⁢Chapitre 3 : Le prêt à intérêt et la banque

« Prêter à son prochain, c’est pratiquer la miséricorde…​ »[1]

En dehors de ces réflexions générales sur la pauvreté et la richesse, pendant des siècles, l’attention des chrétiens va surtout se focaliser sur le problème particulier du prêt.

Quelques extraits de l’Ancien testament vont servir de référence à cette réflexion. Il semble, dans la première Alliance, que le prêt à intérêt soit à condamner sévèrement : « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, vous ne lui imposerez pas d’intérêts »[2] ; « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession »[3] ; « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts ; je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu. » ⁠[4] L’homme juste « n’opprime personne, rend le gage d’une dette, ne commet pas de rapines, donne son pain à qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, ne prête pas avec usure, ne prend pas d’intérêts (…) »⁠[5]. Quand on demande à. « Yahvé, qui logera sous ta tente, habitera ta sainte montagne ? », le psalmiste répond : celui qui, notamment, « ne prête pas son argent à intérêt »[6]. Par contre, le fils « violent et sanguinaire » qui « prête avec usure et prend des intérêts, (…) il mourra et son sang sera sur lui. »[7]

A travers ces extraits, il apparaît⁠[8] que le prêt est un service à rendre à celui, le frère, qui est dans la nécessité : « Prêter à son prochain c’est pratiquer la miséricorde, lui venir en aide c’est observer les commandements. Sache prêter à ton prochain lorsqu’il est dans le besoin »[9]. Il s’agit de resserrer ainsi les liens de fraternité au sein de la communauté en y associant peut-être l’étranger du moins celui qui est assimilé ou en voie de l’être⁠[10] Demander un intérêt serait un péché contre la miséricorde. Israël ne doit pas oublier sa libération d’Égypte et son appartenance au Peuple de Dieu : « Parce que Dieu les avait libérés d’Égypte, l’interdiction des prêts avec intérêt était le signe que les enfants d’Israël ne pouvaient être victimes de leurs frères et de leur soif de posséder. Comme peuple élu, ils devaient former une communauté où l’on s’entraiderait et où l’on se soutiendrait. Le contraire d’un peuple où certains profitaient de la pauvreté de leurs frères pour s’enrichir et asseoir leur propre pouvoir ! »[11] C’est bien ce qui apparaît dans le passage du Lévitique cité plus haut⁠[12]. Dans le même esprit religieux s’inscrivent la loi sur les gages déjà évoquée (Ex 22, 25 ; Dt 24, 6 et 11), l’année sabbatique⁠[13] (tous les sept ans) avec la remise des dettes (Dt 15, 1-3)⁠[14], la libération des esclaves juifs (Dt 15, 12-18)⁠[15], l’année jubilaire (tous les cinquante ans) (Lv 25, 13 et 23-24)⁠[16] avec la restitution des propriétés et le repos de la terre. Comme en ce qui concerne l’aumône, il ne faut pas que la division riches-pauvres s’agrandisse, que le nombre des pauvres croisse. Il faut que chacun ait la possibilité de recommencer sa vie. Il faut lutter contre les inégalités. éviter l’endettement. Tous sont solidaires et débiteurs vis-à-vis de Dieu.

Si le prêt à intérêt est donc un péché contre la miséricorde, il n’est pas injuste en lui-même puisqu’il peut être réclamé de celui qui est tout à fait étranger à Israël : « Si Yahvé ton Dieu te bénit comme il l’a dit, tu prêteras à des nations nombreuses, sans avoir besoin de leur emprunter, et tu domineras des nations nombreuses, sans qu’elles te dominent »[17]. Comme il s’agit d’une bénédiction, on peut penser que le prêt est lucratif. Le bon sens d’ailleurs impose l’idée que les Israélites n’auraient pas prêté des biens à des inconnus sans en tirer quelque bénéfice.

