iii. La stratégie du pape François
Le P. Fessard a-t-il influencé le pape François ?[1] On peut le penser en lisant cette définition de la politique par le souverain pontife : « Faire de la politique, c’est accepter qu’il y ait une tension que nous ne pouvons pas résoudre. Or, résoudre par la synthèse, c’est annihiler une partie en faveur de l’autre. Il ne peut y avoir qu’une résolution par le haut, à un niveau supérieur, où les deux parties donnent le meilleur d’elles-mêmes, dans un résultat qui n’est pas une synthèse, mais un cheminement commun, un « aller ensemble » . » Comment ne pas voir dans cet extrait une prise de distance par rapport à la dialectique hégélienne au profit d’une dialectique qui dépasse l’opposition par un « appel de la valeur », d’une valeur supérieure ? d’ailleurs le pape prend clairement ses distances par rapport à la méthode hégélienne : « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens… L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[2]
François a consacré quelques pages à la question du bien commun et de la paix sociale dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium [3].
Le pape propose « pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, […] quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. […] Quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. » C’est bien l’intention qui a guidé le P. Fessard tout au long de son œuvre.
Ces quatre principes nous disent que « le temps est supérieur à l’espace », que « l’unité prévaut sur le conflit », que « la réalité est plus importante que l’idée » et que « le tout est supérieur à la partie ».
Le temps est supérieur à l’espace. c’est-à-dire que, pour reprendre l’expression du P. Fessard, dans l’« engrenage de charité », dans la tension entre le moment et l’espace où je vis d’une part et la large perspective de ce qu’il faudrait réaliser, il importe d’apprendre à « travailler à long terme » avec « patience » et « ténacité » plutôt que de rêver de « tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. » Il faut s’atteler à « générer des processus qui construisent un peuple » et non chercher à « obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine. »[4]
Cette « modestie » est essentielle car elle est fondatrice et à la mesure de toute personne.
L’unité prévaut sur le conflit. Nous nous rappelons que la pensée du P. Fessard s’est construite face aux conflits de son temps. Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver ici la même volonté d’assumer le conflit, « de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. »[5]. « De cette manière, il est possible de développer une communion dans les différences, […] d’aller au-delà de la surface du conflit » et de regarder « les autres dans leur dignité la plus profonde ». Il s’agit, au sens le plus profond du terme, de « solidarité ». Une solidarité qui est un défi permanent pour « atteindre une unité multiforme ». Il n’est pas question « de viser au syncrétisme » ou « à l’absorption de l’un par l’autre » mais de chercher la résolution des conflits « à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition. » [6]
Cette phrase s’éclairera dans les exemples qui suivront.
La réalité est plus importante que l’idée. Sans nier l’importance de l’« idée », des conceptions, des théories, il est fondamental qu’elles soient toujours en relation avec la réalité, avec ce qui est car elles sont légion les manières « d’occulter la réalité ». Et le pape de citer « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. »[7] Dans tous les cas, il s’agit d’« idée déconnectée de la réalité ». Au contraire il faut partir de « la réalité éclairée par le raisonnement » C’est elle qui « implique » dit François. L’idée seule n’implique pas. Que signifie ce verbe ? Engager, appeler à l’action (dans la version anglaise), convoquer, réunir (dans la version espagnole). Tout cela à la fois, sans doute.
Le tout est supérieur à la partie[8]. Et plus aussi que la simple somme des parties. Donc, s’il faut s’attacher au réel, au particulier, au quotidien, il faut aussi « prêter attention à la dimension globale », éviter le particularisme et, en même temps, l’« universalisme abstrait », l’évasion, le déracinement et, pour cela, « toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. » Autrement dit, « on travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large ». C’est ce que suggérait le P. Fessard en parlant d’« engrenage de la charité » : du couple à la famille, de la famille, aux corps intermédiaires, des corps intermédiaires à l’État, de l’État à la société des nations. Ne pas revenir en arrière, ne pas s’arrêter, chercher des conjonctions toujours plus larges.
Ces quatre principes révèlent toute l’importance du dialogue à tous les niveaux. François le montre par la suite en évoquant le dialogue de l’Église avec les États, avec la société et avec les autres croyants. Ailleurs, il a développé l’idée que les chrétiens en politique doivent être des hommes de dialogue. Toutefois, ce sont tous les chrétiens où qu’ils soient, quelles que soient leurs responsabilités, leur fonction, qui doivent être des hommes de dialogue pour à travers les « conflits », les « tensions bipolaires » évoquées plus haut atteindre une « confluence » illustrée par le « polyèdre » où « tous les éléments partiels […] conservent leur originalité » mais où « le meilleur de chacun » est recueilli.[9]
Il ne faut pas s’étonner que le pape François donne au pouvoir politique la mission de favoriser le dialogue à tous les niveaux de la société pour faire advenir le bien commun : « Favoriser le dialogue -tout dialogue-, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comment elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. »[10]
Le dialogue tel que défini doit vivre d’abord dans la plus petite cellule sociale éducatrice idéale de cette attitude qui doit gagner toutes les communautés de personnes.
(Interview de l’auteur disponible sur le site de lastampa.it, 3 novembre 2017: http://www.lastampa.it/2017/11/03/vaticaninsider/ita/inchieste-e-interviste/alla-scoperta-del-pensiero-di-papa-bergoglio-in-uscita-la-prima-biografia-intellettuale-Xd0Di7vQebpC6rjW1VyUxJ/pagina.html )