iii. Agir
« L’agir est ordonné à la réalisation des choix. il requiert une vraie conversion, c’est-à-dire cette transformation intérieure qui est disponibilité, ouverture et transparence à la lumière de la purification de Dieu. »[1]
Chez les chrétiens, c’est l’« agir » qui manque le plus et c’est pourquoi tous les chapitres suivants seront lui consacrés
Certes, l’histoire nous révèle que l’Église dès l’origine et à l’image du Maître, s’est penchée sur les problèmes sociaux. Les Pères de l’Église ont rappelé que les biens de la terre étaient destiné à tous les hommes, ils ont dénoncé l’esclavage, réfléchi à de justes rapports entre l’Église et le pouvoir politique, à la guerre juste et aux conditions de la paix. Des conciles se sont prononcés contre l’esclavage, des décrets et des bulles ont été lancés contre l’usure ou la traite des Noirs. Nous avons vu les grands théologiens comme Thomas d’Aquin s’intéresser à l’exercice du pouvoir politique, à la notion de justice et à la nature des lois. Au XVe siècle, Antoine de Florence offre dans sa Somme théologique une vue globale de la vie économique, au XVIe siècle, rappelons-nous l’engagement de Bartolomeo de las Casas et de Francisco de Vitoria. Au XVIIe siècle Francisco Suarez, Robert Bellarmin et Jean de Saint Thomas poursuivent dans la même voie. Au XVIIIe siècle on peut citer les prises de position de Benoît XIV de nouveau sur la question raciale, la destination universelle des biens, l’usure ou encore le droit des pauvres. Il n’empêche qu’en maints endroits et trop longtemps, c’est trop exclusivement l’action caritative qui accapara les bonnes volontés chrétiennes. Il ne s’agit pas ici d’occulter ou de minimiser les œuvres admirables et généreuses qui ont fleuri tout au long des siècles dans le sillage de l’Église mais force est de constater que la réflexion des grands théologiens comme certaines déclarations magistérielles sur les questions sociales n’ont pas à de trop rares exceptions près, été suivies, d’effets structurels, ou poussé à la lutte contre les causes profondes des dysfonctionnements au sein de la société.
Lorsque le discours social de l’Église se structure à partir du XIXe siècle comme doctrine, les souverains pontifes ne manquent pas à chaque fois de presser le peuple chrétien à se mettre à l’œuvre. Dans Rerum Novarum, Léon XIII déclare d’emblée qu’« il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont, pour la plupart, dans une situation d’infortune et de misère imméritées. »[2] Et il termine l’encyclique par un autre appel pressant : « Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe, de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal si grave. »[3]
Si, en Belgique surtout, le document produisit dans le temps de très bons fruits, ce ne fut pas sans mal car il fut mal reçu par les milieux conservateurs. En fait, dès avant l’encyclique, des catholiques, patrons, bourgeois, ouvriers, soutenus, aidés par des ecclésiastiques parfois très encombrants, avaient entrepris des actions transformatrices. l’encyclique affermit leur détermination et suscita de nouveaux élans. Ainsi, la grande législation sociale belge fut l’œuvre de catholiques sociaux formés dans l’esprit de l’Église[4]. Toutefois, il faut reconnaître que ces initiatives furent souvent freinées, contenues, limitées par le libéralisme ambiant et l’action conservatrice de certains catholiques. Il faut rappeler que bien des patrons interdirent alors à des curés « vendus » de faire connaître à leurs paroissiens une encyclique jugée subversive. Il y eut même des prêtres « conservateurs » qui refusèrent les sacrements à des « démocrates » parce que démocrates, de mauvais patrons, pour juguler les « idées nouvelles », exercèrent des pressions sur leur personnel et se livrèrent à un chantage à l’emploi[5]. De telles attitudes poussèrent certainement bon nombre de travailleurs à rejoindre les organisations socialistes. Les attitudes diverses du monde catholique peuvent se retrouver et se résumer dans cette réflexion prêtée[6] à Jules Destrée[7] à propos des grandes réformes sociales corrigeant les abus du libéralisme : « Si le parti catholique peut avoir la fierté d’avoir élaboré la plupart de ces lois, la démocratie ouvrière peut se vanter de les avoir fait faire ».
