Introduction : La « guerre juste » dans les règlements militaires et le droit international

L’apport le plus intéressant du passé est certainement le concept de « guerre juste ». On le voit dans la littérature militaire contemporaine. Il suffit de parcourir, par exemple, le cours d’éthique militaire donné à l’Ecole royale militaire par le Dr. Carl Ceulemans⁠[1] qui commence par rappeler ce que la théorie de la guerre juste⁠[2] doit en particulier à saint Augustin et à saint Thomas, puis à Vitoria⁠[3]. L’auteur souligne l’influence de ces théologiens sur les juristes des 17e et 18e siècles, comme Grotius, Pufendorf, Wolff et d’autres. Malheureusement ceux-ci tentent de prolonger une conception qui, née dans le contexte de l’universalisme moral du moyen-âge, ne peut plus produire d’effet à une époque où l’État se considère comme souverain et juge par lui-même de la légitimité de la guerre.

Toutefois, si le jus ad bellum est désormais l’apanage de chaque État, on s’efforça de conserver le jus in bello qu’on tenta, à partir du 19e siècle d’inscrire dans les traités internationaux de Genève, par exemple, pour les victimes des guerres ou encore de La Haye pour la manière de mener une guerre.

Au XXe siècle, à la suite des deux guerres mondiales, le jus ad bellum fut remis à l’honneur et fit son entrée dans le droit international comme dans le pacte Briand-Kellogg de 1928⁠[4] ou, plus récemment, dans la Charte des Nations-Unies.

Par ailleurs, on constate que le thème de la « guerre juste » est l’objet, depuis trente ans, de très nombreuses publications dans le monde anglo-saxon.⁠[5]

Toutefois, plusieurs faits majeurs, au XIXe siècle et surtout au XXe siècle vont provoquer une mise en question ou une réinterprétation de la doctrine traditionnelle.

En même temps, un certain nombre de théories sociologiques, idéologiques ou psychologiques vont aller plus loin et viser à mettre hors propos toute réflexion éthique sur la question de la violence.

S’appuyant sur l’œuvre de nombreux autres sociologues mais aussi d’écrivains⁠[6], Michel Maffesoli⁠[7], par exemple, veut montrer l’ambivalence de la violence et la fascination qu’elle exerce. Sa thèse fondamentale est d’affirmer que « la tension est la matrice de toutes choses. C’est l’énergie qui maintient en mouvement l’histoire du monde. C’est également cette tension qui fait de tout un chacun un être vivant. Vivant de son ambigüité même. Héraclite voyait dans le combat la source de toute existence. […] Tout cela soulignant que l’harmonie est conflictuelle et qu’il n’y a d’équilibre que dans la bonne gestion de la différence »[8]

Que l’on se remémore les luttes fratricides des mythologies, la théorie de Freud suivant laquelle le « meurtre du père » est à l’origine de la civilisation ou celle de Marx mettant en évidence la lutte des classes comme moteur de l’histoire, pour l’auteur, « il n’est de vie en société que dans la tension ami/ennemi » Et l’on peut même reprendre à son compte l’affirmation de Carl Schmitt : « Je pense, donc j’ai des ennemis ; j’ai des ennemis, donc je suis moi-même »[9]

Le conflit n’est donc pas « un fait anachronique, une survivance des périodes barbares ou pré-civilisées, il s’agit véritablement de la manifestation majeure de l’antagonisme existant entre volonté et nécessité »[10]

d’une manière ou d’une autre la violence doit s’exprimer. La tradition judéo-chrétienne veut l’éradiquer en prétendant guérir notre méchanceté, notre animalité, nos côtés sombres et même dénier la mort en proclamant la résurrection mais elle nous infantilise et en voulant tout contrôler par des codes moraux rigoureux, elle rend la violence perverse, « sanguinaire, paroxystique »[11] dans les gestes, la musique ou encore le cinéma. En fait, si l’on a bien en mémoire « le mythe biblique du péché originel », on se rend compte que « c’est grâce à Satan que l’histoire humaine commence »[12]. Il y a pour lui, « une sagesse démoniaque qui est celle de l’excès et qui renvoie à un irrépressible vouloir-vivre qu’il est vain de nier ou encore de refouler. Car elle resurgit toujours et à nouveau dans les histoires humaines et les situations quotidiennes. »[13]

