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v. Le problème du financement public des cultes

[1]

En Belgique, la Constitution impose la prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres des cultes ainsi que, depuis 1993, des « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle »[2]. Cette disposition dont la base remonte à 1830 surprit plus d’un observateur catholique étranger⁠[3] dans la mesure où la même constitution a précédemment consacré l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État en précisant que celui-ci « n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ».⁠[4]

Les membres du Congrès national qui rédigèrent ces textes justifièrent la prise en charge par l’État des traitements et pensions par « la nécessaire compensation de la confiscation des biens qui avaient appartenu à l’Église sous l’Ancien régime[5] et de la suppression concomitante de la dîme[6] ».

Aujourd’hui, on souligne plutôt l’utilité sociale des cultes. Ainsi, « pour qu’un culte puisse jouir de la reconnaissance légale, il doit regrouper un nombre relativement élevé (plusieurs dizaines de milliers) d’adhérents, être structuré, être établi dans le pays depuis une assez longue période et enfin présenter un certain intérêt social ».⁠[7]

En plus des traitements et pensions, les pouvoirs publics, au nom de dispositions parfois antérieures à 1830, assument d’autres charges financières en faveur des cultes. La loi communale oblige les communes à assurer « les secours aux fabriques d’église[8] et aux consistoires[9] (…) en cas d’insuffisance constatée des moyens de ces établissements »[10]. Elle prévoit également « l’indemnité de logement des ministres des cultes (…) lorsque le logement n’est pas fourni en nature »[11]. De leur côté, les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains⁠[12]. Et ce sont elles et non les communes qui prennent en charge le déficit éventuel et le logement pour les cultes islamiques et orthodoxe ainsi que pour la laïcité.

Ajoutons encore que les édifices du culte jouissent de l’exonération du précompte immobilier⁠[13], que les membres du clergé régulier bénéficient de certaines assurances sociales et que les cultes reconnus peuvent bénéficier d’aides publiques à l’investissement et à la rénovation⁠[14]. Les cultes reconnus et, dans une mesure nettement moindre, la laïcité bénéficient aussi de toute une série de dépenses fiscales.⁠[15]

Bien sûr, tout en respectant l’autonomie des cultes, les pouvoirs publics se donnent la possibilité de contrôler leur temporel.

Ajoutons que cette situation est remise en question régulièrement par le pouvoir politique en fonction des alliances et des économies à envisager.

En France, à l’exception des trois départements d’Alsace-Lorraine⁠[16], la situation est radicalement à l’opposé. En effet, si « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », elle « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »[17].

Dès lors, les prêtres sont pris en charge par les diocèses. Quant aux églises, si elles ont été construites avant 1905, elles sont nationalisées et à charge des mairies et des conseils régionaux. Les églises postérieures à cette date sont des propriétés de l’Église (plus exactement des « associations diocésaines ») et soumises à l’impôt.

En dehors de ces deux extrêmes, la plupart des autres pays d’Europe ont mis en place un système d’impôt philosophiquement dédicacé ou « impôt d’Église ». Le contribuable peut, s’il le désire, affecter une part de son impôt au culte de son choix.⁠[18]

L’Église de France paraît donc singulièrement désavantagée par rapport à ses sœurs européennes. Ce qui ne l’empêche pas de vivre et d’être dynamique.

L’Église de Belgique, par contre, semble particulièrement et doublement favorisée non seulement vis-à-vis des autres Églises catholiques d’Europe mais aussi face aux autres cultes en Belgique même⁠[19]. En effet, « le culte catholique est le seul à bénéficier de la prise en charge de traitements par paroisse, cette dernière étant une unité territoriale acceptée par le Ministère dès lors qu’elle dessert une population catholique ou non, de 600 habitants. Les autres cultes doivent démontrer l’existence d’un certain nombre de fidèles pour obtenir la prise en charge du traitement d’un desservant pour une nouvelle communauté ».⁠[20]

Or, non seulement le nombre de pratiquants et de « demandeurs de rites » (baptême, mariage, funérailles) ne cesse de décroître⁠[21] mais les vocations se font rares. Du coup, l’Église catholique « éprouve des difficultés à remplir le cadre qui lui est réservé ».⁠[22] Comme ce sont les ministres et non les cultes qui sont subsidiés, selon F. Delpérée, si les églises étaient « pleines mais sans prêtres, il n’y aurait donc pas de financement ! »[23] Dans les autres cultes, le nombre d’ »adhérents » est déterminant⁠[24]. Pour la laïcité, le cadre est établi sur une base purement territoriale : les arrondissements administratifs.

La situation en Belgique est très complexe et fut l’objet de plus en plus de critiques à l’aube du XXIe siècle. Beaucoup ont souhaiter une simplification mais aussi plus de justice dans la répartition des subventions qui incontestablement privilégie l’Église catholique.

Certes, celle-ci n’usurpe pas les deniers publics qui lui sont alloués. Il s’agit au départ d’une compensation après la confiscation de ses biens et aussi d’une reconnaissance du rôle social qu’elle joue. Néanmoins, il serait peut-être bon, à cet endroit, de relire Gaudium et spes. Le texte conciliaire⁠[25] nous rappelle, certes, que « les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande ». Mais il précise aussi que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil ». Et d’ajouter même que, « bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ». L’important est « qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».

Il ne faut pas non plus oublier que « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».⁠[26]

Dès lors, ne serait-il pas opportun que l’Église de Belgique, avant que des décisions politiques ne lui imposent un nouveau régime, prenne les devants, et dans un geste fort parce que profondément évangélique, elle ne renonce à ces privilèges et soit le moteur d’une nouveau modus vivendi entre les pouvoirs publics et les cultes ? Ne serait-il pas plus cohérent de s’en remettrre à la Providence plutôt qu’à l’État et de montrer que l’Église vit ce qu’elle prêche ?