On a avancé l’idée que l’originalité relative d’Israël, par rapport aux autres peuples pratiquant le prêt à intérêt, avait une raison économique simple : Israël vivait d’agriculture et d’élevage tandis que, dans les autres pays, le commerce était très développé. Cette explication est insuffisante pour deux raisons. Tout d’abord, on constate que dans le Code d’Hammourabi[18]qui fixe les conditions de remboursement de dettes, une exception était faite pour l’indigent involontaire⁠[19]. Par ailleurs, on sait qu’en Israël, au retour de captivité, les paysans mettaient en gage parfois leurs enfants pour emprunter de l’argent ce qui provoqua la colère de Néhémie⁠[20]. C’est l’avarice, la cruauté des prêteurs qui est fustigée et le manque de compassion des riches.

En conclusion, en ce qui concerne l’Ancien Testament, malgré la sévérité d’un certain nombre de textes, « on n’est pas en droit d’y voir une condamnation universelle de l’intérêt, car d’une part ils définissent soit un idéal de sainteté, soit un devoir de charité »[21] : « Bienheureux l’homme qui prend pitié et prête », dit le psalmiste⁠[22]. De toute façon, même si la condamnation de l’intérêt était absolue, on ne pourrait pas plus transposer telle quelle cette condamnation dans le temps que la royauté décrite dans l’Ancien testament ou d’autres pratiques liées à la formation d’un peuple donné à une époque donnée de son histoire.


