e. De la dissociété à la société
La question est de savoir comment assurer une véritable paix dans la société, une paix qui ne soit ni un irénisme ni une simple absence de violence obtenue par coercition. La paix ne peut s’établir sans que soit pris en compte le développement intégral de la personne et de toute personne en commençant par la plus pauvre. Nous l’avons vu. Mais il s’agit d’instaurer cette paix dans une société. Il n’est pas inutile de se rappeler l’étymologie de ce mot. Societas s’est formé à partir du substantif socius qui signifie, associé, compagnon, confident et qui, suivant les contextes peut revêtir de nombreux sens annexes : complice, cohéritier, époux, parent. Le mot implique dans tous les cas une relation entre personnes et non une simple juxtaposition. Socius est aussi employé comme adjectif et se traduit par joint, uni, conjugal nuptial, commun. Société au sens le plus fort du terme inclut donc une idée de lien. Or, trop souvent aujourd’hui, nos « sociétés » rassemblent des personnes par intérêt ou par discipline, de l’extérieur pourrait-on dire. L’individualisme contemporain et le néo-libéralisme mille fois dénoncés ont conduit à une dissociété.
Il s’agit donc de reconstruire une société ou si l’on veut, pour reprendre l’idée de Pie XII, reconstruire un peuple. Les penseurs post-marxistes en sont aussi conscients. L’un d’eux écrit assez justement : « une communauté humaine ne peut exister comme telle et assurer sa survie que dans la mesure où elle reproduit en permanence du lien. ce qui suppose naturellement entre ses membres ce minimum de langage commun et de normes culturelles communes à défaut duquel les pratiques d’entraide et de solidarité quotidiennes sur lesquelles repose le lien social […] laissent inévitablement la place au règne du « chacun-pour-soi » et à la guerre de tous contre tous. Or, quel peut être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit justement à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune (c’est-à-dire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme naturellement indifférents » ? »[1]
Ces dernières années ont vu se multiplier des actions de rue diverses: non seulement les traditionnelles grèves générales ou sectorielles mais aussi des marches contre le racisme, contre l’homophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, pour la planète, le bien-être animal, le refinancement de la justice, l’accueil des immigrés, on a connu aussi des grèves de femmes, les gilets jaunes, les indignés, les manifestations LGBT, et j’en passe.
Ce sont là, à mon sens, les symptômes inquiétants d’une démocratie malade. Et cette maladie semble bien connue depuis l’antiquité[2]. Plus près de nous, Montesquieu a repris leur leçon et écrit dans L’esprit des lois : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. »[3]
On assiste avec cet esprit d’égalité extrême à une mise en question de toute autorité même légitime. Esprit d’égalité extrême sous-tendu, comme Platon le décrivait par une sorte d’ivresse de la liberté[4], par un « désir insatiable » de liberté qui corrompt le principe même de la démocratie, c’est-à-dire la vertu démocratique qui consiste, toujours selon Montesquieu, à préférer l’intérêt de la patrie à ses propres intérêts, une vertu qui ne peut se vivre sans frugalité. L’ambition, le désir d’avoir, l’individualisme détruisent la démocratie.[5]
Dans le malaise actuel, on peut compter trois acteurs principaux : les gouvernants, les gouvernés et ceux que j’appellerai les stratèges.
les gouvernants tout d’abord. Montesquieu, comme Platon et Xénophon, dénonce la faiblesse des détenteurs de l’autorité, les « mauvais échansons » qui cèdent à toutes les revendications, qui flattent le peuple, qui « voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. »[6] A ce niveau, on peut constater l’absence de liens entre gouvernants et gouvernés. Comme dit plus haut, les élections ne sont pas la démocratie : elle demande, sous une forme ou une autre, outre la représentation, la participation de tous. Manque aussi la communication, entre eux et nous, souvent négligée et encore altérée ou gommée par les media. Manque enfin la formation des responsables à une véritable philosophie politique. Quand on peut, en privé, discuter avec les ténors des différents partis, on constate qu’ils possèdent tous et suivant leur orientation générale un catalogue de réponses aux différents problèmes de société mais des réponses pragmatiques qui n’ont guère de fondements ou de visée à long terme. Tel leader socialiste est incapable de définir l’origine et les fondements de la justice sociale. Tel chef de file centriste et vaguement lié à la famille chrétienne ignore tout du rôle éminent du bien commun, fin et justification de l’action politique. Tel héritier du libéralisme n’arrive pas à comprendre ce qui lie liberté et responsabilité, droit et devoir.