Non seulement elle serait plus crédible mais elle retrouverait aussi plus de liberté. Peut-elle vraiment être prophétique en toutes circonstances si ses ministres sont les salariés d’un État qui, par ailleurs, prend de plus en plus de distances vis-à-vis de la simple morale naturelle ? N’oublions pas cette menace du Code pénal : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à cinq cents francs, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».⁠[27]

Pourquoi l’Église de Belgique ne s’orienterait-elle pas vers une solution à l’italienne, par exemple ? Ce système adapté, librement consenti, clarifierait la situation, la rapprocherait de ce que suggère le Concile et redonnerait peut-être à l’Église, en ce pays, une saveur plus évangélique.

En 1947, J. Maritain écrivait ; »C’est la mission spirituelle de l’Église qui doit être aidée, non la puissance politique ou les avantages temporels auxquels tels ou tels de ses membres pourraient prétendre en son nom. Et dans l’était d’évolution et de conscience de soi auquel sont parvenues les sociétés modernes, une discrimination sociale ou politique en faveur de l’Église, ou l’octroi de privilèges temporels à ses ministres ou à ses fidèles, ou une politique de cléricalisme, seraient précisément de nature à compromettre, non à aider, cette mission spirituelle.(…) Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l’égalité des droits s’applique à ces différentes familles. Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique. Une fois la société politique pleinement différenciée dans son type « laïque » ou « profane », introduire dans la société politique un bien commun particulier, qui serait le bien commun temporel des fidèles d’une religion, fût-ce de la vraie religion, et qui réclamerait pour eux une situation privilégiée dans l’État, serait introduire un principe de division dans la société politique et manquer pour autant au bien commun temporel. C’est une conception pluraliste, assurant sur la base de l’égalité des droits les libertés propres des diverses familles religieuses institutionnellement reconnues et le statut de leur insertion dans la vie civile, qui est appelée, croyons-nous, à remplacer la conception dite (improprement) « théocratique » de l’âge sacral, la conception cléricale de l’époque joséphiste et la conception « libérale » de l’époque bourgeoise, et à harmoniser les intérêts du spirituel et ceux du temporel en ce qui concerne les questions mixtes (civiles-religieuses), en particulier celle de l’école »[28]. Cette prise de position annonce l’évolution officialisée lors du concile Vatican II, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Pour illustrer son propos, Maritain évoque le concordat signé en 1940 entre le Saint-Siège et l’État portugais. L’exemple est, à ses yeux, particulièrement intéressant parce que le régime dictatorial de l’époque qui prétend s’inspirer de principes catholiques, n’a prévu, de la part de l’État, aucun traitement pour le clergé. Et Maritain, plein d’admiration, de citer le cardinal Cerejeira qui parlait d’une « glorieuse pauvreté » et soulignait « l’importance de l’exemple ainsi donné, et la nécessité pour le clergé de se consacrer uniquement et librement à la mission divine de l’Église ».⁠[29]

Devant les offensives laïques qui, autour de l’an 2002, ont effrayé bon nombre de catholiques belges qui se sentaient menacés dans leurs institutions, un religieux se demandait : « Leur foi reposerait-elle sur des institutions et non sur le roc inébranlable du Christ Seigneur ? ». Sa réflexion qui pèche clairement par son exaltation fidéiste n’en a pas moins le mérite de rappeler l’essentiel : « ce n’est pas sur les attaques éventuelles contre les positions de l’Église qu’il convient de se lamenter mais sur les multitudes de baptisés qui ont abandonné toute référence chrétienne ; sur les croyants qui ont davantage mis leurs espoirs dans les édifices que dans l’approfondissement de leur foi ; sur les paroisses engoncées dans la routine ; sur les responsables qui n’ont pas osé prendre des initiatives créatrices.

Nos frères persécutés savent d’instinct comment réagir : pratiquer les rites en cachette, se garder des espions, risquer sa carrière et même sa vie. Mais nous, chrétiens du « monde libre », nous a-t-on appris à résister à la pression d’une société où règne l’idolâtrie de l’argent, du confort et du profit maximum ? (…) »

Et il concluait plein de ferveur : « Plus modeste, plus humble, sans autre appui que sa foi, l’Église ira joyeusement son chemin, dépouillée de beaucoup de certitudes et d’institutions. Mais les pauvres reconnaîtront en elle le havre de grâce, les victimes de l’oppression y trouveront asile, les pécheurs pleureront d’allégresse d’y recevoir le pardon. Tout ne sera pas parfait -et ne l’a jamais été- mais ce sera plus évangélique ».⁠[30]


