Chapitre 1 : L’Ancien Testament, lectures juives et chrétiennes
« Que la paix règne… »[1]
Avant de nous engager dans la lecture des passages les plus dérangeants de la Bible, guidés par les exégètes juifs et chrétiens, il n’est pas inutile de faire un petit détour par une analyse « neutre » si tant est qu’une analyse puisse être neutre. L’égyptologue et historien des religions Jan Assmann[2] s’est demandé, sans référence à la théologie, si les faits rapportés dans l’Ancien Testament pouvaient vraiment « servir à la légitimation d’actions violentes dans l’histoire. »[3]
Il affirme d’abord, comme beaucoup d’autres, que la violence religieuse, définie « comme la violence exercée au nom de la volonté de Dieu ( …) n’a pris forme qu’avec l’émergence du « monothéisme ». »[4] Mais il se pose ensuite la vraie question qui est de savoir pourquoi la Bible raconte tant d’histoires dures et cruelles.
Distinguant histoire et mémoire de l’histoire, réalité et souvenir de la réalité, fait et écriture du fait, il estime que la Bible procède à une « mise en scène narrative » de la fondation et de la victoire du monothéisme[5]. Les auteurs inspirés reconstruisent un passé dans un langage de violence. C’est ce langage qui fait problème car la violence, elle, est de tout temps et préexiste au monothéisme. La violence du langage donc souligne le caractère exclusif, radical, révolutionnaire du monothéisme biblique : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi »[6] ! Cette présentation est, en réalité, une reconstruction du passé pour souligner le caractère antagoniste de cette religion nouvelle par rapport aux religions traditionnelles.[7] Là où l’histoire montre une évolution, les écrivains veulent signifier une révolution par une mise en scène violente et intolérante qui confine parfois à la satire, à la « caricature polémique » ou à l’absurde[8]. Le but est de mener au paganisme « une guerre d’extermination sémantique ».[9]
Avant l’alliance du Sinaï, Dieu punit mais il ne montrera sa colère jalouse[10] qu’après cette alliance. Pour Assmann, sa violence est alors une « violence politique » qui relève de la souveraineté de Dieu mais non de sa nature[11]. Dieu est désormais le législateur qui, par sa « violence juridique » met un terme à la « violence pure », au « chaos venu d’en haut »[12] c’est-à-dire, très concrètement, à l’ « idéologie impériale conservatrice », totalitaire, des Égyptiens, Assyriens, Babyloniens, Perses, Séleucides, Romains. La Bible place « un Dieu fort à la place de l’État fort » [13] dont il libère son peuple. Ici aussi on peut parler d’une révolution par rapport aux autres religions. Non seulement le culte est destiné à Dieu comme il l’était aux dieux mais ici, le droit destiné aux hommes comme dans les autres cultures, est destiné à Dieu également puisqu’il en procède.[14] Conforme à la loi de Dieu, une loi « soustraite à l’autorité des rois », l’action droite, en même temps qu’elle exerce son pouvoir libérateur, « devient […] lors une nouvelle forme humaine du culte divin. »[15]
Les textes les plus durs où s’exprime la colère jalouse de Dieu sont adressés aux ennemis de l’intérieur, à ceux qui, dans le peuple élu, sont séduits ou risquent d’être séduits par le paganisme, adorateurs du veau d’or[16], de quelque dieu que ce soit[17], du Baal de Péor[18], Hittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébuséens…[19]. La différence de traitement entre les membres du peuple élu tenté par l’infidélité et les peuples étrangers, révèle clairement, pour J. Assmann, la nécessité d’ « exterminer le païen » qui est en nous.[20] La violence du langage devient invitation à la conversion intérieure
En conclusion, on peut dire que dans la fiction littéraire, « le langage de la violence résulte seulement de la pression politique, dont le monothéisme entendait justement libérer l’humanité. »[21] « La violence n’est aucunement inscrite dans le monothéisme comme une conséquence nécessaire ( …), elle appartient à la rhétorique révolutionnaire de la conversion, du changement et du détournement radical, du saut culturel de l’ancien vers le nouveau. »[22]
La violence en acte « relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde » qui est « de libérer les hommes de la toute-puissance du cosmos, de l’État, de la société ou de quelque autre système à prétention totalisante. »[23]
Cette mise au point ne nous dispense pas, si nous voulons répondre à des interprétations fondamentalistes ponctuelles, d’examiner de plus près les textes apparemment les plus « dérangeants ».