Les gouvernés ont aussi leur part de responsabilité dans la crise. Ivres de liberté, obsédés d’égalité extrême, ils pensent qu’« il n’y a qu’à » ou plus précisément que l’autorité « n’a qu’à ». Certains n’hésitent pas à crier : « tout le pouvoir au peuple », souhaitant une démocratie directe au lieu du système représentatif institué[7]. Les gouvernés du simple fait d’être des gouvernés, des laissés-pour-compte, des oubliés, des marginaux, seraient-ils investis de la connaissance et de la vertu nécessaires à la gestion publique ? C’est le moment de se rappeler la distinction que Pie XII faisait entre peuple et masse, ou même celle de Cicéron entre peuple et multitude. Le grand sociologue Pierre Bourdieu, en étudiant les sondages d’opinion, a montré que l’opinion publique n’existe pas en précisant qu’il y a « d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l’on entend par là […] quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. »[8] On peut ajouter que les « opinions » au sens habituel, sont très souvent aujourd’hui le fruit de ce qu’on a appelé « le quatrième pouvoir »[9] ou la « médiarchie »[10] ou encore « télécratie »[11] qui diffuse une « pensée unique », le « politiquement correct », bref un certain conformisme qui entretient la maladie qui ronge la démocratie et la répand.[12] Tout le monde aujourd’hui a une opinion sur tous les sujets d’actualité, opinion insinuée par leur medium préféré qui, par nature, au mieux, simplifie ses messages, au pire, déforme la réalité. Qui prend la peine d’approfondir, de diversifier ses sources d’information, de consulter divers spécialistes ? Ajoutons encore l’influence exercée par les chefs de file des partis, des syndicats, des innombrables lobbies qui quadrillent la société, par les petits chefs qui règnent dans les bistros et les échoppes.
Restent ceux que j’appelle les stratèges. Je désigne par là principalement aujourd’hui les penseurs post-marxistes qui sont particulièrement intéressés par ces mouvements de protestation cités plus haut[13] qu’ils identifient comme le signe d’une crise du modèle néolibéral. Ces penseurs, opposés au néo-libéralisme comme à la social démocratie qui s’est pervertie[14], considèrent que le moment est opportun pour articuler toutes ces revendications.
Si nous partageons la même analyse de la situation, c’est-à-dire si nous sommes d’accord pour dénoncer les maux engendrés sur les plans culturel, social et économique la néo-libéralisme même parfois mâtiné de socialisme, nous verrons que nous nous engageons sur une tout autre voie pour faire revivre un peuple.
MONTESQUIEU cite XENOPHON qui, dans Le banquet, chap. IV, met en scène Charmide qui, lui, vante sa pauvreté : « A présent que je suis dépouillé de ce que j’avais hors des frontières, que je ne tire aucun revenu de mes immeubles, que tout mon mobilier est vendu, je dors paisiblement couché tout de mon long ; la république a confiance en moi, je ne suis plus menacé, mais c’est moi qui menace les autres ; en ma qualité d’homme libre, j’ai le droit de voyager ou de rester ici. Quand je parais, les riches se lèvent de leurs sièges ou me font place dans la rue ; aujourd’hui je ressemble à un tyran , lorsque jadis j’étais esclave : jadis je payais tribut à l’État ; aujourd’hui la république est devenue ma tributaire et me nourrit. Il y a plus : quand j’étais riche, on m’injuriait à cause de mes relations avec Socrate ; maintenant que je suis devenu pauvre, personne n’en prend aucun souci. Quand je possédais de grands biens, tour à tour je m’en voyais enlever par l’État ou par la fortune ; à présent, je ne perds rien, puisque je n’ai rien, et j’ai toujours l’espoir de gagner quelque chose. »
Certains rêvent d’une expérience de démocratie directe à la mode suisse puisque dans ce pays les citoyens peuvent « impulser » une modification de la Constitution par initiative populaire ou opposer leur veto à une décision prise par le gouvernement ou le Parlement par référendum populaire facultatif ou obligatoire. Il convient de nuancer sérieusement la prétendue démocratie directe suisse : « le système suisse, écrit MODOUX Loïc, est avant tout représentatif. Il s’agit bien d’une architecture institutionnelle mixte au sein de laquelle le peuple et ses représentants font tous les deux parties du souverain ; le premier ne pouvant réduire le second au statut de simple exécutant. » Par ailleurs, « les droits populaires se heurtent parfois à des volontés supranationales (comme la Cour européenne des droits de l’homme). » dans l’exercice de ces droits populaires, on constate que « ce sont les citoyens et citoyennes les plus éduqué-e-s qui se rendent aux urnes » et que « ce sont les organisations les mieux organisées et les plus fortunées qui sont à même de fournir l’effort nécessaire à l’aboutissement d’une initiative ou d’un referendum. » En fait, « le taux de participation reste bas lors des votations populaires » parce que les gens s’estiment peu compétents, ont peu d’intérêt pour la politique ou sont las de ces scrutins fréquents. Enfin, selon l’auteur, « le peuple demeure une abstraction, une entité insaisissable. » (Tout le pouvoir au peuple ? Réflexions sur les mythes autour de la démocratie directe helvétique, sur www.cospol.ch).
Loïc Modoux renvoie à la très intéressante étude d’AUBERT Jean-François, professeur à l’Université de Neuchâtel : « Le peuple suisse, c’est l’ouvrier de Saint-Gall, le camionneur de Brougg, l’étudiant de Genève, le paysan de Trubschachen, la barmaid de Bale, le menuisier de Bôle, le jeune cadre de Winterthur, le retraité CCF de Martigny, qui n’ont pas grand chose en commun […] lorsqu’il se rend aux urnes, le peuple suisse est une fiction. » (Exposé des institutions politiques de la Suisse à partir de quelques affaires controversées, Payot, Lausanne, 1978, p. 258).
A propos de l’ambigüité de la notion de peuple, on peut lire aussi le philosophe BRAS Gérard, Le peuple du droit contre le peuple de la politique sur https://populus.uliege.be. Il est l’auteur de Les ambigüités du peuple, Pleins feux, 2008.