Le pape Pie XI considérant comment, à travers le monde, la voix de Léon XIII avait été écoutée, note qu’« il y eut cependant quelques esprits qui furent un peu troublés ; et, par suite, l’enseignement de Léon XIII, si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. il renversait, en effet, si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir: les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de telles hauteurs ; d’autres, tout en admirant ce lumineux idéal, jugèrent qu’il était chimérique et que sa réalisation, on pouvait la souhaiter, mais non l’espérer. »[8]Après avoir évoqué les heureux effets de l’encyclique, Pie XI relève encore qu’« avec le temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives […]. »[9]
Cent ans après Rerum Novarum, Jean-Paul II n’hésite pas à écrire qu’« il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. »[10]
L’encyclique Quadragesimo anno a connu le même sort alors que son auteur cherchait à mobiliser les chrétiens et les hommes de bonne volonté en prévoyant les catastrophes à venir : « Et assurément, c’est maintenant surtout, insistait Pie XI, qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[11] Si cette encyclique a produit de remarquable effets en Allemagne surtout et après la guerre, elle a suscité la méfiance et l’opposition radicale de plusieurs. Après la seconde guerre mondiale, Pie XII, face aux désordres engendrés par le capitalisme, Pie XII demande : « (…) pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns contre d’injustes défiances, les autres contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social. » Et il constate que : « Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son Encyclique Quadregesimo anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.
Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production.
Ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.
Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps ».[12]
Non seulement, on évoqua, à propos de cette encyclique, une nostalgie du passé ou une influence des idéologies fascistes mais l’esprit libéral fut aussi un rude obstacle. De plus, les idéologies marxiste ou marxisante étouffèrent bien des velléités et des réalisations sociales chrétiennes. Après la guerre, les grands mouvements d’Action catholique nés au début du siècle reprirent une belle vigueur. Mais il faut bien constater que malgré l’enseignement de Pie XII, de Jean XXIII ou encore du Cardinal Cardijn, bien des organisations catholiques ont mis en question un certain nombre de références à l’enseignement social de l’Église comme aujourd’hui à son enseignement moral[13]. Il est indéniable que l’idéologie marxiste, après la guerre, a exercé une influence considérable comme précédemment. Jean-Paul II lui-même, reconnaît que le mouvement ouvrier, dès l’origine, « fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste »[14].
Plus nous avançons dans le temps et plus nous constatons de réticences face à cet enseignement sous des prétextes divers alors que deux mots reviennent sans cesse sous la plume des souverains pontifes : urgence et nécessité. Urgence historique vu l’état du monde et nécessité doctrinale. L’action n’est pas facultative. Mais, c’est un peu en vain, semble-t-il, que le pape Jean XXIII, souvenons-nous, a eu beau réaffirmer : « Il est cependant indispensable, aujourd’hui plus que jamais, que cette doctrine soit connue, assimilée, traduite dans la réalité sociale sous les formes et dans la mesure que permettent ou réclament les situations diverses. Cette tâche est ardue, mais bien noble. C’est à sa réalisation que Nous invitons ardemment non seulement Nos frères et fils répandus dans le monde entier, mais aussi tous les hommes de bonne volonté.
Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. » Et il lançait un appel aux laïcs : « A cette diffusion Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel. »[15]
Le Concile ne fut pas en reste lui qui, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, « n’hésite pas à s’adresse […], non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. »[16] « « Après avoir montré quelle est la dignité de la personne humaine et quel rôle individuel et social elle est appelée à remplir dans l’univers , le Concile fort de la lumière de l’Évangile et de l’expérience humaine, attire […] l’attention de tous sur quelques questions particulièrement urgentes de ce temps qui affectent au plus haut point le genre humain. Parmi les nombreux sujets qui suscitent aujourd’hui l’intérêt général ;, il faut notamment retenir ceux-ci : le mariage et la famille, la culture, la vie économico-sociale, la vie politique, la solidarité des peuples et la paix. Sur chacun d’eux, il convient de projeter la lumière des principes qui nous viennent du Christ ; ainsi les chrétiens seront-ils guidés et tous les hommes éclairés dans la recherche des solutions que réclament des problèmes si nombreux et si complexes ».[17] Le Concile conclut son analyse et ses propositions par un appel à l’action des chrétiens et des hommes « de bonne volonté » : « Se souvenant de la parole du Seigneur : « En ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres » (Jn 13, 35), les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace. Aussi, dociles à l’Évangile et bénéficiant de sa force, unis à tous ceux qui aiment et pratiquent la justice, ils ont à accomplir sur cette terre une tâche immense, dont ils devront rendre compte à celui qui jugera tous les hommes au dernier jour. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »[18]
Paul VI, à son tour, insista : « Il faut se hâter…. »[19] ; « Des réformes urgentes doivent être entreprises sans retard »[20] ; « Le combat contre la misère, urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine. »[21] Quatre ans plus tard, dans la lettre apostolique Octogesima adveniens anniversaria, il revient à la charge : « C’est à tous les chrétiens que Nous adressons à nouveau et de façon pressante, un appel à l’action. […] Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective. » Et le Saint Père ajoutait : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire »[22]
Et dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, Paul VI insistait sur le lien indissoluble entre évangélisation et action politique au sens large : « L’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de l’homme. (…) Entre évangélisation et promotion humaine -développement, libération- il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques. liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : comment en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de l’homme ? »[23]
Malgré toutes ces incitations répétées, les mises en question, les suspicions, les détournements et les surdités ne manquèrent pas. On parla de moins en moins de cette part importante de l’enseignement de l’Église. A tel point que beaucoup crurent ou s’efforcèrent de croire et de faire croire que la doctrine sociale de l’Église avait disparu. Certains s’en réjouirent.[24] Le silence voire l’opprobre furent tels que le cardinal Danneels, au retour du Synode sur la vocation et la mission du laïcat, en 1987, avoua sa surprise devant « la résurgence de l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajouta-t-il, il était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de l’Église… »[25].
Evidemment, le pontificat de Jean-Paul II est particulièrement riche d’encycliques sociales remarquables qui sont autant d’invitations à l’engagement dans le monde pour le transformer.
Ainsi, célébrant le texte fondateur de Léon XIII, Jean-Paul II écrit: « En ce centième anniversaire de l’encyclique, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait l’effort d’étudier, d’approfondir et de répandre la doctrine sociale chrétienne. Pour cela, la collaboration des Églises locales est indispensable, et je souhaite que le centenaire soit l’occasion d’un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines.
Je voudrais en particulier qu’on la fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement du socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement, qui s’aggrave chaque jour ».[26]
« La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient ».[27] Il ajoutera que « la doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation […]. »[28]
C’est aussi sous le pontificat de Jean-Paul II que la Commission pontificale « Justice et paix » devint Conseil pontifical (1988), que fut créée l’Académie pontificale des Sciences sociales (1994) et que furent publiés les Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église (1989), le Catéchisme de l’Église catholique (1992) dont la IIIe partie est consacrée à cet enseignement - une première dans l’histoire des catéchismes !-, l’Agenda social (2000) et le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2004-2005).
A voir l’attitude de certaines Églises locales et surtout de divers mouvements laïcs chrétiens, on peut se demander : à quoi bon ?
Tous les séminaires ont-ils veiller à suivre les Orientations notamment ?
Pourtant on y lit dans les Préliminaires (1-2):
" …on a conscience de venir au-devant d’une vraie nécessité, vivement ressentie aujourd’hui de toute part, de faire bénéficier la famille humaine des richesses contenues dans la doctrine sociale de l’Église, grâce au ministère de prêtres bien formés et conscients des multiples devoirs qui les attendent. (…) …il est très important que les candidats au sacerdoce acquièrent une idée claire sur la nature, les finalités et les composantes essentielles de cette doctrine, pour pouvoir l’appliquer dans l’activité pastorale dans son intégrité, telle qu’elle est formulée et proposée par le Magistère de l’Église (SRS).
