g. Une action vertueuse
Une action humble mais persévérante.
[1]
Humble parce que nous sommes pauvres, peu instruits, dans une position sociale sans grandes responsabilités et que, vu le petit nombre de nos relations, notre rayonnement est forcément limité. Cette petitesse ne nous dispense pas pour autant, pas à pas, de tenir notre engagement de baptême et de confirmation dans le cadre restreint ou même étriqué de notre vie. Et si nous sommes, au contraire, un homme en vue, au carnet d’adresses bien rempli, à un poste important, jouissant d’un large rayonnement voire d’une certaine puissance, nous sommes invités à l’humilié : « plus vous êtes puissant, dit François, plus vos actions auront des conséquences sur les hommes, plus vous devez agir avec humilité. […] Si vous ne le faites pas, votre pouvoir vous détruira, vous, mais aussi l’autre. »[2]
Une action humble, persévérante, patiente donc. Un action qui, comme l’écrivait François, privilégie le temps plutôt que l’espace. Pour Jacques Maritain, »…les moyens de patience et de souffrance volontaire […] sont par excellence les moyens de l’amour et de la vérité. » « Tout cela suppose à vrai dire une sorte de « renversement copernicien » dans la conception de l’activité politique ; ne pas se contenter d’agir dans cet ordre selon le style du monde pour obtenir du monde des mécanismes extérieurement et apparemment chrétiens, mais commencer par soi-même, commencer par penser, vivre, agir soi-même politiquement selon le style chrétien, pour porter au monde une vie intrinsèquement chrétienne. »[3] L’auteur ajoutait : « Il se pourrait que tout l’effort des chrétiens dans l’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés sur Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine. Il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d’être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d’être persécutée. Il lui resterait d’attester, au milieu des vicissitudes de l’histoire, que tout ce qui n’est pas l’amour sombrera.
Et d’autre part, si, comme nous le croyons, un épanouissement temporel chrétien plénier (dans les conditions d’imperfection et de déficience propres à la vie d’ici-bas) est promis à la période historique qui suivra la liquidation de l’humanisme anthropocentrique, il sera bien le fruit de tout le travail obscur qui aura été fait dans ce sens, et qu’il est demandé aux chrétiens de ce temps de poursuivre avec une saine énergie et avec une grande patience. N’est-ce pas une proposition connue de soi, ou de par la seule inspection de ses termes, qu’à la fin c’est le plus patient qui vaincra ».[4] Maritain invitait à s’inspirer des « maîtres forestiers [qui] travaillent pour un état futur de la forêt calculé avec précision, mais que leurs yeux ni ceux de leurs enfants ne verront. »[5]
Un homme politique agnostique ou incroyant confirmait cette vision : « Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois. »[6]. Et le même rappelait le « butterfly effect » : « C’est la certitude que des phénomènes dans le monde sont liés entre eux de telle façon que le mouvement, même léger et relativement sans importance, des ailes d’un papillon à un endroit précis de la planète, peut provoquer un typhon à un autre endroit éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Je crois qu’en politique, il faut prendre au sérieux ce phénomène. Il ne faut pas croire que nos actes quotidiens qui semblent microscopiques en comparaison avec les problèmes gigantesques du monde actuel, restent sans importance. »[7]
Une action vertueuse est aussi non-violente et prudente
S’il est inutile d’insister sur la non-violence[8], l’empathie, l’accueil, l’écoute respectueuse, comme on vient de le voir chez Paul[9], l’évocation de la prudence demande quelques éclaircissements. Trop souvent, dans le langage courant, l’homme prudent est un timoré, pusillanime, qui ne prend aucun risque, qui craint de se tromper, de déplaire, qui reste neutre dans les débats. Tout le contraire de l’homme d’action ! Mais le dictionnaire prend la peine de nous indiquer le sens premier de la prudence, sens qu’il qualifie de « vieilli » et que Paul Robert va chercher chez Antoine Furetière qui définit la prudence comme « La première des vertus cardinales, qui enseigne à bien conduire sa vie et ses mœurs, ses discours et ses actions selon la droite raison ».[10]
Sous la plume d’Aristote[11], on se rend compte que la prudence (φρόνησις) est une qualité précieuse, une vertu indispensable. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. »[12]
Jacques Etienne commente ainsi cette citation et son contexte : « Le prudent […] est celui qui délibère convenablement au sujet de ce qui lui est utile, qui discerne l’agir dont la valeur n’est pas relative à un objet limité mais qui assure une vie pleinement bonne. Il cherche et découvre les actions qui lui permettront, non d’être riche ou puissant, mais de bien vivre au sens absolu du terme, de parvenir par lui-même à la réussite essentielle au lieu de l’attendre de la Fortune, c’est-à-dire de circonstances extérieures toujours précaires. »[13]