1. Il s’agit des cultes reconnus et de la « laïcité organisée ». A ce propos, « certains laïques déclarent ne pas se reconnaître dans la laïcité organisée et regrettent une structuration considérée à certains égards comme trop inspirée de celle des églises, ajoutant qu’en revendiquant une « part du gâteau », il sera plus difficile à la laïcité organisée de contester le financement des églises par l’État » ( HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 85).
2. Art. 181 (anciennement 114). Sont exclus de cette mesure les membres des ordres réguliers et des congrégations religieuses. Par contre, les aumôniers et conseillers moraux en profitent.
3. Ce fut le cas de Ch. de Montalembert (1810-1870) grand défenseur des libertés religieuses qui se fit remarquer à Malines en 1863 par son discours intitulé « L’Église libre dans l’État libre ». (Cf. KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, Warny, 1945, pp. 100-106 et surtout MONTALEMBERT Charles de, L’Église libre dans l’État libre, Précédé de Des intérêts catholiques au XIXe siècle, Textes publiés et présentés par Jean-Noël Dumont et Daniel Moulinet, La nuit surveillée, Cerf, 2010).
4. Art. 21 (anciennement 16). Le même article stipulait encore que « Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».
5. Le territoire de la Belgique envahi, en 1792, par les troupes françaises se vit imposer, en 1795, les mesures révolutionnaires contre l’Église.
6. « Fraction variable de la récolte, prélevée par l’Église » ®.
7. Chambre, Questions et réponses, n°509, 21-2-1997, cité in SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 10. C’est la raison pour laquelle le constitutionnaliste Francis Delpérée (UCL) défend le système actuel qu’il considère comme « un bon système. Les « ministres du culte », et non le culte lui-même, sont subsidiés. Ils offrent un service à la société. Des hommes et des femmes veulent en effet avoir une assistance morale ou spirituelle, par exemple, en temps de maladie ou au moment du décès. Voilà ce qui justifie cette subsidiation à laquelle l’État consacre 10,2 milliards (BEF) par an. Si la laïcité est également financée, c’est pour son assistance morale ». (Cité par DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, in Dimanche, n°42, 11-11-2001). De son côté, J.-Fr. Husson déclare qu’ »un bilan complet du fonctionnement des cultes devrait comprendre aussi une estimation de leurs apports sociaux et culturels à la société » ( Le financement public des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques, op. cit., p. 5).
8. Ensemble des clercs et des laïcs chargés de la gestion matérielle d’une église catholique. Il s’agit d’une administration publique.
9. Assemblée de ministres du culte et de laïques élus pour diriger les affaires d’une communauté protestante ou israélite (R).
10. Art. 255, 9°.
11. Art. 255, 12°.
12. Loi provinciale du 30-4-1836, art. 69.
13. En profitent également des cultes non reconnus : Mormons, Témoins de Jéhovah, Église norvégienne, Église suédoise, culte antoiniste, union bouddhique, Baha’is, églises protestantes n’appartenant pas à l’Église protestante unie de Belgique. Si le bouddhisme n’est pas encore reconnu à l’heure actuelle, l’asbl Union bouddhique belge reçoit une subvention. Pour mémoire, sont reconnus les cultes catholique romain (depuis 1830), orthodoxe (1985), israélite (1808), anglican (1835), protestant-évangélique (1876, modification en 2000), islamique (1974). La conception philosophique non confessionnelle est reconnue depuis 2002. (Cf. Service public fédéral, Justice)
14. Cf. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. De, op. cit., p. 7.
15. Réduction ou gratuité des droits de mutation, de succession, d’enregistrement, exemption, à certaines conditions, des taxes d’affichage, sur la valeur ajoutée ou sur les contrats d’assurance (Cf. HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 47).
16. Le Concordat de 1801, toujours en vigueur dans ces départements, prévoit que « le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés... »(art. 14). Ajoutons, pour être complet, que depuis 1828, le département de Guyane rémunère le clergé local. Le culte catholique est d’ailleurs le seul à être juridiquement reconnu. En Tunisie et en Algérie, jusqu’à leur indépendance, les ministres du culte étaient aussi rétribuées par les deniers publics. (Cf. d’ONORIO J.-B., La crise de la laïcité française, in La laïcité au défi de la modernité, Téqui, 1990, p. 48).
17. Loi des 9-11 décembre 1905, art. 1.
18. Il a, la plupart du temps, le choix entre différents cultes (Allemagne, Suisse, Suède) et même, en Espagne et en Italie, entre différentes œuvres sociales. Au Danemark et en Norvège, seule l’Église évangélique luthérienne peut bénéficier de cet impôt. Les contribuables peuvent s’abstenir de payer cet impôt sauf en Italie. Contre ce système, on avance que les cultes dont les adeptes jouissent de revenus élevés seront avantagés et que le choix philosophique par voie fiscale peut être une atteinte à la vie privée.
19. Suivant les paramètres choisis, la part de l’Église catholique s’élève à un peu moins de 80-90% du total alloué aux cultes et à la laïcité. Cette part diminue en fonction de la diminution du nombre de traitements versés.
20. SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., p. 24. De plus, un traitement de chapelain peut être pris en charge si la chapellenie concerne 400 habitants à une distance maximum de 2km de l’église-mère (HUSSON J.-Fr., op. cit., p. 11). Les curés, desservants, chapelains et vicaires sont rémunérés ainsi que les assistants paroissiaux qui sont des laïcs au service de l’Église et assimilés, du point de vue de la rémunération, aux précédents..
21. Pour l’ensemble de la Belgique, la pratique dominicale est passée de 1967 à 1995 de 42,9% à 13,1% de la population de 5 à 59 ans. Pour la même période, les baptêmes sont passés de 93,6% des enfants à 68,1% ; les funérailles de 84,3% à 77,7% ; les mariages de 86,1% à 50,2%. (Service de statistiques de la Conférence épiscopale cité par SÄGESSER C. et COOREBYTER V. de, op. cit., pp. 18-19). En 2009, la pratique dominicale est tombée, pour l’ensemble du pays, à 4.9%. En 2007, les mariages religieux étaient à 25.6%, les baptêmes à 54.6%, les funérailles à 58.4 %. (SÄGESSER C., Observatoire des religions et de la laïcité, 18 avril, 2012.)
22. Id., p. 24.
23. DELHEZ Ch., La Belgique, pays concordataire ?, op. cit..
24. Ce critère est aussi discuté car, pour l’Église catholique, faudrait-il prendre en compte les quelques pourcents restants de pratiquants, les 20 ou 50% de « demandeurs de rites » ou encore le e nombre d’élèves suivant le cours de religion catholique dans l’enseignement officiel obligatoire, à leur niveau respectif ? De même, « pour la laïcité, faut-il prendre comme repère le 1,1% de la population qui adhère à la libre-pensée ou, selon d’autres enquêtes, les 12% qui se situeraient dans cette ligne laïque ou encore les 15% (de 29 à 46 en 2018) des enfants qui fréquentent le cours de morale ? ». Or, « ces trois dernières années, 30% des subsides régionaux en Wallonie ont été à la laïcité » ! (DELHEZ Ch., id.). Le cardinal Danneels fait remarquer qu’ »il est (…) irrecevable de limiter le nombre des membres de l’Église au nombre de pratiquants dominicaux. Le baptême reste le fondement de l’appartenance à l’Église. Et enfin est-il bien vrai que l’Église est minoritaire dans notre pays ? « Il semble, note (…) René Rémond, que le sociologue a tort d’adopter les critères mêmes de l’Église pour apprécier l’étendue de son influence et de privilégier presque exclusivement les taux de pratique. Pourquoi, dit-il, appliquer au religieux des critères somme toute plus stricts que ceux adoptés pour les autres faits d’appartenance sociale. Comparons avec les partis politiques, continue-t-il, personne n’a l’idée de limiter leur rayonnement à la seule assiduité de leurs militants aux réunions. Et l’on ne mesure pas l’intérêt pour le football aux nombre de ceux qui le pratiquent ou adhèrent à un club, mais à l’audimat réalisé lors d’une Coupe du Monde » (Le christianisme en accusation, p. 35).
   On s’abstiendra donc de parler d’une religion minoritaire en se basant sur le seul critère de la pratique dominicale régulière. Beaucoup restent unis à l’Église par les liens intermittents des rendez-vous saisonniers lors des « quatre saisons de la vie », la leur et celle des autres » (L’Église et les défis du troisième millénaire, in DC n° 2269, 5 mai 2002, pp. 444-445).
25. GS 76 §5.
26. GS 76 §2.
27. Article 268.
28. Les droits de l’homme et la loi naturelle, P. Hartmann, 1947, pp. 30-32.
29. Id., p. 33.
30. DEVILLERS R. (dominicain), Vers un nouveau statut de l’Église ?, in Dimanche, n°38, 14-10-2001.

