v. Le problème du financement public des cultes
[1]
En Belgique, la Constitution impose la prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres des cultes ainsi que, depuis 1993, des « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle »[2]. Cette disposition dont la base remonte à 1830 surprit plus d’un observateur catholique étranger[3] dans la mesure où la même constitution a précédemment consacré l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État en précisant que celui-ci « n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ».[4]
Les membres du Congrès national qui rédigèrent ces textes justifièrent la prise en charge par l’État des traitements et pensions par « la nécessaire compensation de la confiscation des biens qui avaient appartenu à l’Église sous l’Ancien régime[5] et de la suppression concomitante de la dîme[6] ».
Aujourd’hui, on souligne plutôt l’utilité sociale des cultes. Ainsi, « pour qu’un culte puisse jouir de la reconnaissance légale, il doit regrouper un nombre relativement élevé (plusieurs dizaines de milliers) d’adhérents, être structuré, être établi dans le pays depuis une assez longue période et enfin présenter un certain intérêt social ».[7]
En plus des traitements et pensions, les pouvoirs publics, au nom de dispositions parfois antérieures à 1830, assument d’autres charges financières en faveur des cultes. La loi communale oblige les communes à assurer « les secours aux fabriques d’église[8] et aux consistoires[9] (…) en cas d’insuffisance constatée des moyens de ces établissements »[10]. Elle prévoit également « l’indemnité de logement des ministres des cultes (…) lorsque le logement n’est pas fourni en nature »[11]. De leur côté, les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains[12]. Et ce sont elles et non les communes qui prennent en charge le déficit éventuel et le logement pour les cultes islamiques et orthodoxe ainsi que pour la laïcité.
Ajoutons encore que les édifices du culte jouissent de l’exonération du précompte immobilier[13], que les membres du clergé régulier bénéficient de certaines assurances sociales et que les cultes reconnus peuvent bénéficier d’aides publiques à l’investissement et à la rénovation[14]. Les cultes reconnus et, dans une mesure nettement moindre, la laïcité bénéficient aussi de toute une série de dépenses fiscales.[15]
Bien sûr, tout en respectant l’autonomie des cultes, les pouvoirs publics se donnent la possibilité de contrôler leur temporel.
Ajoutons que cette situation est remise en question régulièrement par le pouvoir politique en fonction des alliances et des économies à envisager.
En France, à l’exception des trois départements d’Alsace-Lorraine[16], la situation est radicalement à l’opposé. En effet, si « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », elle « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »[17].
Dès lors, les prêtres sont pris en charge par les diocèses. Quant aux églises, si elles ont été construites avant 1905, elles sont nationalisées et à charge des mairies et des conseils régionaux. Les églises postérieures à cette date sont des propriétés de l’Église (plus exactement des « associations diocésaines ») et soumises à l’impôt.
En dehors de ces deux extrêmes, la plupart des autres pays d’Europe ont mis en place un système d’impôt philosophiquement dédicacé ou « impôt d’Église ». Le contribuable peut, s’il le désire, affecter une part de son impôt au culte de son choix.[18]
L’Église de France paraît donc singulièrement désavantagée par rapport à ses sœurs européennes. Ce qui ne l’empêche pas de vivre et d’être dynamique.
L’Église de Belgique, par contre, semble particulièrement et doublement favorisée non seulement vis-à-vis des autres Églises catholiques d’Europe mais aussi face aux autres cultes en Belgique même[19]. En effet, « le culte catholique est le seul à bénéficier de la prise en charge de traitements par paroisse, cette dernière étant une unité territoriale acceptée par le Ministère dès lors qu’elle dessert une population catholique ou non, de 600 habitants. Les autres cultes doivent démontrer l’existence d’un certain nombre de fidèles pour obtenir la prise en charge du traitement d’un desservant pour une nouvelle communauté ».[20]
Or, non seulement le nombre de pratiquants et de « demandeurs de rites » (baptême, mariage, funérailles) ne cesse de décroître[21] mais les vocations se font rares. Du coup, l’Église catholique « éprouve des difficultés à remplir le cadre qui lui est réservé ».[22] Comme ce sont les ministres et non les cultes qui sont subsidiés, selon F. Delpérée, si les églises étaient « pleines mais sans prêtres, il n’y aurait donc pas de financement ! »[23] Dans les autres cultes, le nombre d’ »adhérents » est déterminant[24]. Pour la laïcité, le cadre est établi sur une base purement territoriale : les arrondissements administratifs.
La situation en Belgique est très complexe et fut l’objet de plus en plus de critiques à l’aube du XXIe siècle. Beaucoup ont souhaiter une simplification mais aussi plus de justice dans la répartition des subventions qui incontestablement privilégie l’Église catholique.
Certes, celle-ci n’usurpe pas les deniers publics qui lui sont alloués. Il s’agit au départ d’une compensation après la confiscation de ses biens et aussi d’une reconnaissance du rôle social qu’elle joue. Néanmoins, il serait peut-être bon, à cet endroit, de relire Gaudium et spes. Le texte conciliaire[25] nous rappelle, certes, que « les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande ». Mais il précise aussi que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil ». Et d’ajouter même que, « bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ». L’important est « qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».