Marie-Christine Granjon développe davantage : « La prudence est une manière d’être et de se conduire. Ce sont des hommes de la trempe de Périclès qui permettent de définir la prudence : « Disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bien et mal pour l’homme ». Périclès le prudent (phronimos) par excellence, conduit les affaires de la cité avec autant de compétence et d’à-propos qu’il gère ses affaires domestiques. Il fait coïncider bien privé et bien public. Homme d’action, il est celui qui est capable de prendre une décision appropriée après une « délibération bien conduite ». Il doit posséder une expérience et être capable d’en tirer profit malgré les circonstances changeantes, toujours particulières. Aussi, les « gens d’expérience » sont-ils mieux armés que les esprits purement spéculatifs pour exercer la prudence, science organisatrice de l’action. Le phronomos ne saurait être un aventurier sans scrupules, prêt à utiliser tous les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit. Certes il doit posséder une habileté, mais « si le but est honnête, cette habileté est digne d’éloges ; dans le cas contraire, elle est une coquinerie ». En somme, pour Aristote : « Il n’est pas possible d’être, à proprement parler, homme de bien sans prudence, non plus que d’être prudent sans vertu morale… Cette dernière fixe la fin suprême ; la prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles d’atteindre cette fin ».[14]
On comprend mieux pourquoi saint Thomas[15] n’hésite pas à écrire que la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l’homme »[16]. Nécessaire à la recherche du bien commun comme le souligne le catéchisme : « Le bien commun intéresse la vie de tous. il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. »[17] « La vertu par excellence du gouvernant est la prudence, par laquelle sa raison choisit les moyens les plus appropriés à la fin poursuivie. »[18] C’est bien la pensée de Thomas : « La raison droite juge que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul, parce qu’il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d’un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude. »[19]
Si Aristote prend comme modèle Périclès, le philosophe thomiste Marcel De Corte cite saint Louis déclarant à son ami Sorbon : « je voudrais bien avoir le renom de Prud’homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l’abandonne. Car Prud’homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. »[20]
Gil Delannoi résume ainsi la portée de la prudence : « Sans prudence, la morale est inopérante. Sans morale, la prudence dégénère en habileté ».[21]
En somme, la prudence, pourrait-on dire en résumé, est la vertu « politique » par excellence qui m’entraîne à discerner, avec ma raison[22], ce qu’ici et maintenant[23] je peux faire de bien. « Nul ne peut agir sans la vertu de prudence, écrit Th.-D. Humbrecht. Comme toutes les vertus, la prudence est un acte de la raison présidant à l’action »[24] mais toujours en vue du bien.[25]
Ne retrouve-t-on pas le « voir, juger, agir » développé précédemment ?
François n’hésite pas à nous inviter à une « révolution de la tendresse ». « C’est l’amour qui se rapproche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles et aux mains. la tendresse nous demande de nous servir de nos yeux pour voir l’autre, de nos oreilles pour l’écouter, pour écouter les enfants, les pauvres, ceux qui ont peur de l’avenir ; pour entendre le cri silencieux de notre maison commune, notre terre polluée et malade. la tendresse nous demande de nous servir de nos mains et de notre cœur pour réconforter l’autre, pour prendre soin de ceux dans le besoin. » « Oui, la tendresse est le chemin à suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux. la tendresse n’est pas une faiblesse mais une force. » (Message vidéo à TED, 25 avril 2017).
La prudence rend capable de prendre des décisions cohérentes, avec réalisme et sens de responsabilité quant aux conséquences de ses actions. La visions très répandue qui identifie la prudence à l’astuce, au calcul utilitariste, à la méfiance, ou encore à la crainte et à l’indécision, est très éloignée de la juste conception de cette vertu caractéristique de la raison pratique, qui aide à décider avec sagesse et courage des actions à accomplir, en devenant la mesure des autres vertus. la prudence affirme le bien comme devoir et montre la façon par laquelle la personne se détermine à l’accomplir. En définitive, c’est une vertu qui exige l’exercice mûr de la pensée et de la responsabilité, dans la connaissance objective de la situation et avec la volonté droite qui conduit à la décision. »