ii. De quoi s’agit-il ?
Ce n’est guère aisé de présenter en peu de mots l’essentiel de la pensée du P. Fessard. Le P. Louzeau nous prévient : « quiconque s’affronte à la pensée de notre auteur éprouvera probablement de grandes difficultés non seulement à la déchiffrer, c’est-à-dire à en percevoir les enjeux réels, mais plus encore à la transmettre à son tour, à la traduire dans un langage accessible qui en livre certaines richesses sans pour autant la trahir » ![1]
Tentons tout de même d’éclaircir au mieux l’analyse proposée par le P. Fessard pour générer une société où se marient justice et charité.
La question qu’il se pose est de savoir comment parvenir à « unifier » des adversaires apparemment aussi irréductibles que ceux qu’il a trouvés de son temps ? Il s’agit donc d’une action bien plus profonde que celle proposée par Chantal Mouffe et plus complète puisqu’il ne s’agit pas, nous allons le voir, d’établir une frontière entre eux et nous mais bien de créer un nous y compris avec eux, un « nous-tous », dira Benoît XVI[2].
Au lieu d’une communauté de lutte, pourrait-on dire en simplifiant la pensée de Chantal Mouffe, le P. Fessard propose une communauté de vie dans la paix.
Il est clair que ce n’est pas par un prêche sur le vivre-ensemble, une sorte de statu quo paisible, que le P. Fessard entame sa quête mais c’est une démarche pratique et dynamique qui doit faire advenir le bien commun même s’il paraît très hypothétique au départ[3] et qu’il ne se décrète pas purement et simplement.
Le rôle de l’autorité, de toute autorité, est de faire croître le lien social. Tout homme peut être un « augmentateur » social. Toute personne peut être autorité puisque toute personne est appelée à faire grandir (augere) l’autre. C’est pourquoi G. Fessard définit l’autorité[4] non seulement comme « médiatrice du bien commun » mais aussi comme « vouloir de sa propre fin »[5] : l’autorité du professeur a comme fin de faire grandir l’élève au point que celui-ci en sache autant que lui et que la hiérarchie de départ s’abolisse.
Cette action de l’autorité est appelée par l’amour comme l’a montré à maintes reprises le pape Benoît XVI[6]. Elle fait croître le lien social en faisant apparaître partout le bien commun, par amour. Le bien commun n’est pas réductible, nous l’avons vu, à ces biens communs que sont, par exemple, l’eau et l’air ni à des biens communs qui seraient simplement des objets de notre volonté. Le bien commun universel et concret, transcendant, à l’origine et à la fin de toute autorité[7], pousse les êtres à mieux vivre dans la paix et la fraternité et doit advenir par la grâce de toute autorité telle que définie.
A la base, le bien commun élémentaire est l’existence et la sécurité. La sécurité engendre un ordre de droit qui est aussi bien commun. Enfin, le bien commun est couronné par les valeurs universelles, humaines et divines à incarner.[8] Autrement dit, plus simplement, notre bien commun est notre humanité elle-même dans toute sa plénitude : il faut prendre conscience que « nous sommes profondément liés parce que nous participons de la même espèce et que nous appartenons tous à un même environnement qui est constitutif de nous-mêmes. […] C’est en prenant en compte ces liens que nous pouvons définir ce qui est bien ou ce qui est mal, non pas en fonction de mes propres intérêts, mais au regard de la société et de tous ceux qui la constituent. » Dès lors, la vraie politique au sens large du terme, la politique à laquelle nous sommes tous invités, est celle de la sollicitude ou de la bienveillance. Elle consiste à « reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Et ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité, mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Autrui est celui qui me permet de devenir moi-même. Il m’est donc indispensable, et je dois prendre soin de lui. »[9]
Si nous sommes persuadés que nous sommes tous, sans exception, fils du même Père, nous devons vivre une fraternité avec chacun, inconditionnellement, puisque chacun est investi de la même dignité d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. Chacun étant un être de relations, être social, nous avons à devenir toujours plus à l’image et à la ressemblance de Dieu, de plus en plus humains au sens le plus large du terme, mais ensemble pour, en étant plus hommes, mieux vivre ensemble, faire un peuple, une communauté en marche vers le bien commun. Il y a bien une « identité » à sauver et un « lien de nécessité a priori ».[10]
Il s’agit de remplacer la dialectique telle qu’elle est envisagée par Marx[11] ou encore par Chantal Mouffe (nous face à eux) par une dialectique qu’on peut appeler « conjugale » puis « familiale ».[12]
Au point de départ, il s’agit de sortir de son égoïsme, de reconnaître l’autre comme mon égal, mon frère, un autre « moi », susceptible d’accéder au même bien que moi. Je renonce à être le centre du monde, à un bien immédiat, et je consens à perdre un peu d’espace de ma liberté, à m’ouvrir à un bien plus universel, je consens à ce que quelque chose de ma vie grandisse. Renoncer et consentir sont les deux mouvements qui construisent une communauté. L’homme qui devient époux renonce à une part de sa liberté, renonce à toutes les autres femmes et consent à devenir époux, consent à une alliance, à passer par le point de vue de l’autre. Le renoncement étant réciproque, il est vécu pour un mieux-être. Cette vie relationnelle, cette fraternité, génère le bien commun qui est d’aimer comme on est aimé.