Un autre sociologue, spécialiste des médias⁠[14], s’appuyant principalement sur l’histoire passée et présente mais aussi la sociologie, la philosophie, la politique, l’éthologie, etc., confirme l’ambigüité de la violence. Si tout n’est pas violent, la violence est partout et se référant à Edgar Morin⁠[15], il estime, comme Michel Maffesoli que le moteur de la société est le désordre : « une société trop ordonnée et trop régulée stagne, se sclérose et bloque tout développement. Ce qui fait bouger la société, c’est le mouvement, la contestation, la révolution, donc une certaine forme de désordre. »[16] La violence inévitable, omniprésente, contagieuse, édifie les institutions politiques, économiques, sociales, scolaires, qui ont toutes recours à la force. Et la religion qui « génère des moments de violence à un moment ou l’autre de son existence »[17] n’échappe pas au phénomène. La violence est toujours légitimée souvent prévisible, justifiée ou condamnée par toutes sortes de discours, stimulée par les medias qu’ils la montrent ou qu’ils la désavouent. En fait, les médias l’aiment autant que les activistes ou le public. Ils la provoquent et la banalisent. Elle est nécessaire chez les animaux pour vivre et survivre, pour se reproduire, défendre son territoire, hiérarchiser les individus. Chez les hommes, elle est aussi naturelle mais réfléchie, perfectionnée si bien que l’homme appartient à « l’espèce de loin la plus violente du règne animal »[18]. Tout le pousse « à la violence. Sa nature, son psychisme, ses relations sociales, son exposition aux médias, ses conditions économiques, son implication politique et même une certaine vue philosophique de la réalité »[19]. Elle « peut être rentable et gagnante »[20] sur tous les plans, politique, religieux, économique, social, dans le sport comme dans les divertissements. Elle est un « outil pratique pour la résolution des conflits ».⁠[21]

Bien qu’elle soit « détestable, cruelle, immorale, illégale », il faut se rendre compte que « malgré tous les discours philosophiques, politiques et moraux qui la condamnent, elle représente un mode de gestion de la réalité qui dans les faits s’avère rentable ».⁠[22] Même si elle peut avoir des effets pervers et qu’elle « ne provoque pas de changement immédiat, elle constitue un outil extrêmement efficace pour attirer l’attention des médias et pour faire connaître les enjeux que poursuivent ceux qui y ont recours. Cette prise de conscience prélude habituellement à des changements de comportement. »[23]

La conclusion s’impose pour l’auteur : « De tout temps, la violence a été un facteur d’équilibre et de déséquilibre social. On peut se demander si elle n’est pas un phénomène que secrète l’organisme social pour régulariser les comportements de ses composantes. [..] La violence est […] un véritable moteur de vie. La morale judéo-chrétienne veut qu’on la rejette de nos comportements et qu’on la condamne dans nos discours. Mais le succès n’appartient qu’à ceux qui savent l’utiliser. »[24]

Cette conception « sociologique » semble osciller entre fatalisme et cynisme et néglige le fait que la violence manifestée dans la guerre n’est pas une loi de la nature mais le fruit d’une décision d’une autorité politique et qu’elle n’est donc pas inéluctable. Elle n’est pas nécessairement rentable que ce soit à moyen ou à long terme ni par elle-même régulatrice de la vie sociale. d’autant qu’on ne voit pas très bien, dans la perspective décrite, comment condamner certains « moyens ». Nous sommes dans une situation amorale qui peut engendrer tous les crimes possibles. Au nom de quoi s’élever contre des génocides, des exécutions sommaires, des viols, des pillages, si l’on défend l’idée que d’une manière ou d’une autre, un bien finira par surgir du mal ?