La situation en ce domaine est, en effet, telle qu’elle demande un éclaircissement opportun des différents concepts. (…)
-
la réalité indiquée par doctrine sociale ou enseignement social, constityue « un riche patrimoine » (…) qui doit être conservé avec fidélité et développé au fur et à mesure des réponses faites aux nouvelles urgences de la société humaine.
Aujourd’hui, la doctrine sociale est appelée de façon de plus en plus insistante à apporter sa contribution spécifique propre à l’évangélisation, au dialogue avec le monde, à l’interprétation chrétienne de la réalité et aux orientations de l’action pastorale, pour éclairer à l’aide de principes sains les diverses initiatives prises sur le plan temporel. En effet, les structures économiques, sociales, politiques et culturelles sont en train de faire l’expérience de profondes et rapides transformations qui mettent en jeu l’avenir lui-même de la société humaine ; elles ont par conséquent besoin d’une orientation sûre. Il s’agit de promouvoir un vrai progrès social qui requiert, pour garantir effectivement le bien commun de tous les hommes, une juste organisation de ces structures ; si cela n’était pas fait, on aurait le retour des grandes multitudes vers cette situation de « joug quasi servile », dont parlait Léon XIII dans Rerum novarum (…).
Il est donc évident que le « grand drame » du monde contemporain, provoqué par les multiples menaces dont s’accompagne souvent le progrès de l’homme, « ne peut laisser personne indifférent » (RH). C’est pour cela que se fait plus urgente et décisive la présence évangélisatrice incessible de l’Église dans le monde complexe des réalités temporelles qui conditionnent le destin de l’humanité.
(…) le Magistère est intervenu et intervient (…) avec une doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à appliquer. »
Mais après ce texte, comme auparavant, on a fait souvent la sourde oreille.
On avait snobé Gaudium et spes parce que ce texte péchait, a-t-on dit, par optimisme, parce que ce texte aurait omis de condamner le communisme. Les encycliques Laborem exercens et Sollicitudo rei socialis[29] ont été vues comme des concessions au marxisme tandis que Centesimus annus aurait été une consécration du libéralisme.
Peu de choses ont changé par la suite. L’encyclique Caritas in veritate (2009) de Benoît XVI est passée inaperçue en maints endroits. La presse avait d’autres sujets à traiter et notamment le décès du chanteur Michael Jackson survenu le 25 juin 2009. Quelques journaux ont consacré quelques lignes à ce document important pour souligner qu’il ne s’y trouvait rien d’original puisque le pape invite à la solidarité et à la régulation du marché, comme tout le monde. On a aussi mis en évidence le fait que le pape n’apportait aucune solution. d’autres se sont étonnés que l’encyclique reprenne l’antienne pontificale bien connue sur la famille, le respect de la vie humaine alors qu’elle prétendait ouvrir un chemin pour sortir de la crise. Bref, la plupart n’ont rien compris ou n’ont voulu rien comprendre. Et dans les paroisses, le message a-t-il été répercuté d’une manière ou d’une autre ?
