorte que ceux-ci deviennent présents et actuels. »[1]

Benoît XVI a expliqué cette « actualisation », une réalité trop méconnue, en mettant en évidence les implications sociales du mystère eucharistique.⁠[2]

L’eucharistie nous rend missionnaires : « nous ne pouvons nous approcher de la Table eucharistique sans nous laisser entraîner dans le mouvement de la mission qui, prenant naissance dans le cœur de dieu, veut rejoindre tous les hommes. »[3] Nous acquérons un dynamisme qui nous pousse à témoigner, à la limite, jusqu’au martyre⁠[4], que Jésus est l’unique Sauveur : « cela évitera de réduire à un aspect purement sociologique l’œuvre déterminante de promotion humaine, qui est toujours impliquée dans tout processus authentique d’évangélisation. »[5]. En communiant au Corps et au Sang du Christ, nous sommes invités « à être, avec Jésus, pain rompu pour la vie du monde » c’est-à-dire à nous « engager pour un monde plus juste et plus fraternel. »[6] « Par le mémorial de son sacrifice, il renforce la communion entre les frères et, en particulier, il pousse ceux qui sont en conflit à hâter leur réconciliation en s’ouvrant au dialogue et à l’engagement pour la justice. Il est hors de doute que la restauration de la justice, la réconciliation et le pardon sont des conditions pour bâtir une paix véritable.[7] De cette conscience naît la volonté de transformer aussi les structures injustes pour restaurer le respect de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est au moyen du développement concret de cette responsabilité que l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration. »[8] Communier au Corps du Christ n’est donc pas un geste anodin mais un geste lourd de conséquences : « Celui qui participe à l’Eucharistie doit en effet s’engager à construire la paix dans notre monde marqué par beaucoup de violences et de guerres, et aujourd’hui de façon particulière, par le terrorisme, la corruption économique et l’exploitation sexuelle ».[9] « C’est précisément en vertu du Mystère que nous célébrons qu’il nous faut dénoncer les situations qui sont en opposition avec la dignité de l’homme, pour lequel le Christ a versé son sang, affirmant ainsi la haute valeur de toute personne. »[10]« La nourriture de la vérité nous pousse à dénoncer les situations indignes de l’homme, dans lesquelles on meurt par manque de nourriture en raison de l’injustice et de l’exploitation, et elle nous donne des forces et un courage renouvelés pour travailler sans répit à l’édification de la civilisation de l’amour. »[11] « Le mystère de l’Eucharistie nous rend aptes et nous pousse à un engagement courageux dans les structures de notre monde, pour y apporter la nouveauté de relations qui a sa source inépuisable dans le don de Dieu. »[12] « Enfin, pour développer une spiritualité eucharistique profonde, capable aussi de peser significativement sur le tissu social, il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’Eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[13]

L’eucharistie est aussi, comme nous allons le voir, fondement de notre espérance.


1. SCHWERY H., Faut-il restaurer l’Europe ?, Saint-Augustin, 2007, pp. 310-311. Le cardinal s’appuie sur 1 Co 10, 16 et 11, 23-24.
2. Exhortation apostolique post-synodale, Sacramentum caritatis 2007, notamment les numéros 82-92.
3. Id., n° 84.
4. Id., n° 85.
5. Id., n° 86.
6. Id., n° 88.
7. XIe Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques, Instrumentum laboris, liste finale des propositions, 22 octobre 2005, proposition 48.
8. Sacramentum caritatis, op. cit., n° 89.
9. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 48.
10. Sacramentum caritatis, n° 89.
11. Id., n° 90.
12. Id., n° 91.
13. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 43 ; Sacramentum caritatis, n° 92.