⁢a. Faut-il avoir peur du « modèle » français ?

Sur un plan général, il n’est pas inutile de revenir, plus en profondeur, à la conception laïque de l’État telle qu’elle se vit en France pour mesurer jusqu’à quel point elle peut être compatible avec la vision chrétienne des rapports entre l’Église et l’État.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que la radicalité française en la matière hante de nombreux esprits et que l’instauration d’un système extrême tel que celui-là est de plus en plus possible du fait de la déchristianisation et de l’émergence de gouvernements très laïques.

Que pensent les évêques français de la vie de leur Église au sein d’une République officiellement laïque ?

Si la séparation imposée en 1905⁠[1] été cruellement ressentie et durement contestée, la négociation a progressivement apaisé les esprits.

En 1923 déjà, l’abbé Ferdinand Renaud⁠[2] écrivait que « le premier résultat de la loi du 9 décembre 1905 fut d’abolir cette situation officielle ou quasi officielle des Églises dans l’État :  »la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » dit l’article 2 de la loi. C’est le principe même de la séparation. Il ne s’agit pas de le remettre en question. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur la légitimité de ce principe et quelques regrets qu’on laisse parfois surprendre, de part et d’autre, de l’ancien état de chose, il semble bien qu’aucune des deux puissances, pas plus la spirituelle que la temporelle, n’accepterait, si on le lui offrait, de renouer les liens, pesant parfois comme des chaînes, que la séparation a brisés ».⁠[3]

Le 13-11-1945, les cardinaux et archevêques de France déclaraient⁠[4]:

1° Si on entend proclamer la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique, nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Église.

Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État, ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine de l’Église.

2° La « laïcité de l’État » peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé » de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion.

Ce second sens, s’il est bien, compris, est lui aussi, conforme à la pensée de l’Église.

3° Par contre, si la « laïcité de l’État » est une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement politique, qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la nation tout entière, nous nous élevons de toutes nos forces contre cette doctrine: nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’État et de la mission de l’Église.

4° Enfin, si la « laïcité de l’État » signifie la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action, nous affirmons que cette thèse est extrêmement dangereuse, rétrograde et fausse.

Cette thèse est rétrograde parce qu’elle nous ramène à la conception de l’État païen, dont le christianisme nous avait libérés : l’empereur, maître absolu des consciences et des vies. Le progrès du droit moderne s’est fait dans le sens d’une limitation de l’absolutisme de l’État : du droit public interne, puisque l’État lui-même admet le recours, pour excès de pouvoir contre les actes abusifs de ses représentants et de son autorité ; du droit international, car, de plus en plus, il apparaît évident qu’un ordre de justice et de paix ne pourra être établi entre les nations que si chacune consent à abandonner une part de sa souveraineté. »

Cette importante mise au point éclaire encore aujourd’hui la pensée des évêques de France. Ils ne remettent pas en question le caractère laïc de la République⁠[5] mais se prononcent pour une laïcité « ouverte »⁠[6].

En 1996, le Pape fut invité, en France, à célébrer le XVe centenaire du baptême de Clovis. Devant certaines réactions négatives qui accusaient l’Église de pécher contre la séparation, l’épiscopat publia d’intéressantes mises au point.

Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille, affirma⁠[7] que jamais l’Église en France n’avait voulu remettre en cause la laïcité. Au contraire il en souligna les aspects positifs : « une certaine manière de vivre ensemble dans la reconnaissance des diversités, une convergence des esprits autour des principes de dignité et de droit de l’homme, une volonté, jamais tout _ fait acquise, de défense et de promotion de la vie et de la famille » ; (…) « une manière de vivre ensemble dans le respect des lois de la République et l’apprentissage de la différence » ; (…) « un partenariat en vue d’édifier une société de convivialité »

Il prôna aussi une « laïcité ouverte » qui « ne se réduit pas à une sorte de neutralité bienveillante. Elle n’est pas non plus synonyme d’absence de valeurs. Elle ne s’identifie pas au néant éthique et ne livre pas le citoyen à lui-même : elle a besoin de références pour éclairer le comportement des citoyens »

Il est clair que de la conception que l’on se fait de l’homme dépend le mode de vie en société. Or, peut-on laisser l’homme sans références, sans repères, sans mémoire, sans modèle ? Et comment se feront les choix auxquels il sera confronté ? « La revendication de l’autonomie des consciences ne génère-t-elle pas inévitablement une société laxiste et éclatée où toute contrainte devient insupportable ? » Si « la laïcité est en danger », ce n’est pas du fait de l’Église « mais c’est au contrarier l’absence de références anthropologiques et spirituelles qui rend la société ouverte à tous les excès de l’individualisme, du fondamentalisme et de la violence qui en découle ». Dans une telle situation, « il est normal que les grandes traditions spirituelles (…) puissent librement s’exprimer et témoigner de leur sens de l’homme créé à l’image de Dieu ». Elles ne cherchent pas à s’imposer par la force . Elles « apportent des raisons de vivre à une société en perte de finalités, en l’appelant à une utopie de communion dans le respect des diversités. Elles proposent des repères moraux non pas pour plaquer une morale « prêt à porter », mais (…) pour « initier à la capacité de discerner les enjeux éthiques des situations » (G. Coq) ».

