i. La DSE, une utopie ?
Dans le langage courant, le mot « utopie » désigne un idéal, une vue politique ou sociale « qui ne tient pas compte de la réalité et apparaît comme chimérique », une « conception ou projet qui paraît irréalisable »[1]. On se souvient des critiques de Marx contre certaines formes utopiques de socialisme et même de communisme comme celles de Saint-Simon[2], d’Owen[3] ou encore de Fourier[4]. Friedrich Engels publiera en 1880 Socialisme utopique et socialisme scientifique[5] livre composé d’extraits de l’Anti-Dühring (1878) où l’auteur oppose évidemment le socialisme scientifique au socialisme utopique. Pour ces auteurs, les utopies sont « des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. »[6] Il n’empêche que le marxisme lui-même est considéré par beaucoup comme une utopie et un spécialiste de la pensée de Marx ; Henri Maler, ne le nie pas. Ce que Marx considère comme proprement utopique et condamnable chez ses prédécesseurs et de certains contemporains socialistes et communistes, c’est le moralisme et le volontarisme. Mais on peut détecter chez lui la « persistance d’une utopie mal démise » qui se fonde « sur l’insistance [dans son œuvre] d’une utopie promise. » Et si « le vocable d’utopie » est mouvant et même source de contradictions, « l’abandonner, c’est abandonner le combat dont il est l’enjeu ». En conclusion, Henri Maler se risque à dire que « l’utopie - le communisme - n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal. »
Selon cet auteur, l’utopie « ne serait pas un mirage, mais une stratégie de transformation du réel. »[7]
Toujours à propos de Marx, un autre spécialiste[8] estime aussi que Marx, loin « d’éliminer la force critique de l’utopie cherche à la conserver en écartant les faiblesses de l’utopisme. » Autrement dit, une utopie pourrait être mobilisatrice. Dans le même sens, d’autres auteurs distinguent utopie chimérique et utopie transformatrice et suggèrent, dans ce cas d’éviter l’adjectif « utopique » jugé péjoratif et de le remplacer par le néologisme : « utopien ».[9]
Paul Ricoeur[10] est bien conscient que l’utopie peut « n’être qu’une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique », qu’elle « nous fait faire un saut dans l’ailleurs, avec tous les risques d’un discours fou et éventuellement sanguinaire » et que « la mentalité utopique s’accompagne d’un mépris pour la logique de l’action et d’une incapacité foncière à désigner le premier pas qu’il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant ». Mais, en réfléchissant à « la fonction sociale de l’imaginaire collectif » et cherchant à montrer les « corrélations profondes » entre l’idéologie et l’utopie, il découvre qu’« imaginer le non lieu[11], c’est maintenir ouvert le champ du possible » et qu’« il semble […] que nous ayons besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies. » En définitive, le mot « utopie » est devenu l’arme de défense de tout ordre établi contre ce qui le menace: « est, à la limite, utopique tout ce qui, pour les représentants d’un ordre donné, est tenu à la fois comme dangereux pour l’ordre et irréalisable dans n’importe quel ordre. »
Jacques Maritain[12], dans son projet politique, proposait d’utiliser un tout autre vocabulaire. Se référant, notamment à Thomas More et quelques autres, utopie, pour lui, est « un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de perfection sociale et politique, et de l’architecture duquel le détail imaginaire est poussé aussi loin que possible, puisqu’il s’agit d’un modèle fictif proposé à l’esprit à la place de la réalité. » Même s’il reconnaît « l’importance que la phase dite utopique du socialisme a eue pour le développement ultérieur de celui-ci », il préfère, dans le cadre de sa philosophie chrétienne de la culture, parler d’« idéal historique concret ». Cet idéal historique concret n’est pas « un être de raison, mais une essence idéale réalisable (plus ou moins difficilement, plus ou moins imparfaitement, c’est une autre affaire, et non comme œuvre faite, mais comme œuvre se faisant), une essence capable d’existence et appelant l’existence pour un climat historique donné, répondant par suite à un maximum relatif (relatif à ce climat historique) de perfection sociale et politique, et présentant seulement - précisément parce qu’elle implique un ordre effectif à l’existence concrète, - les lignes de force et les ébauches ultérieurement déterminables d’une réalité future. » Autrement dit, l’idéal historique concret est, d’une manière générale, « une image prospective signifiant le type particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain âge historique. »[13] Autrement dit encore, l’idéal historique concret permet « de préparer des réalisations temporelles futures »[14] sans recourir à l’utopie et sans passer par une phase semblable à celle qu’a connue le socialisme. Ainsi, la « nouvelle chrétienté »[15] qu’il espère n’a rien d’une utopie puisqu’« une utopie est […] un modèle à réaliser comme terme et comme point de repos,- et elle est irréalisable. Un idéal historique concret est une image dynamique à réaliser comme mouvement et comme ligne de force, et c’est à ce titre même qu’il est réalisable. »[16]
Cette perspective rejoint ce que disait François Schuiten cité au début de cet ouvrage : l’utopie, dans le bon sens du terme que nous pouvons donc remplacer par idéal historique concret, est « un possible qui n’a pas encore été expérimenté ».
L’utopie, considérée comme un idéal historique concret, peut donc jouer un rôle positif dans la mobilisation des consciences et des volontés. Le P. A. Thomasset ne craint pas d’écrire que « les religions, dont la tradition chrétienne, jouent […] un rôle utopique, au vrai sens du terme, en fournissant un imaginaire de convocation et de mobilisation qui oriente les énergies vers la construction sociale, et pour les chrétiens dans l’espérance du Royaume. A ce titre, l’Église est amenée à intervenir dans les débats de société, en proposant des perspectives à long terme, en interrogeant sur le sens ultime des actions, en rappelant les exigences éthiques d’une vie en commun telle qu’elle peut être considérée dans le projet de la Création et du Salut en Jésus-Christ. »[17]
On conçoit volontiers que ce rôle de « veilleur »[18], de « prophète » est dévolu principalement à l’Église enseignante.
Mais qu’en est-il des laïcs engagés ? On l’a compris, leur rôle ne consiste pas simplement à parler, contester, témoigner. qu’en est-il de l’agir ? Quelle peut être leur espérance ?