Pour circonscrire la violence et éviter ses débordements, certains, aux États-Unis surtout, réinterprètent la théorie de la guerre à la lumière d’une doctrine libérale, libertarienne. Pour eux, la violence légitime doit être réservée à l’individu et non à l’État. Leur doctrine « s’appuie sur un principe d’autonomie individuelle alors que la doctrine traditionnelle de la guerre juste s’appuie sur la notion de souveraineté de l’État »[25]-http://fr.wikipedia.org/wiki/1995[1995) est un économiste et un philosophe politique américain, théoricien du libertarianisme et de l’anarcho-capitalisme. Il est le disciple de Ludwig von Mises (1881-1973), économiste autrichien naturalisé américain.] Pour ces auteurs, « la racine du mal est dans la concentration du pouvoir et de son monopole dans les mains de quelques-uns et non pas dans la guerre en soi. » Pour eux, « la seule façon d’avoir la paix est de réduire l’État ou d’en changer la nature, voir de le supprimer et non de promouvoir une théorie de la  guerre « juste » qu’un organisme étatique aura pour objet de mettre en œuvre. La théorie de la guerre juste dans une doctrine libérale est une théorie de la protection individuelle et non celle des États. »[26] Ils estiment que la théorie classique soulève énormément de problèmes qu’il faut désormais défendre un jus ad bellum qui soit un principe strict de légitime défense des droits fondamentaux individuels, s’il y a dommage réel pour obtenir réparation, l’intention agressive ne suffit pas. La seule autorité légitime qui puisse déclarer la guerre est celle des juges, des arbitres ou des victimes mais non celle hommes politiques, des États ou des Organisations internationales. Quant à l’organisation militaire, elle doit respecter « un principe général de non-coercition laissant la possibilité pour chaque individu d’assurer sa propre défense comme il l’entend ». Chacun peut aussi intervenir pour protéger une population agressée par son gouvernement ou d’autres, par un engagement volontaire ou le financement d’une armée privée de protection. Dans le jus in bello, on remplace la distinction entre combattants et non-combattants par celle d’agresseurs et non-agresseurs. Le principe de proportionnalité reste valable. Enfin, la responsabilité de l’agression n’incombe pas à ceux qui commandent mais à ceux qui exécutent et donc « la désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre « injuste » »[27].

Et voilà donc, de manière limitée et sans doute utopique, un retour à l’éthique traditionnelle qui semble incontournable, à moins de négliger la capacité de décision des hommes et leur responsabilité dans le cours des événements.

Nous allons voir dans les chapitres qui suivent comment les hommes peuvent réagir ou ne pas réagir aux événements décidés par d’autres hommes.

Une fois de plus, nous pourrons constater qu’au sein de l’Église, éclairés par les principes évangéliques, il est des hommes, aujourd’hui comme hier, à l’avant-garde de l’humanité pour lui indiquer, sans naïveté, le chemin d’un mieux-être indissociable de la paix