Avec la sécularisation et le triomphe de la laïcité, « les Églises, après avoir eu le sentiment de perdre tout pouvoir dans la nation, se réinvestissent à un autre niveau plus profond : elles irriguent une société en perte de sens, proposent leur patrimoine spirituel et, du même coup, canonisent la laïcité comme « mode vie ensemble », et paradoxalement retrouvent ainsi leur rôle évangélique de servantes de l’homme et de la société ».

Toujours à propos des remous provoqués par la célébration du baptême de Clovis, Mgr Gérad Defois, archevêque de Reims, renchérit⁠[8] : « La séparation de l’Église et de l’État nous apparaît une sauvegarde de nos libertés, y compris des libertés religieuses ». (…) « …Chrétiens et laïcs se rejoignent, ils s e reconnaissent un patrimoine moral commun lorsqu’ils mettent l’homme, ses droits et sa dignité, ses devoirs et sa responsabilité au cœur de la solidarité nationale ». Si l’alliance entre l’Église et l’État « n’est plus structurelle en contexte laïc de sécularisation, il n’en demeure pas moins vrai que nous avons ensemble à faire l’avenir dans une France aux multiples héritages et une nation en perpétuelle genèse dans le dialogue des cultures, des religions et des idéaux spirituels ». Dès lors, « …valeurs laïques et valeurs chrétiennes sont appelées à se conforter pour promouvoir fraternellement la liberté et l’égalité dans la société qui naît aujourd’hui »

Après la visite de Jean-Paul II, Mgr Balland, archevêque de Lyon rappela⁠[9] : « …la séparation de l’Église et de l’État que personne ne veut remettre en cause et la laïcité de l’État dont chacun reconnaît qu’elle est, chez nous, nécessaire…​ ».

Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, porta le débat sur le plan pédagogique. Nous devons être, déclara-t-il⁠[10], « dans notre société, non pas des conquérants, mais des témoins de la vérité et de l’amour de Dieu manifestés en Jésus-Christ ». Conscient de l’existence d’un courant anticlérical, l’évêque entend dépasser la polémique car il y a, aujourd’hui comme hier, entre les uns et les autres « des convictions et des valeurs communes : en particulier, le respect de la vérité, la droiture dans les comportements personnels, le sens de la justice pour tous dans la vie sociale ». La société est devenue plurielle et « …​nous ne rêvons pas d’y imposer notre foi, puisqu’elle est un appel à la liberté personnelle. Mais nous sommes pour tous : catholiques, c’est-à-dire ouverts à la totalité des réalités de ce monde, et désireux d’y inscrire les signes de l’amour de Dieu pour tout être humain. » (…) « …​Il ne nous suffit pas de nous réclamer d’un héritage prestigieux. Nous sommes cette Église du temps présent que Dieu appelle à se ressourcer sans cesse ».

Peu après cette visite de Jean-Paul II, eut lieu, à Lourdes, l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France. Ce fut l’occasion de revenir, en profondeur, sur ce que devaient être les relations entre l’Église et l’État laïc.

Dans son Discours d’introduction[11], Mgr Joseph Duval, président de la Conférence épiscopale reconnut que « la loi de 1905, née dans un climat de guerre, a fini par être acceptée et interprétée dans le sens d’une distinction des pouvoirs, dans le respect de la dimension sociale de la vie religieuse et de la coopération avec les autorités civiles pour le bien de la nation ». Mais il n’hésita pas à dénoncer une autre conception de la laïcité qui est « en contradiction avec la loi. Il faudrait, expliqua-t-il, au nom de cette laïcité, que la foi chrétienne et même l’Église soient reléguées dans la sphère du privé et n’apparaissent pas dans l’espace public. Or si l’acte de croire en Dieu relève d’un choix personnel, la pratique de la foi a une dimension sociale et entraîne des conséquences sur le comportement individuel et sur le lien social. La foi chrétienne propose une conception de l’homme qu’il ne convient pas d’imposer aux autres, mais avec laquelle les chrétiens souhaitent entrer dans le débat d’idées pour le bien de l’homme et de la société[12]. En revanche, les tenants d’une laïcité niant la dimension sociale du fait religieux, en viendraient à le concevoir comme un délit d’opinion. Seuls les chrétiens n’auraient pas le droit de s’exprimer publiquement, de témoigner de leur foi et d’inviter à les rejoindre.

Les chrétiens sont des citoyens à part entière et participent loyalement à la vie du pays. Ils apportent leur contribution à la société au nom même de leurs convictions de la liberté, de la générosité et de la solidarité des enfants de Dieu. L’Église ne peut accepter que pour elle la laïcité soit l’exclusion de ce domaine ».

Intéressante aussi est l’analyse de la notion même de laïcité à laquelle s’est livré le cardinal Pierre Eyt⁠[13]. Nous avons vu plus haut que J.-P. Chevènement lui-même rappelait que la laïcité n’est pas un dogme contrairement à ce que de nombreux « laïques » donnent à penser. Pour le cardinal Eyt, la laïcité « ne peut pas constituer un principe tel qu’il échappe à toute discussion. Telle est la modernité qu’aucune idée ne revêt désormais un caractère sacré ou un caractère maudit qui puisse en interdire la discussion ou la mise en débat. La laïcité ne peut échapper au questionnement qu’elle prône pour toute autre opinion ou tout autre principe. A la vouloir un dogme indiscutable, les tenants de la laïcité l’excluraient de la modernité qu’ils prétendent précisément constituer par le principe de cette même laïcité  ».

L’archevêque de Bordeaux rappelle ensuite la distinction entre la « laïcité de refus » ou « de restriction » qui interdit de « donner à toute forme de transcendance spirituelle ou religieuse la moindre part de l’espace public, ainsi que de lui reconnaître une capacité d’expression et de compétence regardant la société » et la « laïcité de respect » ou de « neutralité » ou encore « d’intervention positive » qui peut « se comprendre comme la mise en œuvre, équitable et respectueuse, de la présence et de l’action dans le champ social d’une pluralité d’expressions organisées se manifestant sur le plan religieux et spirituel ».