Il ne faut pas non plus oublier que « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».[26]
Dès lors, ne serait-il pas opportun que l’Église de Belgique, avant que des décisions politiques ne lui imposent un nouveau régime, prenne les devants, et dans un geste fort parce que profondément évangélique, elle ne renonce à ces privilèges et soit le moteur d’une nouveau modus vivendi entre les pouvoirs publics et les cultes ? Ne serait-il pas plus cohérent de s’en remettrre à la Providence plutôt qu’à l’État et de montrer que l’Église vit ce qu’elle prêche ?
Non seulement elle serait plus crédible mais elle retrouverait aussi plus de liberté. Peut-elle vraiment être prophétique en toutes circonstances si ses ministres sont les salariés d’un État qui, par ailleurs, prend de plus en plus de distances vis-à-vis de la simple morale naturelle ? N’oublions pas cette menace du Code pénal : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à cinq cents francs, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».[27]
Pourquoi l’Église de Belgique ne s’orienterait-elle pas vers une solution à l’italienne, par exemple ? Ce système adapté, librement consenti, clarifierait la situation, la rapprocherait de ce que suggère le Concile et redonnerait peut-être à l’Église, en ce pays, une saveur plus évangélique.
En 1947, J. Maritain écrivait ; »C’est la mission spirituelle de l’Église qui doit être aidée, non la puissance politique ou les avantages temporels auxquels tels ou tels de ses membres pourraient prétendre en son nom. Et dans l’était d’évolution et de conscience de soi auquel sont parvenues les sociétés modernes, une discrimination sociale ou politique en faveur de l’Église, ou l’octroi de privilèges temporels à ses ministres ou à ses fidèles, ou une politique de cléricalisme, seraient précisément de nature à compromettre, non à aider, cette mission spirituelle.(…) Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l’égalité des droits s’applique à ces différentes familles. Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique. Une fois la société politique pleinement différenciée dans son type « laïque » ou « profane », introduire dans la société politique un bien commun particulier, qui serait le bien commun temporel des fidèles d’une religion, fût-ce de la vraie religion, et qui réclamerait pour eux une situation privilégiée dans l’État, serait introduire un principe de division dans la société politique et manquer pour autant au bien commun temporel. C’est une conception pluraliste, assurant sur la base de l’égalité des droits les libertés propres des diverses familles religieuses institutionnellement reconnues et le statut de leur insertion dans la vie civile, qui est appelée, croyons-nous, à remplacer la conception dite (improprement) « théocratique » de l’âge sacral, la conception cléricale de l’époque joséphiste et la conception « libérale » de l’époque bourgeoise, et à harmoniser les intérêts du spirituel et ceux du temporel en ce qui concerne les questions mixtes (civiles-religieuses), en particulier celle de l’école »[28]. Cette prise de position annonce l’évolution officialisée lors du concile Vatican II, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Pour illustrer son propos, Maritain évoque le concordat signé en 1940 entre le Saint-Siège et l’État portugais. L’exemple est, à ses yeux, particulièrement intéressant parce que le régime dictatorial de l’époque qui prétend s’inspirer de principes catholiques, n’a prévu, de la part de l’État, aucun traitement pour le clergé. Et Maritain, plein d’admiration, de citer le cardinal Cerejeira qui parlait d’une « glorieuse pauvreté » et soulignait « l’importance de l’exemple ainsi donné, et la nécessité pour le clergé de se consacrer uniquement et librement à la mission divine de l’Église ».[29]
Devant les offensives laïques qui, autour de l’an 2002, ont effrayé bon nombre de catholiques belges qui se sentaient menacés dans leurs institutions, un religieux se demandait : « Leur foi reposerait-elle sur des institutions et non sur le roc inébranlable du Christ Seigneur ? ». Sa réflexion qui pèche clairement par son exaltation fidéiste n’en a pas moins le mérite de rappeler l’essentiel : « ce n’est pas sur les attaques éventuelles contre les positions de l’Église qu’il convient de se lamenter mais sur les multitudes de baptisés qui ont abandonné toute référence chrétienne ; sur les croyants qui ont davantage mis leurs espoirs dans les édifices que dans l’approfondissement de leur foi ; sur les paroisses engoncées dans la routine ; sur les responsables qui n’ont pas osé prendre des initiatives créatrices.
Nos frères persécutés savent d’instinct comment réagir : pratiquer les rites en cachette, se garder des espions, risquer sa carrière et même sa vie. Mais nous, chrétiens du « monde libre », nous a-t-on appris à résister à la pression d’une société où règne l’idolâtrie de l’argent, du confort et du profit maximum ? (…) »
Et il concluait plein de ferveur : « Plus modeste, plus humble, sans autre appui que sa foi, l’Église ira joyeusement son chemin, dépouillée de beaucoup de certitudes et d’institutions. Mais les pauvres reconnaîtront en elle le havre de grâce, les victimes de l’oppression y trouveront asile, les pécheurs pleureront d’allégresse d’y recevoir le pardon. Tout ne sera pas parfait -et ne l’a jamais été- mais ce sera plus évangélique ».[30]
On s’abstiendra donc de parler d’une religion minoritaire en se basant sur le seul critère de la pratique dominicale régulière. Beaucoup restent unis à l’Église par les liens intermittents des rendez-vous saisonniers lors des « quatre saisons de la vie », la leur et celle des autres » (L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 444-445).