iv. Un exemple d’analyse selon la méthode fessardienne
L’exemple est emprunté à un événement de l’histoire de France, que le P. Fessard a vécu.[1] Au moment de la défaite, en 1940 et face à l’armistice signé entre le vainqueur et le vaincu, les consciences françaises sont divisées. Certains, contre l’armistice, estiment qu’il valait mieux que la nation périsse plutôt que céder à l’injustice imposée, d’autres, pour l’armistice, qu’il vaut mieux vivre et céder à la violence.
Qui a raison ? Est-il possible de concilier ces deux attitudes opposées ?
Pour juger, le P. Fessard choisit comme critère de se référer au Bien commun en ses éléments constitutifs : la sécurité qui permet d’exister paisiblement, la justice c’est-à-dire l’ordre de droit, les règles juridiques qui harmonisent les rapports sociaux et la valeur ou l’idéal qui rassemble « les valeurs universelles, humaines et divines » auxquelles tend le peuple.[2]
A la lumière de ces éléments, on peut dire que pour les adversaires de l’armistice, il vaut mieux sacrifier son existence à la justice et au bien commun international (« plutôt la mort que l’esclavage ») ; pour les partisans, il faut préférer son existence à la justice et au Bien commun international (« plutôt l’esclavage que la mort »).[3] Quelle est l’attitude légitime ?
Fessard tente de mettre en évidence le conflit qui se joue à l’intérieur de la conscience. Ce conflit est celui de l’âme et du corps. L’âme qui est le maître, le corps qui est l’esclave. Il faut préférer le bien de l’âme, dit le chrétien et être prêt à sacrifier le bien du corps par amour de Dieu. Mais le chrétien doit aussi aimer le prochain et le prochain le plus prochain est son propre corps. Voilà deux amours en lutte, deux amours où se mêlent générosité et prudence qui s’opposent, la première, à la « témérité orgueilleuse » et la seconde à la « lâcheté égoïste. »[4]
Armé de ces considérations, Fessard peut entrer dans le vif du sujet et porter un jugement sur la politique du gouvernement de Vichy issu de l’armistice. Gouvernement dirigé par ce qu’il appelle un Prince-esclave puisque le Prince n’est Prince que dans la mesure ou il s’est fait esclave. Et s’il est esclave, il ne peut être prince. Par rapport au Bien commun, sui ce gouvernement s’emploie à « sauvegarder l’existence et la sécurité du peuple », il respecte le Bien commun et doit être obéi. S’il veut « entraîner le peuple dans un reniement positif de la Valeur », il n’et pas conforme au Bien commun et la désobéissance « n’est pas révolte, mais service du Bien commun ».[5]
Ceci dit, concrètement, les situations sont complexes et demandent des nuances. Ainsi, le point de vue du Prince-esclave n’est pas nécessairement celui du peuple. La règle du Bien commun est une règle souple de sorte que, « devant chaque décision, un discernement très précis doit s’opérer, selon une dialectique de la résistance et de la collaboration. »[6] De même face à tel ordre de coopération : est-il favorable au vainqueur et/ou au peuple, immédiatement ou médiatement ? Quel dommage pourrait-il provoquer ? Le jugement doit être prudentiel et responsable et dépendra aussi de la fonction de la personne concernée.[7]. Il aborde aussi le délicat problème des sanctions collectives qui ne rendent pas illégitimes les actions de résistance à condition que les chefs et les membres de la communauté soient « disposés à en assumer les conséquences ».[8] En fin de compte comment distinguer objectivement le licite de l’illicite sans référence au Bien commun ? C’est lui- qui garantira « une interaction bienfaisante entre les diverses tendances contraires » : le souci du prince pour la sécurité du peuple et la défense des idéaux par les citoyens, chacun collaborant à l’œuvre du Bien commun. A condition de passer par le point de vue de l’autre pour y chercher la part de vérité. Tout homme, toute nation, même dans les conditions les plus sombres, a, dans la recherche du Bien commun, une voie de salut. Le chrétien sait que le Bien commun traduit dans la société l’action de la Providence car derrière lui, c’est le Christ qui agit : « Cherchez le Royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. »[9]
C’est fondamentalement la méthode ignatienne qui inspire les différentes dialectiques puisque c’est la liberté de l’homme qui est en jeu dans son rapport à Dieu, aux autres dans le tissu changeant de l’histoire des sociétés.[10]
La dialectique du païen et du juif est, selon Fessard, « source et symbole de toutes les oppositions qui déchirent l’humanité »[11] et, de plus, par l’irruption du Christ, elle éclaire et pacifie les deux autres dialectiques qui, d’ailleurs, ne sont pas étrangères à la Bible.
La dialectique du maître et de l’esclave, nous l’avons vu, se trouve dans l’Epître à Philémon et Hegel lui-même cite, dans son explication, le livre des Proverbes[12]. La dialectique homme-femme, elle se trouve dès le premier chapitre de la Genèse mais aussi dans l’Epître aux Ephésiens. Quant à la dialectique païen-juif, elle est, comme dit précédemment, révélée en long et en large par Paul[13]. Enfin, dans l’enseignement de l’Église, le P. Fessard, nous avons vu, a attiré notre attention sur le message de Noël 1956 du pape Pie XII qui, pour résoudre les contradictions de notre temps, nous invite à tenir compte, à la fois, de la réalité historique, de notre liberté et des vérités révélées par la religion. Très concrètement, le chrétien est invité à se dépouiller du vieil homme et à revêtir l’homme nouveau. A ce moment, « il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. »[14]
La dialectique païen-juif peut nous expliquer comment « surmonter la division apparemment persistante et insoluble entre la foi chrétienne et les philosophies incroyantes. » Elle nous « permet de distinguer la racine proprement spirituelle de l’athéisme occidental ».[15] L’homme contemporain prétend, en effet, construire la société et la fraternité humaine par ses seules forces, sans le Christ et sans l’Église. Il est comme le juif refusant Jésus-Christ et s’identifiant au païen idolâtre.