Dans ces conditions comment pouvait-on entendre le Pape parler, à la suite de Paul VI, de l’urgence des réformes à entreprendre, « avec courage et sans retard », urgence historique et théologique : « Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse : « Caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. l’importance de cet objectif est telle qu’elle exige que nous la comprenions pleinement et que nous nous mobilisions concrètement avec le « cœur », pour faire évoluer les processus économiques et sociaux actuels vers des formes pleinement humaines. »[30]
Le pape François n’est guère mieux loti. Pourtant, dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium il affirme clairement que « personne ne peut exiger que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sure les événements qui intéressent les citoyens »[31] Tout en faisant remarquer que ce texte « n’est pas un document social », il renvoie néanmoins au Compendium qui est, dit-il, « un instrument très adapté ».[32] Mais, lorsqu’il publie une encyclique sociale sous le titre de Laudato si’[33], il ne manque pas de chrétiens pour déplorer le ralliement du pape aux thèmes à la mode à tel point qu’il ressemblerait à « un gourou de greenpeace »[34], ni pour l’accuser de rompre avec la tradition en dénonçant l’économie de marché. d’autres estiment qu’une fois de plus l’Église verse dans l’utopie. Quel poids dès lors peut avoir la voix de François qui nous assure que « Dieu […] nous appelle à un engagement généreux et à tout donner… » ? Dans un monde qui ne réagit qu’au spectaculaire et à l’immédiat, il paraît ridicule de vanter les « petites actions quotidiennes » en certifiant qu’« il ne faut pas penser que ces efforts ne vont pas changer le monde » et en assurant que « ces actions répandent dans la société un bien qui produit toujours des fruits au-delà de ce que l’on peut constater, parce qu’elles suscitent sur cette terre un bien qui tend à se répandre toujours, parfois de façon invisible. »[35]
Comment expliquer l’indifférence, la frilosité, la méfiance voire l’opposition de nombreux chrétiens vis-à-vis l’enseignement social de l’Église et ce, nous l’avons vu, dès le pontificat de Léon XIII et malgré les fruits incontestables de cette doctrine ici et là à travers le monde.
Il est sûr que les media jouent un rôle souvent négatif, réduisant la parole du pape à quelques lieux communs ou la censurant purement et simplement. Il est clair aussi que nombre d’évêques et de prêtres ne font rien pour diffuser cette pensée dont ils ne peuvent ignorer l’existence.
Les incessants rappels du magistère témoignent de l’ignorance dans laquelle se trouvent les catholiques eux-mêmes.
A leur décharge, il faut reconnaître que cet enseignement est vaste car, outre qu’il s’intéresse à tous les aspects de la vie sociale, « essentiellement orienté vers l’action, (il) se développe en fonction des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des principes toujours valables, il comporte aussi des jugements contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter ; il requiert la contribution de tous les charismes, expériences et compétences »[36]. Il est donc toujours à écrire et à découvrir.
A cela s’ajoutent deux obstacles d’ordre politique.
Le premier, c’est la nouveauté démocratique qui prend à contrepied malgré près de deux siècles de démocratie ou peut-être à cause de cette expérience, un esprit « monarchique » qui a pour lui des millénaires et qui semble enraciné profondément dans la psychologie humaine. En 2016, un observateur de la vie politique belge écrivait : « Que ce soit dans le domaine politique ou syndical, tout le monde veut exister mais sans contribuer à une œuvre commune. […] le pays est inquiet car il n’a plus de père, c’est-à-dire de figure tutélaire. L’enfer, ce n’est pas Jérôme Bosch : c’est la privation du recours paternel. »[37].] Ce sentiment nourrit le rêve de l’homme providentiel dans certains pays et à certaines époques, comme nous l’avons vu précédemment. Dans le système monarchique des temps anciens, il suffisait, à la limite, que le « prince » soit chrétien pour que la société soit imprégnée des principes que le message de l’Église propose. Dans une société démocratique, la « christianisation » des institutions et de la vie est le fait de tous[38]. Cette nouveauté n’a pas été assimilée rapidement et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui. il n’empêche que l’Église a dû repenser son enseignement en fonction de ce changement qui explique sans doute, en partie, pourquoi Léon XIII a entrepris de constituer un enseignement social faisant la synthèse organique, argumentée et adaptée de toute une série de principes généraux plus ou moins explicites et de directives éparses jusque là dans les « bulles » et les « brefs ». En 1868, un observateur[39] remarque que bon nombre de « princes » sont passés aux « idées nouvelles » et ont abandonné l’inspiration chrétienne : « Il faut avouer, écrit-il, que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle ». Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire connaître cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus ». Ce texte peut paraître prophétique car il décrit d’avance la conduite future des papes. Le prince chrétien mort[40], c’est le moment pour le laïcat de prendre le relais, « aux premières lignes ». Grave responsabilité qui peut être ressentie comme inconfortable et qui peut entretenir la nostalgie du « père »[41].
Le deuxième obstacle et non le moindre, vient du succès des idéologies.
