i. A quoi bon ?
En 2017 apparaissait, en France, un nouveau mot : le « praf » pour désigner le mal qui ronge les démocraties. Le « praf » est l’abréviation de l’expression « plus rien à faire, plus rien à foutre », titre d’un livre qui obtint cette année-là, en France, le Prix du livre politique.[1] Ce néologisme résume le désamour des citoyens vis-à-vis de la politique, phénomène qui n’est pas spécifiquement français mais se constate ailleurs. Un chroniqueur belge explique que « le terme s’applique aux citoyens démobilisés de tout intérêt politique. Une élection rocambolesque aux États-Unis, des abus de biens sociaux en France et en Belgique, une relative impuissance face à la montée du terrorisme, des discours haineux, des manipulations fondées sur des faits sans fondements, inventés de toutes pièces, une apparente « normalisation » des partis et des idéologies extrêmes, une mise en cause des médias, accusés d’être les ennemis du peuple »…Comment le citoyen peut-il éviter le rejet de la chose publique ? Car la tendance à l’amalgame et la généralisation indue amènent inévitablement à discréditer la classe et l’action politiques tout entières. le citoyen se découvre comme étranger à la chose publique. » Il conclut : « c’est un peu comme si s’était progressivement construit aux frais du peuple, un mur entre le sérail politique et le reste de la population. »[2] Tous pourris ! entend-on souvent. Et pourtant la politique concerne toute le monde inéluctablement à tel point que même celui qui s’en moque ou s’en désintéresse fait encore de la politique. Fr.-X. Druet le montre en nous renvoyant à un passage du Protagoras de Platon[3]. A l’origine, l’homme « n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus ». Dès lors, les hommes « vivaient isolés et les villes n’existaient pas ». Ils étaient donc la proie des bêtes fauves et s’ils se rassemblaient, « ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur[4] et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès demanda alors à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? - Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. »
Et Aristote dans la « Politique » écrira : « La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à un pion isolé dans un jeu.
Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».[5]
Animal politique, l’homme peut-il échapper à sa nature ? Le citoyen qui s’abstient, ne fût-ce qu’aux élections, fait aussi un acte politique.
En tout cas, contre ceux qui pensaient que la politique était une conséquence du péché originel, saint Thomas reprend la formule d’Aristote et déclare : « il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, plus encore que tous les autres animaux comme le montre la nécessité naturelle. »[6] De là, il s’ensuit que « si donc il est dans la nature de l’homme qu’il vive en société d’un grand nombre de ses semblables, il est nécessaire qu’il y ait chez les hommes de quoi gouverner la multitude. »[7]
Et qu’on ne dise pas que saint Thomas n’envisage qu’un régime monarchique qui dispense les citoyens d’engagement politique. Nous l’avons vu, l’organisation la meilleure pour lui est un régime mixte: « … la meilleure organisation du pouvoir dans une cité ou un royaume est celle où un seul homme mis à la tête en raison de sa vertu commande à tous ; et au-dessous de lui sont quelques hommes commandant en raison de leur vertu ; et cependant un tel pouvoir concerne tout le monde, parce que tous sont soit éligibles, soit même électeurs. Tel est parmi tous le régime bien dosé : de royauté, en tant qu’un seul commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; et de démocratie, ou pouvoir du peuple, en tant que les gouvernants peuvent être choisis dans le peuple et c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs. »[8] Tous sont donc concernés par l’organisation de l’espace public politique. Nous avons vu dès la Genèse que le pouvoir est donné à Adam c’est-à-dire à tous les hommes. Pour rendre compte de la pensée de saint Thomas qui estime que « si l’autorité est divine quant à son origine, elle se transmet selon des modes exclusivement, intégralement humains », on a souvent utilisé la formule paulinienne « Nulla potestas nisi a Deo »[9] prolongée par « sed per populum ».[10] Cette conception est confirmée par Léon XIII[11], Pie XII[12] ou encore Jean XXIII[13].
Toutefois, la médiation populaire bien affirmée par saint Thomas à partir de l’Écriture[14] va être éclipsée par la montée en puissance de l’État moderne. Ainsi, Jean Bodin (1530-1596), en France, Jacques Ier (1566-1625), en Angleterre, vont déclarer qu’« il revient à la souveraineté de monopoliser la médiation avec la puissance divine ».[15] A partir de ce moment, celui « qui méprise son prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image en terre ».[16]
Fort heureusement, cette vision, dans de nombreux pays, appartient à l’histoire mais elle subsiste parfois laïcisée, parfois associée à un discours religieux dans trop de pays encore, comme fondement d’un système totalitaire.
En tout cas, les souverains pontifes n’ont jamais cessé de souligner l’importance de la politique et des hommes politiques.
En 1927, Pie XI parlera du domaine politique comme « le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. »[17] On retrouvera l’expression « charité sociale et politique » dans le Compendium[18].
Les souverains pontifes n’ont pas hésité à mettre en exergue les personnalités qui ont bien incarné cette charité comme les « pères » de l’Europe, par exemple. De plus, le 31 octobre 2000, le pape Jean-Paul II proclamait Thomas More[19] patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques « pour son témoignage de la primauté de la vérité sur le pouvoir », « pour une politique qui se donne comme fin suprême le service de la personne humaine » témoignant aussi d’une « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres ».