Cette communauté première et fondatrice possède des biens pour garantir son existence et sa sécurité : les biens de la communauté . Mais elle ne peut se refermer sur elle-même au risque de dépérir : ces biens de la communauté pour qu’ils ne soient pas des biens particuliers sur lesquels nous nous replions, doivent être mis en tension avec l’orientation de chacune des communautés vers le bien qui est toujours relationnel. Le sommet du bien commun que nous avons en point de mire, c’est l’ensemble des valeurs, raisons de vivre et de mourir qu’une communauté reconnaît comme son impératif vital, Dieu finalement, notre Bien commun.[13] Il faut donc à partir des biens de la communauté, avec eux, viser la communauté du bien, dans le partage, la fraternité et la reconnaissance mutuelle. d’abord dans l’accueil de l’enfant, de chaque enfant qui fait croître la famille. Le risque ici aussi est que la famille se replie sur elle-même, sur son bonheur. Elle peut encore et doit grandir en entrant en relation avec les autres familles et toute la vie sociale dont elle sera le creuset.
Au sein de la famille, en effet, on veille à ce que chacun ait part à ces biens de la terre donnés à tous pour sécuriser notre existence et que chacun prenne part, c’est-à-dire participe selon ses compétences. Les plus forts modèrent leur puissance pour aider les plus faibles et les plus faibles sont encouragés à ne pas se contenter de leur faiblesse mais à prendre part eux aussi. Nous sommes donc dans une dynamique mutuelle, un engagement réciproque où chacun s’engage dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant au bien de l’autre, qui est aussi mon bien, dans la confiance qui est, en même temps, comme l’étymologie nous le confirme, une ferme espérance, la ferme espérance d’un bien commun supérieur.[14]
Toute cette vie, on s’en rend facilement compte en pensant à sa propre expérience, est en tension permanente car il s’agit constamment de renoncer et de consentir et ce n’est jamais facile. La tentation de l’égoïsme, du retour en arrière est sans cesse présente. Une conversion personnelle, constante, est donc nécessaire mais toujours fragile mais cela ne suffit pas comme nous allons le voir.
Ce qui nous pousse, ce qui nous meut dans notre mouvement initial vers l’autre, c’est, bien sûr, la charité : Dieu nous a faits à son image, pour l’amour.[15] En quoi consiste l’amour sinon dans la volonté de faire du bien ? Dès la conception, nous entrons dans l’engrenage de la charité[16], dans une dynamique ouverte à une humanité future, une dynamique qui nous tend vers la fraternité universelle. Cet amour « reçu et donné »[17] est inséparable de la vérité qui lui donne sa consistance car, comme l’explique Benoît XVI, « la vérité est, en effet, logos qui crée un dià-logos et donc une communication et une communion. En aidant les hommes à aller au-delà de leurs opinions et de leurs sensations subjectives, la vérité leur permet de dépasser les déterminismes culturels et historiques et de se rencontrer dans la reconnaissance de la substance et de la valeur des choses. »[18] Ce qui a constitué la famille, doit constituer les autres communautés jusqu’à la communauté universelle.[19] Cela implique d’aller vers l’autre de dialoguer avec lui, de reconnaître qu’il peut m’aider à grandir comme je peux l’aider à grandir en étant d’abord juste avec lui c’est-à-dire en lui donnant « ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. »[20] La justice, « inséparable de la charité »[21] lui est « intrinsèque », elle est « la première voie de la charité »[22], son « minimum »[23]. « d’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. […] d’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. »[24] Pas de vraie communauté sans justice ni sans amour c’est-à-dire sans don et pardon. Ici encore le modèle familial nous le révèle et nous montre en même temps le chemin à suivre dans les communautés plus larges jusqu’à la dimension du monde. Quelques illustrations suivront.
Justice et charité inséparables exigent que nous voulions le bien commun et que nous le recherchions. Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre, bien individuel mais aussi bien commun puisque nous sommes des êtres sociaux, un bien qui « n’est pas recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté ».[25]
Cette communauté est composée de personnes différentes quant à leur sensibilité, leurs opinions, leurs croyances. Toutefois, comme déjà dit, toutes ces personnes aussi différentes soient-elles participent à la même humanité, sont de même nature[26], sont toutes filles d’un même Père dira le chrétien et qui donc peuvent s’accorder sur un point de départ et puis étape après étape élargir et approfondir leur lien. On peut invoquer, comme le P. Fessard lui-même le fait[27], la fameuse Règle d’or[28] qui, dans un premier temps, nous invite à ne pas faire à autrui ce que l’on n’aimerait pas qu’il nous fasse mais qui, dans la loi nouvelle, prend une forme positive en nous invitant à faire à autrui ce que l’on voudrait qu’il nous fasse. Et donc d’aimer même nos ennemis ![29] Posture qui réclame une double conversion !