Disons que la « mode idéologique »[42] qui a sévi très longtemps, a nui à la diffusion et à l’application de cette doctrine. Une idéologie, qu’elle soit libérale, communiste, fasciste, écologiste, etc., est un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions. Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est, par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir et expliquer tous les événements. Enfin, elle a, de l’histoire et des êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle n’est pas est le mal. En un mot, elle a la nostalgie du simple[43].
La doctrine sociale de l’Église est de nature toute différente, comme en témoignent la diversité et la nature de ses sources. Tout d’abord, la révélation de l’Ancien et du nouveau testament révèlent l’homme à lui-même dans une vérité particulièrement riche de conséquences , comme nous le verrons au chapitre suivant. Mais cette doctrine, tout en restant fidèle, on l’espère, à ses origines, se déploie au fil des siècles et des événements, sans crainte de s’appuyer sur la raison, l’expérience humaine et les sciences qui la systématisent[44]. La doctrine sociale de l’Église se construit donc sur une même réalité à la fois révélée et observée, sûre qu’il ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison puisque toutes deux parlent du même homme et du même monde[45]. Cette réalité est envisagée dans son intégralité, c’est-à-dire sous tous ses aspects indissociables, qu’ils soient permanents ou changeants. Dès lors, la DSE n’a pas réponse à tout puisqu’elle n’offre que des principes et des normes et elle ne sera jamais complète puisqu’il est vain d’espérer que l’intelligence humaine puisse contenir toute la réalité, d’autant plus que celle-ci est soumise à des transformations perpétuelles. selon la doctrine sociale de l’Église, l’idée découle de la réalité et la sagesse consiste à se conformer aux données objectives et non à les réduire. par le fait même, la vérité n’est pas sa propriété, elle est universelle, accessible pour une large part à l’intelligence de tout homme. C’est pourquoi l’Église découvre partout, dans les philosophies, les religions, et même les idéologies, des parcelles de vérité. Sa seule prétention est d’essayer d’en offrir une synthèse cohérente à perfectionner.
En tout cas, elle n’offre pas de solutions toutes faites ou définitives. Elles sont sans cesse à inventer par les responsables. Cette souplesse, cette absence de recettes toutes faites peuvent en décourager plus d’un.
Bien des confusions, des simplifications, des distractions, des incompréhensions, des oppositions ont entravé ou déformé l’enseignement de l’Église. A côté des sourds, des distraits, des manipulés, on peut ranger aussi ceux qui, coûte que coûte, pensent avoir trouvé dans l’enseignement de l’Église un soutien pour leurs thèses contestables. Que ne fait-on pas dire, aujourd’hui encore, au Concile de Vatican II qui couvrirait, voire favoriserait, toutes sortes de déviations.
N’oublions pas non plus les pesanteurs humaines : l’égoïsme, la volonté de puissance, l’appât du gain, la paresse, l’individualisme ou encore l’engluement dans ce que Jean-Paul II appelait le « matérialisme pratique » : pourquoi rêverait-on d’améliorer le monde lorsqu’on est si bien chez soi ? Dans nos pays occidentaux, nous jouissons d’un bon niveau de vie, d’un travail mesuré par la loi, d’une protection sociale, de congés payés, d’une retraite… Certes, il y a des mal lotis mais n’est-ce pas de leur faute ? Et puis l’État et diverses institutions sont là pour leur venir en aide. Pourquoi me lèverais-je de mon fauteuil ?
François note : « Malheureusement, beaucoup d’efforts pour chercher des solutions concrètes à la crise environnementale échouent souvent, non seulement à cause de l’opposition des puissants, mais aussi par manque d’intérêt de la part des autres. Les attitudes qui obstruent les chemins de solutions, même parmi les croyants, vont de la négation du problème jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle dans les solutions techniques. »[46] Cette attitude vis-à-vis des problèmes écologiques se retrouve face à tous les autres problèmes sociaux. Si moi je suis touché par la pollution, un licenciement ou quelque autre malheur, je protesterai, mobiliserai associations et syndicat jusqu’à ce que mon problème trouve solution ou dédommagement. Peut-être le malheur d’autrui m’émouvra-t-il mais je calmerai ma conscience par quelque don….