1. Si 29, 1.
2. Ex 22, 24.
3. Dt 23, 20-21.
4. Lv 25, 35-38.
5. Ez 18, 7-8 et 17.
6. Ps 15, 1 et 5.
7. Ez 18, 13 et 22, 12.
8. Cf. le commentaire du P. C. Spicq in Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, Questions 67-79, Revue des Jeunes, 1935, pp. 444-450.
9. Si 29, 1-2.
10. On distingue en effet le gèr, l’étranger qui vit dans le pays, qui respecte les lois religieuses et sociales, à demi judaïsé (Lv 25, 35 ; Dt 14, 21 ; 16,13) et le nokri, tout à fait étranger (Dt 23, 21). Pour expliquer pourquoi le Deutéronome (Dt 23, 21) autorise le prêt à intérêt à l’égard de l’étranger, le P. Perrot avance cette hypothèse: « l’étranger ne peut pas garantir le prêt par une propriété située dans le territoire. L’intérêt se trouve ainsi justifié par le risque encouru par le prêteur. Ce qui relève d’une analyse financière classique. Le corollaire m’en semble intéressant : l’interdiction du prêt à intérêt à l’égard de l’Israélite soulignerait donc l’appartenance à une même communauté dans un même lieu. Ce qu’admet implicitement la justification théorique qui nous semble aujourd’hui tellement bizarre : la fongibilité de l’argent. Le bien fongible, c’est justement ce qui s’oppose au bien rattaché à un espace, champ ou immeuble. La comparaison généralement mise en avant était celle de l’arbre fruitier. Je peux cueillir et manger les fruits de mon arbre. Quoi de plus lié au sol ! ?
   Le lien entre l’argent et l’étranger semble être confirmé par l’histoire des métiers d’argent dans diverses sociétés, y compris dans la discipline ecclésiastique du Moyen Age. Les métiers d’argent sont réservés aux résidents étrangers. La chose allait de soi dès les premières manifestations de l’urbanisation. Platon, dans Les Lois (V, 742a-b), stipule que la possession de métal jaune ou blanc est interdite aux citoyens. Ce qui, à l’origine, n’était qu’une pure question pratique - les échanges de proximité se faisaient sans intermédiaires, seuls les échanges au loin nécessitant la médiation d’un commerçant - s’est peu à peu cristallisé en habitude puis en loi. Le phénomène se renouvela à la fin du Moyen Age, à la reprise du mouvement d’urbanisation. Dans les villes marchandes, l’activité des commerçants étrangers fournissait l’essentiel de la richesse. L’examen des activités de la ville d’Anvers à l’époque de sa plus grande expansion au XVIe siècle montre le rôle prééminent des commerçants étrangers. Aujourd’hui encore demeurent quelques traces de ces stratifications internationales du commerce, comme en témoignent les « Libanais » en Afrique ou les « Chinois » en Asie.
   Réservés aux étrangers, les métiers d’argent se sont donc tout naturellement développés dans les populations rejetées aux marges de la communauté politique : juifs au Moyen Age, protestants en France, Parias en inde, Arméniens dans l’empire ottoman, sans parler de la vieille religieuse qui, se sentant marginalisée dans sa propre congrégation, accumule un petit pécule au mépris de la Règle. Bref l’argent apparaît ici comme désignant le lien social déconnecté du territoire politiquement déterminé. » (Op. cit., pp. 104-105).
11. DEBERGE P., op. cit., pp. 113-114.
12. Lv 25, 35-38.
13. La terre aussi participe à l’année sabbatique. Elle non plus ne peut être exploitée comme une simple « machine à produire »: les champs, les oliveraies et les vignobles seront laissés en jachère et leurs fruits abandonnés aux pauvres. (Cf. DEBERGE, op. cit., p. 115, note 29).
14. « Au bout de sept ans tu feras remise. Voici en quoi consiste la remise. Tout détenteur d’un gage personnel qu’il aura obtenu de son prochain, lui en fera remise ; il n’exploitera pas son prochain ni son frère*, quand celui-ci en aura appelé à Yahvé pour remise. Tu pourras exploiter l’étranger, mais tu libéreras ton frère de ton droit sur lui. » * La Bible de Jérusalem note que « le débiteur s’engageait parfois par contrat à livrer un de ses enfants comme esclave ou à travailler personnellement pour son créancier, en cas de non-remboursement ». (p. 219). Toutes ces règles n’ont peut-être pas été observées, peu importe, il n’en demeure pas moins que l’insistance est là et qu’elle doit nous interpeller. L’exemple de Néhémie pourrait inspirer les « grands » de ce monde. Au retour d’exil, devant la misère du peuple, Néhémie se mit en colère : « Ayant délibéré en moi-même, je tançai les grands et les magistrats en ces termes : « Quel fardeau chacun de vous impose à son frère ! » Et convoquant contre eux une grande assemblée, je leur dis : « Nous avons, dans la mesure de nos moyens, racheté nos frères juifs qui s’étaient vendus aux nations. Et c’est vous maintenant qui vendez vos frères pour que nous les rachetions ! » Ils gardèrent le