vi. L’œuvre du P. Fessard peut-elle être encore utile aujourd’hui ?
Incontestablement elle nous aide à comprendre le passé mais peut-elle servir pour guider notre présent et notre avenir ?
Une objection risque tôt ou tard de surgir : l’analyse du P. Fessard a été nourrie par l’actualité qu’il a vécue et elle s’est attachée surtout -mais pas exclusivement- à réfléchir aux idéologies de son temps. Mais l’instrument qu’il nous offre, s’il fut utile pour déceler forces et lacunes du communisme et du nazisme, peut-il encore servir à quelque chose aujourd’hui ?
Les trois dialectiques qui sont « des principes successifs d’interprétation du devenir humain »[1] nous éclairent sur le sens de l’histoire. Notamment, la dialectique homme-femme en mettant en avant « l’alliance des libertés en vue d’une œuvre commune » nous a révélé les relations de maternité, paternité et fraternité qui sous-tendent « l’architecture de toute société humaine, de la famille jusqu’à la communauté nationale ». [2] Mais c’est la dialectique païen-juif qui non seulement « fonde […] le procédé des deux autres » mais surtout en donne « la clé d’interprétation ». Cette dialectique, avons-nous déjà dit, est « source et symbole de toutes les oppositions » qui agitent le monde et « opère la synthèse des figures précédentes » : « le juif se reconnaît esclave et femme devant Dieu, tandis que le païen se veut maître et homme en face de Lui. » De plus, l’orgueil et l’égoïsme qui traversent les deux premières dialectiques « sont mis en interaction avec la Puissance divine pour trouver par elle leur rédemption, au moyen d’une dialectique du païen et du juif. »[3] Ainsi, « loin d’imposer un sens fixé à l’histoire des sociétés, ces catégories, à la fois anciennes et nouvelles, présentes en chacun et en tous, dessinent des figures concrètes et existentielles, à partir desquelles la liberté humaine peut déchiffrer les possibilités de son action historique, et être par elles poussée au perpétuel dépassement de soi. »[4]
Ceci dit, l’effondrement des idéologies ne rend-il pas obsolète, pour une large part, l’analyse fessardienne ?
Certes non et pour plusieurs raisons.
L’étude des totalitarismes et de leurs luttes « a mis à nu la structure du bien commun propre aux sociétés politiques libérales, en a suggéré la fragilité et les tendances » et révélé surtout « la nocivité cachée du « rationalisme » occidental, dans son rejet du surnaturel et de sa manifestation historique ».[5] De plus, si globalement, les idéologies se sont dissoutes, il n’empêche que certains de leurs « éléments » circulent encore dans les consciences comme le « primat de l’économique sur le politique ».[6] Enfin, le rêve d’organisation universelle de l’humanité peut-il faire l’économie d’une réflexion sur les « conditions de cette unification » ? L’orgueil et l’égoïsme ne peuvent-ils engendrer de nouvelles idéologies ? Il faudra toujours apprendre à discerner et pourquoi pas à l’école du P. Fessard ?[7]
La profondeur de l’instrument d’analyse mis à notre disposition dépasse le cadre idéologique de l’époque et emprunte à la Bible, consciemment chez Hegel, inconsciemment chez Marx, des « figures » qui peuvent éclairer nos rapports avec Dieu, les hommes et la nature et nous guider dans nos choix d’action.
Enfin, sommes-nous si différents de nos pères ? Les notions de maître, esclave, homme, femme, père, mère, frère, nous sont-elles devenues étrangères ? La lutte à mort a-t-elle disparu de nos horizons aussi bien sur le plan national ou international, sur le plan politique comme sur le plan économique ? Les bienfaits des dialectiques conjugale et familiale ne sont-ils pas menacés par l’irruption de l’individualisme ou plus simplement par la violence conjugale ? Sur le plan international, comme à l’époque du P. Fessard, ne serait-il pas opportun, dans la difficile construction européenne, par exemple, de sonder les nationalismes ? Et la question juive, est-elle sortie de l’actualité ?