i. Gaston Fessard, témoin de notre temps
Pour bien comprendre l’importance et la nature de l’action à entreprendre, il n’est pas inutile de faire un petit détour éclairant par la pensée du P. Gaston Fessard[1]. Deux de ses meilleurs interprètes, Frédéric Louzeau et Dominique Serra-Coatanea, nous aideront dans cette tâche.
Le P. Louzeau, à partir de l’ensemble des oeuvres du P. Fessard, y compris celles qui ne sont pas encore publiées, entreprend, dans un travail monumental de décrire son « anthropologie sociale »[2] en s’appuyant tout particulièrement sur Le Mystère de la Société[3].
D. Coatanea[4] s’appuie surtout sur Autorité et bien commun, Aux fondements de la société[5] et associe à son analyse deux autres œuvres du jésuite : Pax nostra, Examen de conscience international[6] et Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-Esclave,[7]
Le travail de D. Coatanea montre que l’on retrouve l’essentiel de la pensée du P. Fessard dans la définition du bien commun donnée dans Gaudium et spes (26 et 74), dans Caritas in veritate et dans Laudato si’ (157). C’est dire l’importance des travaux du célèbre jésuite.
Si la notion de bien commun sous-tend l’enseignement social depuis sa naissance, elle a incontestablement été approfondie et actualisée par le P. Gaston Fessard.
C’est la dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola[8]qui fournit au P. Fessard la méthode de discernement qu’il va appliquer aux événements -par ailleurs dramatiques- de l’actualité. Comment comprendre cette méthode dialectique ? En fait, elle « veut rendre compte, au plan de la pensée, de toute la complexité du réel ; c’est pourtant un fait que la réalité dont notre esprit doit saisir la structure est composée de contraires et que, pour ainsi dire, elle en vit. »[9] Il s’agit de trouver l’unité profonde des Exercices dans la tension entre l’élection -le choix de vie- qui implique la liberté personnelle et l’union à Dieu, autrement dit, « apprendre à vivre en Dieu, selon sa liberté »[10], ou, si l’on veut, associer le rationnel et le surnaturel. Immédiatement, le P. Fessard perçoit l’intérêt toujours actuel de la démarche enseignée par saint Ignace : « Aujourd’hui, nul esprit averti ne peut douter que le grand problème posé à notre temps ne soit celui de l’existence historique de l’homme. qu’est-ce que cet être historique qui nous constitue ? Quel est le sens de l’histoire où nous sommes embarqués ? Comment la vérité est-elle possible à l’être plongé dans la relativité perpétuellement mouvante des événements ? de quelle liberté y jouit-il ? » [11]
Telles sont les questions auxquelles il va tenter de répondre tout au long de sa vie face aux tensions historiques qu’il vit, entraîné qu’il est au discernement intellectuel et spirituel[12].
Avant la seconde guerre mondiale, Fessard, va s’atteler à tenter de « réconcilier » le pacifisme et le nationalisme[13] qui s’affrontent en « recueillant leur part respective de vérité, en corrigeant les erreurs et en les réalisant l’un part l’autre. »[14] Durant la guerre, dans le même esprit, il examinera l’argumentation des collaborateurs et des résistants pour discerner le chemin à suivre[15]. Il scrutera en profondeur les idéologies nazie et marxiste[16] pour nous offrir une réflexion majeure sur la genèse des sociétés, de la plus élémentaire à la plus vaste, à l’échelle du monde[17]. Après la guerre, il interpellera encore les marxistes et les démocrates. On aurait tort de croire que sa tâche était terminée la chute du nazisme et la fin du communisme qu’il prévoyait. En 1968, dans la postface qu’il ajoute dans une réédition d’Autorité et bien commun[18], après le mai turbulent, il écrit : « Face au nazisme, j’ai cru nécessaire autrefois d’écrire France, prends garde de perdre ton âme ! (1941)[19], puis face au Communisme, France, prends garde de perdre ta liberté ! (1945)[20], m’inspirant uniquement des principes d’Autorité et Bien commun (…). Mais aujourd’hui, pour dénoncer la puérilité des attitudes et l’infantilisme des réflexions suscitées chez trop d’adultes par les événements de mai et la marée contestataire qui s’ensuivit, il suffira, je l’espère que la réédition de ce petit livre s’achève sur une mise en garde, nouvelle et complémentaire des deux précédentes : FRANCE, PRENDS GARDE DE PERDRE LA RAISON. » L’ouvrage offre donc, selon l’auteur, un instrument propre à dénoncer toute idéologie, toute dérive et à poursuivre, en toute circonstance, le bien commun.