silence et ne trouvèrent rien à répliquer. Je poursuivis: « Ce que vous faites là n’est pas bien. Ne voulez-vous pas marcher dans la crainte de notre Dieu, pour éviter les insultes des nations, nos ennemies ? Moi aussi, mes frères et mes gens, nous leur avons prêté de l’argent et du blé. Eh bien ! faisons abandon de cette dette. Restituez-leur sans délai leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers et leurs maisons, et remettez-leur la dette de l’argent, du blé, du vin et de l’huile que vous leur avez prêtés ». Ils répondirent : « Nous restituerons ; nous n’exigerons plus rien d’eux ; nous agirons comme tu l’as dit. » J’appelai alors les prêtres et leur fis jurer d’agir suivant cette promesse. » (Ne 5, 6-12). Nous constatons que Néhémie s’inspire de l’esprit de Dt 15 mais ne lie pas la remise de dettes à l’année sabbatique.
15. « Si ton frère hébreu, homme ou femme, se vend à toi, il te servira six ans. La septième année tu le renverras libre, tu ne le renverras pas les mains vides. Tu chargeras sur ses épaules, à titre de cadeau, quelque produit de ton petit bétail, de ton aire et de ton pressoir ; selon ce dont t’aura béni Yahvé ton Dieu, tu lui donneras. Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre.
   Mais s’il te dit : « Je ne veux pas te quitter », s’il t’aime, toi et ta maison, s’il est heureux avec toi, tu prendras un poinçon, tu lui en perceras l’oreille contre la porte et il sera ton serviteur pour toujours. Envers ta servante tu feras de même.
   qu’il ne te semble pas trop pénible de le renvoyer en liberté : il vaut deux fois le salaire d’un mercenaire, celui qui t’aura servi pendant six ans. Et Yahvé ton Dieu te bénira en tout ce que tu feras. »
16. « En cette année jubilaire vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes. Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds. »
17. Dt 15, 6. Selon E. Perrot qui renvoie à trois exégètes, « il se pourrait que l’interdit vaille pour tous, étrangers comme autochtones » (L’argent,... op. cit., p. 98, note 2). Mais il ne tient compte que de Lv 25, 35-37et ne distingue pas les deux sortes d’étrangers. Notons que saint Thomas estimera que le « frère » désigne tout homme indistinctement. C’est évidemment une lecture chrétienne.
18. Code rédigé vers 1730 av. J.-C., à l’initiative du roi de Babylone Hammourabi. Le texte complet est disponible sur www.micheline.ca/doc—​1730 Hammourabi.htm
19. Au § 48, on lit : « Si un homme a été tenu par une obligation productive d’intérêt, et si l’orage a inondé son champ et emporté la moisson, ou si faute d’eau, le blé n’a pas poussé dans le champ - dans cette année, il ne rendra pas de blé au créancier, trempera dans l’eau sa tablette, et ne donnera pas l’intérêt de cette année. » (Op. cit.).
20. On peut ajouter d’autres protestations contre ce genre de pratique. Ainsi, Yahvé demande : « Auquel de mes créanciers vous ai-je vendus ? » (Is 50, 1). Il s’emporte contre ceux qui « s’étendent sur des vêtements pris en gage » (Am 2, 8). Il prescrit : « Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil. C’est sa seule couverture, c’est le manteau dont il enveloppe son corps, dans quoi se couchera-t-il ? S’il crie vers moi je l’écouterai, car je suis compatissant, moi ! » (Ex 22, 26). Eliphaz qui pense que le malheur de Job est lié à une faute, lui reproche : « Tu as exigé de tes frères des gages injustifiés, dépouillé de leurs vêtements ceux qui sont nus » (Jb 22, 6). Job proteste de son innocence et se demande : « Pourquoi le Tout-puissant n’a-t-il pas des temps en réserve, et ses fidèles ne voient-ils pas ses jours ? » Des temps qui s’ajouteraient « à celui qui mesure une vie humaine, pour exercer enfin le châtiment » et des jours « pour la rétribution des individus, analogues au « Jour de Yahvé » eschatologique » (Bible de Jérusalem, note g, p. 681). En ce qui concerne les « méchants » qui sont encore impunis, Job note qu’« on emmène l’âne des orphelins, on prend en gage le bœuf de la veuve. (…) On prend en gage le nourrisson du pauvre » (Jb 24, 3 et 9). L’insensé « prête aujourd’hui, demain il redemande : c’est un homme détestable » (Si 20, 15). Si le prêteur sur gage reçoit ainsi une leçon, l’emprunteur est aussi mis en garde car il risque beaucoup : « Le riche domine les pauvres, du créancier l’emprunteur est esclave » (Pr 22, 7). Jérémie se plaint des critiques dont il est l’objet :  »Jamais je ne prête ni n’emprunte, pourtant tout le monde me maudit » (Jr 15, 10). De même, parmi les maux souhaités à David par les méchants : « que l’usurier rafle tout son bien » (Ps 109, 11).
21. SPICQ C., op. cit., p. 448. Ez 18, 8 s’inscrit dans la description du juste qui observe tous les commandements.
22. Ps 112, 5.