Ceci dit, l’auteur fait plusieurs remarques :

  1. La sécularisation n’a pas uniformisé le statut des Églises et des institutions religieuses en Europe.

  2. La sécularisation « en atténuant les conflits de nature strictement religieuse, affaiblit par là même la revendication et la légitimation de la laïcité. Cette dernière apparaît alors, à son tour, comme une variante dans l’expression de l’absolu et, à ce titre, comme une certaine forme de dogmatisme, pouvant être elle-même marquée par l’intolérance, bref une « religion séculière ». »

  3. La sécularisation est aujourd’hui confrontée à une quête de religiosité, à « une certaine reviviscence de la religion » qui n’est pas toujours sans danger vu l’efflorescence de certaines sectes. A cet égard, la « laïcité de refus » peut être accusée « de devenir un moyen discriminatoire et policier dans un champ social où la compétence de l’État, précisément laïque, ne peut se mettre pour autant au-dessus de toute discussion et contestation ».⁠[14]

  4. La sécularisation est confrontée aussi au fait que la religion, le christianisme en particulier, a informé la culture, y compris la morale, occidentale. Comment se comprendre et comment comprendre la laïcité elle-même, qu’elle soit « de refus » ou « de respect », sans en tenir compte ?

  5. La sécularisation est mise aujourd’hui en question par l’Islam qui « n’a pas de principe fondateur pour penser quelque forme que ce soit de laïcité ». Si, en effet, la laïcité est « le résultat de l’Évangile et du christianisme » (Rendez à César…​), l’Islam, lui, « voit une unité insécable là où nous voyons une distinction créatrice »

  6. Si toute religion peut devenir « une vision totalisante ou même totalitaire du réel » et « emprunte les voies de l’agressivité en excluant ceux qui ne partagent pas les mêmes idées et les mêmes comportements », cette tentation intégriste « peut aussi affecter des idéologies et des attitudes athées entraînant alors une véritable anti-religion. Au nom de quelle immunité miraculeuse de la laïcité échapperait-elle à l’intégrisme ? »

Il découle de ces constats et réflexions que la laïcité de refus ne peut « pas passer pour un principe universel ». A moins de la considérer comme une idéologie, elle est « le résultat singulier de l’histoire particulière » de la France. « Par contre, dans la mesure où pour répondre à des questions nouvelles, notre conception et notre pratique de la laïcité évolueraient elles aussi, nous pourrions conclure que la laïcité est un principe universel, susceptible de mises en œuvre toujours amendables dans des contextes culturels et sociaux très diversifiés ».

Dans un esprit de dialogue encourageant pour l’avenir de leurs relations, le 12 février 2002, l’Église catholique et l’État français « ont décidé de formaliser leurs relations par des réunions régulières (…). Des deux côtés, on assure qu’il n’est absolument pas question de toucher aux lois de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ni aux accords de 1923 sur les relations entre l’Église catholique et l’État, mais de régler les problèmes[15] qui ont pu surgir au cours des années »[16]. Alors que une concertation était engagée avec des représentants de l’Islam en France et que des rencontres régulières ont déjà lieu avec des représentants du Judaïsme, « paradoxalement, il n’existait pas de structure de concertation avec l’Église catholique, la plus ancienne et la plus nombreuse »[17]. Commentant l’événement, Mgr Tauran déclara : « Nous sommes dans une société pluraliste, il est normal que les catholiques puissent faire entendre leur voix, non pas pour imposer leur point de vue, mais pour faire réfléchir ceux qui ont la gestion de la chose publique et la société tout entière sur certains enjeux et surtout la dimension transcendante de l’homme. On ne peut pas séparer l’Église de la société, parce que la dimension transcendante de l’homme fait que les problèmes spirituels un jour ou l’autre atterrissent sur la table des hommes politiques. Et donc il faut faire en sorte de donner à l’Église cette possibilité d’être un partenaire ».⁠[18]

Il ressort de cet examen du cas français que la laïcité est parfaitement acceptable si elle respecte la nature et la liberté de l’État et des Églises et se construit sur ces quatre principes simples⁠[19] :

« -la non-confessionnalité de l’État ;

-la liberté religieuse (qui est bien davantage que la liberté de culte) ;

-l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel ;

-la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel. »[20]

A propos de la non-confessionnalité de l’État, « on peut légitimement estimer que les principes généraux énoncés dans les deux premiers articles de la loi de 1905 n’offrent plus, en, tant que tels, de difficultés pour l’Église. Au contraire, ils offrent un cadre dans lequel cette dernière reconnaît pouvoir accomplir sa mission. Elle retrouve même des aspects essentiels de sa doctrine : la liberté des consciences et l’incompétence naturelle de l’État en matière spirituelle, que consacre et régule à la fois le principe de laïcité »

A propos de la liberté religieuse, il faut « faire observer que la notion de culte ne peut seule rendre compte des activités des Églises er ne parvient plus à leur donner toute leur place en une nation, car elle ne permet pas d’offrir un espace suffisant à leur expression sociale ».⁠[21]

A propos de l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel, le mot « directement » a toute son importance car « les forces religieuses (…) sont surtout une chance pour la vie en commun, pour peu qu’elles puissent aussi participer, à leur place et grâce à une certaine reconnaissance, à la construction d’une société où l’homme est reçu dans toutes ses dimensions culturelles et spirituelles ».

A propos de la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel, « il reste à souhaiter que, libérés du laïcisme réducteur, les États puissent toujours mieux appréhender la dimension spirituelle des citoyens en vue d’assurer la paix religieuse et la concorde civique. Ainsi les Églises seront-elles mises en condition de pouvoir éclairer la route des hommes. »

Les quatre principes énoncés sont universalisables et peuvent se contracter dans cette formule claire et nette : « On peut, certes, séparer l’Église de l’État. On ne pourra jamais séparer l’Église de la société ! ».