Benoît XVI a consacré de nombreuses réflexions au rapport entre christianisme et politique, qu’il considère comme un cas particulier de relation entre la foi et la raison.[20]
Comme le « per populum » a son importance, dans la pensée chrétienne, on ne s’étonnera pas, dans le concert désenchanté qui retentit particulièrement aujourd’hui dans nos démocraties, d’entendre la voix du pape François qui, à contre-courant de la morosité ambiante, de la méfiance répandue, encourage à l’engagement politique.
Le 30 avril 2015, lors du Congrès de la Communauté Vie chrétienne, un jeune laïc demanda au pape comment « maintenir vivant le lien entre la foi en Jésus-Christ et l’action pour une société plus juste et plus solidaire ». Le pape répondit[21] : « Si le Seigneur t’appelle à cette vocation, vas-y, fais de la politique, cela te fera souffrir, peut-être cela te fera-t-il pécher, mais le Seigneur est avec toi. Demande pardon et va de l’avant. […] Faire de la politique est important, la petite comme la grande ! On peut devenir saint en faisant de la politique. » Bien sûr, il n’est pas question, précise-t-il, de « fonder un parti catholique […] ce n’est pas la voie » , a-t-il pris soin de rappeler en préambule, dans un pays marqué par les hauts et les bas de la démocratie chrétienne. En revanche, « se mêler de politique » n’est pas seulement une possibilité, une option pour les catholiques, mais « un devoir. […] Un catholique ne peut se contenter de regarder du balcon », a lancé le pape aux membres de la CVX. Le pape voit dans la politique « une sorte de martyre, un martyre quotidien : celui de la recherche du bien commun, sans se laisser corrompre, […] à travers des petites choses, des choses minuscules, petit à petit », quitte à « porter la croix de nombreux échecs et de tant de péchés ». Les exemples de Robert Schuman (1886-1963), dont le procès en béatification est en cours, d’Alcide De Gasperi (1881-1954), fondateur de la Démocratie chrétienne italienne et lui aussi considéré comme l’un des Pères de l’Europe, montrent que des catholiques « ont fait de la politique propre, bonne » et ainsi « favorisé la paix entre les nations ».
Le pape François a, au fond, évoqué les principaux enjeux de l’engagement de l’Église en politique. Pour lutter contre le culte « du dieu argent », contre cette « culture du déchet » qui « tue les bébés à naître » et « écarte les personnes âgées », pour manifester la vérité de la doctrine catholique, les baptisés ne doivent pas hésiter à descendre dans l’arène, quitte à « se salir un peu les mains et le cœur », a-t-il explicitement reconnu. Pour le pape, celui qui dit « Non, père, je ne fais pas de politique parce que je ne veux pas pécher » a tort : « Allez-y, demandez au Seigneur de vous aider à ne pas pécher, et si vous avez les mains sales, demandez pardon et allez de l’avant. Mais faites, faites… »
Pour le jésuite Alain Thomasset, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, qui commente ces déclarations[22], la nouveauté de ce discours tient plus à la forme qu’au fond : « Tous les papes avant lui, depuis Pie XI qui y voyait un ’métier très noble’, ont voulu réhabiliter la politique. » Et avant lui déjà, Jean-Paul II dans son exhortation Christifideles laici, en 1988, puis le cardinal Ratzinger, à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi[23] et comme pape[24], se sont interrogés sur les risques inhérents à la politique. « Peut-être l’insistance est-elle plus grande sur l’incarnation de la foi - lutter pour la justice est une manière de vivre sa foi, et même une exigence de la foi - que sur le rappel des grands principes », note encore Alain Thomasset. « La doctrine n’est pas neuve, mais la manière de le dire est originale. Le pape François n’a pas peur de le dire : mieux vaut faire de la politique et se tromper que de déserter. »
En 2016, dans une interview à la Civiltà cattolica[25], François constatait « que la politique en général, la grande politique, s’est de plus en plus dégradée dans la petite politique. Non seulement dans la politique partisane dans chaque pays, mais les politiques sectorielles sur un même continent, […] les politiciens se sont dégradés. […] Il manque de ces grands hommes politiques qui pouvaient sérieusement s’impliquer pour leurs idéaux et ne craignaient ni le dialogue, ni la lutte, mais continuaient, avec intelligence, le charisme propre de la politique ». Il n’empêche que le pape rappelait, comme ses prédécesseurs, que « la politique est l’une des formes les plus élevées de la charité ». C’est « la grande politique », affirmait-il, reconnaissant que, « en cela, la polarisation n’aide pas : en revanche, ce qui aide dans la politique, c’est le dialogue ».
Nous avons entendu le pape François affirmer que si l’engagement politique est un devoir, il n’est pourtant pas question, a-t-il immédiatement ajouté, de « fonder un parti catholique, […] ce n’est pas la voie ».[26]
Pourquoi n’est-ce pas la voie ? Et quelle est la voie ? Voilà les deux questions que nous allons traiter ici.
Pourquoi n’est-ce pas la voie ?