On comprend aisément que les chrétiens sont expressément les premiers invités à la suite du Christ à être mieux que de simples « agents sociaux » : les « médiateurs », les « passeurs », les « augmentateurs » du bien commun, à entrer gratuitement dans l’« engrenage de la charité », engrenage « crucifiant »[30] puisqu’il s’agit de « passer du renoncement à l’égoïsme au consentement au lien », de « choisir le service d’autrui comme plénitude de grandeur de sa vie même. »[31] Sur le plan personnel, social, international, jusqu’à « cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine ».[32]
Dans cet engrenage de charité où l’on prend soin de l’autre, du plus proche au plus lointain, des « crans d’arrêt » sont nécessaires, des crans d’arrêt « qui permettent d’avancer sur cette voie. »[33] Ces « crans d’arrêt » sont les crans d’arrêt de la justice dont le rôle est « d’interdire à l’individu tout recul vers l’égoïsme grâce au caractère négatif de la loi. Tandis que le rôle de la charité est d’ouvrir toujours plus le moi à l’inspiration, afin que la personne trouve le moyen de communier avec tous. »[34] Ainsi la communauté construit des lois pour vivre dans la paix et constituer le peuple rassemblé par le bien commun. C’est le rôle de la loi donnée sur le Sinaï. Il ne faut donc pas séparer charité et justice mais apprendre les codes qui nous permettent de vivre et de tenir à distance la violence pour que du vivre ensemble jaillisse pour chacun un mieux être dans une tension constante jusqu’aux dimensions de l’univers.
Au niveau des communautés politiques, le Bien commun qui est, selon la définition de Léon XIII, « après Dieu, dans la société la loi première et dernière » (Au milieu des sollicitudes, 1892) comporte, selon Fessard, trois éléments essentiels:
« 1/ A la base, l’existence et la sécurité du peuple, d’où résultent l’unité et la cohésion de la société, et qui permettent, dans la coexistence paisible des membres, les échanges essentiels à la vie du groupe ;
2/ L’ordre de droit constitué par l’ensemble des règles juridiques et institutions destinées à étendre et à faire croître les échanges sociaux d’où résulte pour tous et chacun des membres leur développement harmonieux. Cet ordre de droit lui-même subsiste et ne grandit que sous l’influence d’une notion de justice et grâce à l’impulsion et au contrôle d’une autorité.
3/ Enfin, au sommet du Bien commun, la Valeur ou Idéal, qui, raison d’être du lien social et des êtres qu’il unit, comprend les valeurs universelles, humaines et divines, qu’un peuple veut réaliser et incarner, vers lesquelles du moins il entend progresser. Cet Idéal où une nation rassemble ses raisons de vivre se représente concrètement aux yeux de ses membres, en général comme la vocation ou la mission historique__ de leur communauté, en particulier comme la cause par laquelle existence et sécurité peuvent et même doivent être risquées. »_ (Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-esclave (1942), La conscience catholique devant la défaite et la révolution, cité in LOUZEAU F., op. cit., p. 674.) C’est Fessard qui souligne.
Jacques Maritain décrit la conception chrétienne de la cité en la déclarant communautaire, personnaliste et pérégrinale. Communautaire, c’'est-à-dire « que, pour elle, la fin propre et spécificatrice de la cité et de la civilisation est un bien commun différent de la simple somme des biens individuels et supérieur aux intérêts de l’individu en tant que celui-ci est partie du tout social. Ce bien commun est essentiellement la droite vie terrestre de la multitude assemblée, d’un tout fait de personnes humaines : c’est-à-dire qu’il est à la fois matériel et moral. » Personnaliste car « ce bien commun temporel n’est pas fin ultime. Il est ordonné à quelque chose de meilleur ; le bien intemporel de la personne, la conquête de sa perfection et de sa liberté spirituelle. » […] « il est essentiel au bien commun temporel de respecter et de servir les fins supra-temporelles de la personne humaine. » Pérégrinale : puisque la cité terrestre n’est donc pas la fin de la personne, elle est un moment de la destinée de l’homme qui vit « un équilibre de tension et de mouvement » où jamais il ne se résigne « à l’injustice, ou à la condition servile et à la misère de ses frères ». (MARITAIN J., Humanisme intégral (1936), Aubier, 1947, pp. 140 et 143).