C’est bien aussi la pensée du cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix et du Conseil pontifical Cor Unum : « Après l’État chrétien, dont le Concile a sonné le glas[22], après l’État athée qui en est l’exacte et aussi intolérable antithèse, l’État laïque ne se contente plus d’une neutralité par abstention : il est de son devoir, sans se renier, de faire appel à la religion comme à une référence vitale, porteuse d’un ensemble d’expériences et de valeurs qui peuvent contribuer à nourrir et à fortifier le tissu si fragile de la société (…). »⁠[23]

C’est bien encore la pensée du cardinal Danneels : « Personne ne mettra probablement en doute l’indépendance de l’État par rapport à l’Église ou l’inverse. L’indépendance de l’Église par rapport à l’État est d’ailleurs garantie par la Constitution. Rares sont ceux d’ailleurs qui veulent la totale séparation. Il y a à cela dans notre pays des raisons historiques et culturelles qui ont leur vérité et leur poids. Mais il y a aussi une raison anthropologique et sociale à ce refus, surtout si celui-ci devait prendre la forme d’une tendance à reléguer entièrement la religion dans le domaine de la vie privée.

La religion refuse d’être parquée ou cantonnée dans le domaine privé du foyer ou des bâtiments du culte. Dieu doit pouvoir être servi aussi en plein air. De plus l’appartenance religieuse ne se limite pas à la conviction intime et personnelle : elle se traduit aussi dans un engagement en société. qu’on pense au monde de l’enseignement, aux institutions chrétiennes de soins, aux initiatives en faveur des pauvres, des immigrés, des sans-papier, aux mouvements d’adultes et de jeunes et à l’urgence pour la société contemporaine d’aider les hommes dans la recherche de sens.

Limiter la religion au seul domaine du culte est faux et donc inacceptable. La foi inspire des œuvres autres que le culte, comme l’affirmait déjà saint Jacques : « La foi sans les œuvres est morte ». »[24]