Cette dernière remarque nous introduit à une raison encore plus profonde de la trop grande passivité de nombreux chrétiens, une raison théologique.
Beaucoup oublient, et depuis longtemps, que la charité n’est pas un substitut de la justice. Nous avons déjà cité ce texte extrait du décret Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice. »[47] Une charité qui, aussi généreuse soit-elle, laisse intactes les vraies causes.[48]
d’où vient cet oubli de la justice ?
Michel Schooyans explique : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque om certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. »[49]
Pour M.D. Chenu le problème est plus ancien et plus fondamental. [50]
Il fait remarquer que tout dépend de la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et ajouterait un philosophe, de la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit. En théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne. La spiritualité a dès lors été trop confinée à l’intérieur. Or, si, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, [on] aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité ». C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste.[51]
Ces analyses sont avalisées par ce passage de l’encyclique Deus caritas est du pape Benoît XVI qui rappelle avec de justes nuances que « Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné. d’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.
Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877). En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté, les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. »[52]
Finalement, mais il faudra y revenir, rien ne peut se réaliser au plan social sans une conversion personnelle. Paul VI l’a très bien vu : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire. Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tous sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d 'une tâche qui apparaît démesurée. l’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le Seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection. elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. »[53]
Dans le fond, l’Évangile nous donne la clé lorsque Jésus explique la signification de la parabole du semeur : « Comme une grande foule se rassemblait, et que de chaque ville on venait vers Jésus, il dit dans une parabole : « Le semeur sortit pour semer la semence, et comme il semait, il en tomba au bord du chemin. Les passants la piétinèrent, et les oiseaux du ciel mangèrent tout. Il en tomba aussi dans les pierres, elle poussa et elle sécha parce qu’elle n’avait pas d’humidité. Il en tomba aussi au milieu des ronces, et les ronces, en poussant avec elle, l’étouffèrent. Il en tomba enfin dans la bonne terre, elle poussa et elle donna du fruit au centuple. » Disant cela, il éleva la voix : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Ses disciples lui demandaient ce que signifiait cette parabole. Il leur déclara : « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu, mais les autres n’ont que les paraboles. Ainsi, comme il est écrit : Ils regardent sans regarder, ils entendent sans comprendre. Voici ce que signifie la parabole. La semence, c’est la parole de Dieu. Il y a ceux qui sont au bord du chemin : ceux-là ont entendu ; puis le diable survient et il enlève de leur cœur la Parole, pour les empêcher de croire et d’être sauvés. Il y a ceux qui sont dans les pierres : lorsqu’ils entendent, ils accueillent la Parole avec joie ; mais ils n’ont pas de racines, ils croient pour un moment et, au moment de l’épreuve, ils abandonnent. Ce qui est tombé dans les ronces, ce sont les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité. Et ce qui est tombé dans la bonne terre, ce sont les gens qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. »[54]
L’action « politique » est nécessaire et urgente et réclame notre persévérance comme nous le verrons. Nul alibi spirituel ne peut en distraire : « Personne, après avoir allumé une lampe, ne la couvre d’un vase ou ne la met sous le lit ; on la met sur le lampadaire pour que ceux qui entrent voient la lumière. »[55] Ils font un contresens absolu ceux qui entendent dans cette parole « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît »[56] une invitation à se replier dans son sanctuaire privé à l’abri du monde. La justice du Royaume, nous rend justes, nous incite à faire tout ce que Dieu prescrit de tout notre cœur et à pratiquer toutes les exigences de la charité[57]. La justice du Royaume nous pousse vers les autres.
Comment ?
a) parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur : cette situation appelle à un effort renouvelé de collaboration et de solidarité entre tous les pays ;
b) parce que, dans les pays développés, on fait parfois une propagande excessive pour les valeurs purement utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la jouissance immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect de la hiérarchie des vraies valeurs de l’existence humaine ;
c) parce que, dans certains pays, apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d’accueillir librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l’homme ». (CA 29)