v. L’importance du facteur humain
Nous l’avons déjà vu, au XIXe siècle, dans la société anonyme, société de choses, on a estompé la responsabilité des personnes.
Par contre, la montée du thème de la participation dans l’enseignement de l’Église nous montre, une fois de plus, que c’est la personne qui est au centre des préoccupations de l’Église, quel que soit le contexte particulier où la vie humaine se développe. Comme l’a écrit Jean XXIII, « la justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises où se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la possibilité d’engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice.
C’est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, d’émousser systématiquement leur sens des responsabilités, de faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité. »[1]
Dans le même esprit, l’enseignement de l’Église va souligner les responsabilités personnelles de l’entrepreneur surtout à une époque et dans des structures où employés et employeurs étaient directement face à face..
Au XIXe siècle, le rôle du patron est capital dans la gestion humaine de l’entreprise et c’est pourquoi Léon XIII va longuement énumérer les devoirs qui orientent sa volonté. L’un des premiers est évidemment, comme nous l’avons vu, de verser le juste salaire. A cette occasion, le Souverain Pontife développera longuement, avec saint Thomas, l’enseignement traditionnel de l’Église sur le bon usage des richesses, inspiré par l’amitié et plus encore par l’amour fraternel.
C’est cet amour fraternel qui incitera le patron, par ailleurs, à créer le climat moral de l’entreprise:
« Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…)
Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. (…)
Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…)
Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique. »[2]
Pie XI, on le sait, s’attardera au rôle de l’État et des organisations professionnelle qui seront les gardiens et les artisans de la justice et juguleront les volontés de puissance mais il ne néglige pas pour autant le facteur humain qui est finalement déterminant. Ainsi interpelle-t-il les patrons catholiques qui ont empêché la lecture de Qudragesimo anno, en leur rappelant que « la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier »[3]
Dans cette encyclique, il écrivait que les hommes doivent « tenir compte non seulement de leur avantage personnel, mais de l’intérêt de la communauté », toute propriété étant individuelle et sociale[4] : « L’homme n’est pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence (…). »[5]
Après la seconde guerre mondiale, indépendamment des progrès réalisés au niveau des lois et des réglementations touchant au travail, le patron continue à avoir une influence capitale sur le climat de l’entreprise. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, Pie XII décrira le patron idéal, « les qualités du véritable chef ». Il doit avoir « avec les qualités intellectuelles les plus variées, un caractère fort et souple et, surtout, un sens moral ouvert et généreux. On attend aussi spécialement du chef d’entreprise un intense désir de vrai progrès social ». Parfois « un attachement exagéré aux avantages économiques trouble plus ou moins largement la prise de conscience du déséquilibre et de l’injustice de certaines conditions de vie ». C’est du patron « que dépend, en premier lieu, l’esprit qui anime ses employés. Si l’on note chez lui le souci de placer l’intérêt de tous au-dessus de l’avantage individuel, il lui sera bien plus facile d’entretenir cette disposition des subordonnés. Ceux-ci comprendront sans peine que le chef, auquel ils se soumettent, n’entend pas réaliser des gains injustes à leurs frais, ni profiter au maximum de leur travail, mais que, au contraire, en leur fournissant des moyens pour leur entretien et celui de leurs familles, il leur donne également la possibilité de perfectionner leurs capacités, de faire une œuvre utile et bienfaisante, de contribuer autant qu’il leur est permis au service de la société et à son élévation économique et morale. Alors, au lieu d’un sentiment déprimant de désillusion, au lieu d’attitudes de revendication, s’établira une atmosphère d’entrain, de spontanéité, de contribution volontaire à l’amélioration d’une communauté de travail, devenue intéressante, compréhensive, constructive. Quand une fabrique, un atelier a créé un tel esprit, le travail reprend toute sa signification, toute sa noblesse ; il devient plus humain, il se rapproche davantage de Dieu. »[6]
Très soucieux des relations humaines dans l’entreprise, il rappellera encore que le contrat de travail engage les employeurs envers les employés « car ils demandent à ceux-ci le meilleur de leur temps et de leurs forces. Ce n’est donc pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société dans l’industrie en question ». Et « si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires : la productivité n’st pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue (…) »[7]
En définitive, le patron a quatre responsabilités.
Une responsabilité vis-à-vis de l’entreprise qui doit bien fonctionner. Une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de la communauté car « …une entreprise ne saurait être menée indépendamment des conditions générales de l’économie et son chef assume de ce fait des responsabilités plus larges et non moins importantes, au service du bien commun de la nation » ; de ses décisions « peuvent dépendre la vitalité économique et la paix sociale du pays ». Une responsabilité vis-à-vis des employés, de leurs « conditions de travail matérielles et morales » ; le bon climat dépend de « la fréquence et (des) qualités humaines des relations du patron » qui « multiplier les contacts loyaux » avec tous ses collaborateurs. Enfin, une responsabilité devant Dieu, celle « de donner aux membres de son entreprise des conditions de vie et de travail qui rendent possibles à tous l’attachement au christianisme et la libre pratique de leurs devoirs religieux. »[8]
Plus précisément encore et vis-à-vis des travailleurs, « une plus grande sensibilité sociale est (…) réclamée de la part des catégories directement responsables, dans le but d’améliorer les anciennes formules de rétribution et de faire participer de plus en plus, à la vie, aux responsabilités et aux fruits proportionnels de l’entreprise, les travailleurs, qui doivent s’exposer à des risques si sérieux sur le champ du travail, comme malheureusement, on en a fréquemment la preuve douloureuse. »[9]