1. CEULEMANS Dr. Carl, Ethique militaire, F1602, Ecole royale militaire, Département des sciences du comportement, 2006.
2. Voici comment il résume le « jus ad bellum » :
   « 1. La guerre ne peut seulement avoir lieu que pour une cause juste (le principe « cause juste » ou « causa justa » ;
   2. La guerre doit être exécutée avec un objectif juste ou de bonnes intentions (le principe « intention juste » ou « intentio justa » ;
   3. La guerre ne peut être exécutée que s’il existe une chance raisonnable de succès, c’est-à-dire si les objectifs poursuivis (la cause juste) peuvent être atteints par la force militaire (le principe de faisabilité ou le principe de succès) ;
   4. La guerre ne peut avoir lieu que si le bénéfice qu’on veut atteindre avec cette guerre compense le préjudice qui va de paire avec l’utilisation de la force militaire (le principe de proportionna lité) ;
   5. La guerre ne peut débuter que si tous les autres moyens autres que militaires ont été épuisés (le principe de « dernier recours » ou le principe « ultima ratio ») ;
   6. La décision d’entrer ou pas en guerre doit être prise par une autorité légitime (le principe « autorité légitime » ou « auctoritas principis). »
   Quant au « jus in bello », il tient en deux points :
   « 1. Une distinction doit être faite entre combattants et non-combattants (le principe de discrimination ou principe de l’immunité des non-combattants) ;
   2. Une opération militaire ne peut être exécutée que si l’objectif que l’on souhaite atteindre compense les dégâts inhérents à cette opération militaire (le principe de proportionnalité). » (Op. cit., pp. 5-6)
3. Id., pp. 12-17.
4. Du nom de ses protagonistes : Aristide Briand (1862-1932), homme politique français, de tendance socialiste, plusieurs fois ministre, défenseur de la Société des nations, prix Nobel de la Paix en 1926 et Frank Billings Kellogg (1856-1937), homme politique américain républicain, ambassadeur, secrétaire d’État puis juge à la Cour permanente de justice de La Haye, prix Nobel de la Paix en 1929. Par ce pacte, les 63 pays signataires s’engageaient à renoncer à la guerre. Parmi eux, outre la France et les États-Unis, l’link : Allemagne, l’link : Italie, le Japon.
5. Sur les trente-cinq références données par le Dr Ceulemans, trente-quatre sont américaines ou anglaises. L’auteur le plus souvent cité est WALZER Michael, Just and Unjust Wars, BasicBooks, 1977.
6. On peut citer Henry de Montherlant (1896-1972) : « …toutes les idées, tous les livres de Montherlant sont l’expression d’une éthique du guerrier. […] Accepter la réalité, c’est reconnaître qu’elle n’est pas clémente, c’est refuser les mensonges pacifistes et humanitaires, c’est ne pas reculer devant cette vérité : il y eut, il y a, il y aura des vainqueurs et des vaincus. » (LECERF Emile, Montherlant et l’homme de guerre, in Henry de Montherlant, Nouvelle Ecole, n°20, septembre-octobre 1972, p. 25.)
7. MAFFESOLI Michel, Essais sur la violence, banale et fondatrice, CNRS Editions, 2009. L’auteur est membre de l’Institut universitaire de France, professeur de sociologie à la Sorbonne, administrateur du CNRS.
8. Id., pp. X-XI.
9. Id., p. XII.
10. Id., p. 194.
11. Id., p. XVII.
12. Id., p. XXII. L’auteur cite les poèmes Au lecteur et les Litanies de Satan de Baudelaire dans Les fleurs du mal. Satan Trismégiste « berce longuement notre esprit enchanté » et apparaît comme le « confesseur des pendus et des conspirateurs ».
13. Id., p. 204.
14. DAGENAIS Bernard, Eloge de la violence, L’aube, 2008. L’auteur, spécialiste des stratégies de communication institutionnelle, est professeur à l’université Laval au Québec.
15. Cf. La Méthode, 1. La nature de la nature, Seuil, Points, 1977, p. 75.
16. DAGENAIS Bernard, op. cit., p. 6.
17. Id., p. 81.
18. Id., p. 198.
19. Id., p. 224.
20. Id., p. 252.
21. Id., p. 10.
22. Id., p. 286.
23. Id., p. 288.
24. Id., pp. 289-290.
25. Cf. LEMMENICIER Bertand, La notion de guerre juste, sur lemennicier.bwm-mediasoft.com/displayArticle.php?articleId=86. B. Lemmencier est professeur à l’Université de Paris II et directeur du laboratoire d’Economie publique. Est-ce un auteur libéral ? Il conviendrait mieux de qualifier cet auteur de « libertarien ». Son maître à penser est ROTHBARD Murray (1926-1995), The Ethics of Liberty, Humanities Press, 1982. Murray Newton Rothbard (1926
26. Id..
27. Id..