1. Pour rappel, voici ses deux premiers articles:
   1. « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».
   2 « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte…​ Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets (de l’État, des départements, des communes) les dépenses relatives à des services d’aumôneries et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons »…​ La Constitution de 1946 n’a rien changé fondamentalement à ces principes, elle rappelle « la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement publics » (1,13).
   La loi de 1905 dite « de séparation » fut fermement condamnée par Pie X, le 11-2-1906, dans l’encyclique Vehementer nos (cf. infra).
2. Il fut un des négociateurs d’un accord avec la République sur les associations diocésaines qui sont gestionnaires du temporel de l’Église. Si la loi de 1905 ne reconnaissait aucun culte, le droit offre aux groupements à connotation religieuse la possibilité d’avoir un statut dans l’État. La loi de 1905 prévoyait la constitution d’ »associations cultuelles » « ayant exclusivement pour objet l’exercice d’un culte ». Les religions protestante, orthodoxe, israélite, musulmane et bouddhiste adoptèrent cette formule. L’Église catholique refusa que « l’administration et la garde du culte public » soient attribuées « non pas au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur, mais à une association de personnes laïques » dépendant de l’autorité civile (PIE X, Vehementer nos). A partir de 1924, l’Église catholique a mis en place des associations diocésaines « fonctionnant selon un statut type établi en concertation entre l’épiscopat de l’Église de France et le Saint-Siège, statut type pour lequel le Conseil d’État a reconnu en décembre 1923 qu’il ne comportait aucune disposition contraire au droit français » dans la mesure où elles respectent les lois générales sur les associations. (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.).
3. Les Associations diocésaines, Etude sur le statut de l’Église en France, Dunot, 1923, p. 1 ; cité par TAURAN Mgr J.-L., Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, DC, n°2263, 3-2-2002, p. 127.
4. DC n° 955, 6-1-1946.
5. A propos de la Constitution de 1958 qui proclame que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (2, 1), le cardinal Eyt, archevêque de Bordeaux faisait remarquer qu’ »aucune objection conséquente n’a été soulevée contre cette définition » (in Le principe de laïcité est-il universel ?, DC n°2190, 18-10-1998, pp. 873-875).
6. J.-P. Chevènement (op. cit.) parle de « laïcité positive ». C’est, pour ce ministre, l’attitude ancienne des pays catholiques qui a suscité, dès le XIXe siècle, une « laïcité de combat » : « La France est le seul pays européen où la laïcité ait été élevée au rang de principe constitutionnel. Elle est le seul pays aussi où elle ait abouti à la séparation complète de l’Église et de l’État ». Cette radicalité s’explique par le lien étroit entre l’Ancien régime et l’Église : « De sorte que lorsqu’est venue l’heure de contester l’absolutisme royal, on a contesté dans le même temps, la hiérarchie et souvent la religion catholiques, qui fondaient sa légitimité de droit divin ». La séparation a pacifié les relations Église-État, en préservant, entre sphère privée et sphère publique, « un espace où s’épanouit la raison naturelle que tous les hommes ont en commun ». La laïcité de l’État « ne prémunit pas seulement chaque citoyen contre toute discrimination relative à sa religion ; elle fait de la chose publique une chose véritablement commune, où il n’y a place que pour l’argumentation éclairée par les lumières de la raison ; elle contribue ainsi à la formation du citoyen et à l’exercice de la démocratie ». J.-P. Chevènement ajoute encore que « …​la laïcité est une valeur ; ce n’est pas un dogme. » Comme on le voit ailleurs en Europe, « on peut en cultiver l’esprit selon d’autres modalités ». Et de citer l’Allemagne où les communautés religieuses jouissent d’un droit de taxation et où l’instruction religieuse fait partie du programme d’études des écoles d’État. De citer aussi la Grande-Bretagne où le Roi ou la Reine sont aussi chef de l’Église anglicane et où les dignitaires religieux siègent à la Chambre des Lords. Le gouvernement français lui-même n’a pas supprimé le régime concordataire en vigueur en Alsace-Lorraine depuis 1801. Preuve d’une « laïcité positive ». Finalement, ce qu’il y a de fondamental dans la laïcité commune à toute l’Europe, c’est « « la liberté de choisir sa religion, y compris celle de n’en pas choisir, le rejet de toute discrimination au regard de son appartenance confessionnelle, le respect rigoureux des consciences et donc des croyances, la soustraction du débat public et de l’activité scientifique à l’empire de quelque dogme particulier, le droit au libre examen, sans borne et sans exclusive, le refus des intégrismes fanatiques, …​ ». C’est pourquoi seul l’Islam fait encore vraiment problème mais, J.-P. Chevènement espère en son « noyau rationnel » pour trouver les modalités pratiques des rapports de l’Islam avec la République laïque.
7. Pour une nouvelle laïcité, in DC, n°2152, 19-1-1997, pp. 93-94
8. Le paradoxe républicain : un État laïc peut-il commémorer un baptême chrétien ?, in DC 2145, 6-10-1996, p. 815.
9. Après la visite de Jean-Paul II, in DC 2147, 3-11-1996 pp.920-921.
10. Catholiques dans une société laïque, in DC 2147, 3-11-1996, pp. 921-922.
11. DC 2149, 1-12-1996, pp. 1109-1110.
12. Cette idée sera soulignée encore dans le Discours de clôture de Mgr Louis-Marie Billé, Président de la Conférence des évêques de France : « Nous sommes ouverts au dialogue avec tous ceux qui désirent sauvegarder, dans la vie publique, des instances morales et spirituelles pour affirmer la dignité et la liberté des citoyens. La Laïcité, dans une démocratie moderne, est un lieu de responsabilité collective, de communication entre les différentes traditions spirituelles et morales ». (DC n° 2149, 1-12-1996, p. 1049).
13. Le principe de laïcité est-il universel ?, in DC n° 2190, 18 octobre 1998, pp. 873-875.
14. Pour illustrer cette réflexion, on peut méditer les remous provoqués par les travaux de la Commission d’enquête parlementaire créée en Belgique, en 1996, pour étudier le phénomène des sectes. Le Rapport présenté à la Chambre des Représentants de Belgique, le 28 avril 1997, recense (pp. 227-228) 189 groupes présentés comme « sectes actives » (cf. Gourou, gare à toi, publication du Gouvernement de la Communauté française, sd, p.7). Or, sur cette liste, figurent notamment Het Werk - L’Oeuvre, reconnue dans 20 diocèses, l_’Opus Dei_, prélature personnelle reconnue, le Renouveau charismatique reconnu également, et la Communauté St Egidio chargée, par le pape Jean-Paul II, après le rassemblement d’Assise, en 1986, de continuer les rencontres « Religions et Paix ». Le 30 avril 1997, la Conférence épiscopale de Belgique a dénoncé l’amalgame. Le Parlement a adopté la Rapport à l’exception de la liste élaborée par la Commission qui n’en a pas moins été publiée et reprise dans la presse. (Cf. RIES J., Église, sectes, mouvements religieux et société, in Cohérence n° 110, octobre-novembre-décembre 1997, pp. 34-39.)
15. Des groupes de travail sont mis sur pied pour étudier les questions liées à l’enseignement catholique, au fonctionnement des aumôneries, à l’utilisation des cathédrales et des églises, à la fiscalité.
16. La Libre Belgique, 13-2-2002.
17. Communiqué officiel : cf. www.premier-ministre.gouv.fr.
18. Cf. Zenit.org, 14-2-2002.
19. Cf. TAURAN Mgr J.L. (secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États), Les relations Église-État en France : de la séparation imposée à l’apaisement négocié, Conférence à l’Académie des Sciences morales et politiques, 12-11-2001, in DC n°2263, 3-2-2002, pp. 122-128.
20. Il est intéressant de noter que les catholiques français pourraient reprocher à leur État laïc de ne pas l’être assez puisque « depuis le Modus Vivendi du 20 mai 1921, le gouvernement français a un droit de regard sur la désignation des évêques de France. Avant qu’il ne soit procédé à la nomination, le nonce interroge le gouvernement français pour savoir s’il n’a pas d’objections à faire valoir sur le candidat pressenti » (GAUDEMET-BASDEVANT B., op. cit.), contrairement au décret Christus Dominus (1965, n°20) qui demande que le choix des évêques et leur nomination soient laissés à l’entière liberté du Saint-Siège. Mais cette concession était sans doute nécessaire pour sauvegarder une autre liberté. Un petit détail piquant encore : le Président de la République qui aujourd’hui encore nomme l’archevêque de Strasbourg, est, en vertu d’une ancienne tradition, chanoine de la basilique romaine du Latran…​(Cf. GAUDEMET J., Le concordat dans la République laïque, in La laïcité au défi de la modernité, op. cit., p.202)
21. Cf. Mgr Claude Dagens : «  Nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi, comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs sans prise sur le réel du monde et de la société » (Lettre aux catholiques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Cerf, 1997, p. 34 et DC n°2149, op. cit., pp. 1016-1044. Cf. également le cardinal L.-M. Billé: « Encore faut-il qu’il soit reconnu que la religion ne se réduit pas à un sentiment religieux personnel, mais qu’il s’agit d’un phénomène de dimension sociale appelé à s’intégrer dans la vie publique » (Postface au livre de ARDURA B., Le Concordat de Pie VII et Bonaparte, Cerf, 2001, p. 135) et SCHRAMECK O. (directeur de cabinet du Premier ministre Jospin) : « Or il faut rappeler que dès l’origine, la laïcité n’a jamais été conçue comme l’expression d’une attitude indifférente voire hostile à l’expression sociale de la spiritualité religieuse » (Laïcité, neutralité et pluralisme, in Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998, pp. 195-205), tous deux cités par TAURAN Mgr J.-L., op. cit…​
22. « On arrive à des situations très délicates lorsqu’une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l’État, sans que l’on tienne compte comme on le devrait de la distinction entre les compétences de la religion et celles de la société politique. Identifier loi religieuse et loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et aller jusqu’à limiter ou à nier d’autres droits inaliénables de l’homme » (JEAN-PAUL II, Message pour la Journée de la Paix, 1-1-1991, DC n° 2020, 20-1-1991, p. 55).
23. Discours de réception à l’Académie des Sciences morales et politiques, 20-12-1994 in DC n° 2108, 15-1-1995, pp. 72-73.
24. L’Église et les défis du troisième millénaire, op. cit., p. 444.