i. qu’espérer ? Que faire ?
Simone Goyard-Fabre, au terme de son étude et se référant encore à Kant, reconnaît, d’une part, qu’« il n’est certes pas absurde de tenter d’instaurer la paix par le droit » et qu’ « on ne saurait mésestimer les efforts accomplis en ce sens par les instances internationales » mais elle ajoute aussitôt que « jamais les hommes, quels que soient les progrès du droit international et quelle que soit leur bonne volonté, ne parviendront à arracher l’Idée de la paix à son ordre nouménal. […] La « Constitution politique parfaite » sous laquelle l’Idée de paix livre sons sens est an-historique ; il n’en existera jamais de « réalisation » hic et nunc. C’est pourquoi la paix n’est pas une réalité prochaine de l’histoire : elle est un devoir-être […]. »[1]
Chantal Delsol, de son côté, termine son étude en citant fort opportunément Las Casas qui s’interrogeait sur l’unique manière d’évangéliser le monde. Il excluait la force et en appelait à la conscience.[2]
L’enseignement de l’Église nous invite à travailler à la paix, c’est notre « devoir-être »[3], en commençant par nous-mêmes et en rayonnant de proche en proche dans toute notre vie sociale par le dialogue.
Comme la violence est de plus en plus décriée à travers le monde peut-être en raison même de sa permanence et de ses manifestations sanglantes diffusées à travers tous les continents, ne serait-ce pas le moment de travailler à l’établissement et à la diffusion d’une éthique universelle, d’une culture de la paix qui pourrait se bâtir sur les fondements pacifiques du christianisme : fraternité des hommes, solidarité, justice, pardon ? Danièle Hervieu-Léger fait remarquer que « la doctrine sociale de l’Église est précisément un lieu tout à fait intéressant pour essayer d’analyser comment historiquement au sein du catholicisme, une tentative pour articuler la capacité d’autorité éthique dans une société et un monde de plus en plus sécularisés s’est élaborée et construite. » Pour elle, la doctrine sociale de l’Église s’inscrit bien dans « la recherche d’une offre synthétique et éthique renouvelée du religieux vers une société dans laquelle le religieux n’est plus le principe organisateur de la vie sociale. »[4]
De plus, il y a dans nombre de religions non chrétiennes des éléments qui peuvent en principe être rapprochés de la notion chrétienne de « guerre juste » et qui pourraient servir de base à un dialogue en vue d’une « juste pacification ». John Francis Burke relève que dans le bouddhisme « il est permis de faire la guerre s’il y a une cause juste et que l’on a tenté tous les autres moyens pour résoudre le conflit. […] En même temps, le bouddhisme insiste sur une transvaluation des valeurs où chacun réalise une conscience animée par le non-désir, la non-haine et la non-violence. Dans cette orientation plus pacifiste, le dirigeant bouddhiste idéal est victorieux par la persuasion morale, non par la force. » Dans la philosophie confucéenne, « la force est le dernier recours pour résoudre des conflits mais elle doit être ordonnée par les principes de la justice. […] Si chaque personne s’efforce d’être bienveillante, la société parviendra à un état de paix. » Le recours à la force est aussi prévu dans la taoïsme « s’il n’y a pas d’autre solutions ni choix, mais qu’elle reste un piètre choix ». Quant à la notion juive de shalôm, elle « insiste sur la plénitude et sur une harmonie entre les vivants et s’apparente à l’insistance bouddhiste sur la non-violence et à l’accentuation taoïste sur la non-affirmation. […] En même temps, la tradition juive permet aussi la guerre dans le cas de légitime défense et spécialement de défense d’Israël. [5] […] En ce qui concerne le caractère complet du shalôm, même si l’on poursuit une guerre juste, c’est dans l’espoir de s’acheminer vers la réalisation de l’âge messianique où prévaudront l’harmonie et la justice […]. » Même la notion de djihad[6], dans l’islam, on le sait se réfère d’abord et surtout au combat intérieur. Le djihad, dans ce sens, « cherche une paix intérieure profonde en luttant contre la tentation humaine de dominer et de manipuler l’environnement et les autres êtres humains. Ce djihad est très proche dans sa visée des orientations pacifistes et non-violentes des autres traditions religieuses. […] On ne peut comprendre le djihad en dehors de l’insistance islamique sur l’établissement d’un ordre social universel juste, conforme au modèle de justice de Dieu, tel qu’il est contenu dans les traditions abrahamiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam »
Ce rapide tour d’horizon permet à l’auteur de mettre en rapport les différentes religions évoquées et de risquer une synthèse. En effet, « essentiellement, en matière de guerre et de paix, il y a des traditions en concurrence dans chacune des religions ci-dessus mentionnées. d’un côté, il y a la tradition de la guerre juste, non seulement dans le christianisme, dans le judaïsme et dans le sens extérieur du djihad islamique, mais aussi dans la défense bouddhiste de la force employée pour une cause juste, de la défense confucéenne de la force comme dernier recours pour régler les conflits et dans l’acceptation taoïste du choix inférieur de la force quand toutes les autres options semblent épuisées. d’un autre côté, il y a dans chaque religion une tradition qui opte pour une conscience pacifique cherchant à transformer le conflit qui marque trop souvent l’interaction sociale : le pacifisme chrétien, la transvaluation bouddhiste des valeurs, la bienveillance confucéenne, le shalôm juif et le sens intérieur du djihad islamique. »
L’auteur conclut : « Ainsi, une éthique mondiale de la paix implique qu’on fasse passer la poussée violente du premier ensemble de notions à travers le sens non violent du second, essentiellement pour mettre en question la violence justifiée de chaque tradition en partant des normes de chacune. Les aspects non violents de chaque héritage proposent aussi une base d’où partir pour engager un dialogue interreligieux sur les moyens d’obtenir un monde de justice et de paix. […] Une éthique interreligieuse de paix mondiale peut ouvrir la voie à des politiques mondiales non violentes qui franchissent les frontières et ne durcissent pas »[7] Sans syncrétisme mais dans la recherche d’une unité dans la diversité. N’est-ce pas l’esprit d’Assise ?
Il apparaît, au terme de cette longue réflexion, que les religions et, en particulier, la religion chrétienne, dans la ligne définie, loin d’être une menace pour la paix du monde[8], sont un espoir.[9]
Un espoir qui passe donc par la formation morale[10] ou, mieux, puisque la violence ignore les frontières, par la discussion morale, par le dialogue : « La discussion morale, écrit, Monique Canto-Sperber, est requise pour critiquer l’illimitation de la violence contemporaine qui s’incarne de manière redoutable dans le terrorisme. »[11] Pour pacifier à partir de valeurs communes. Et, à ce point de vue, les chrétiens, ces « hommes nouveaux », doivent être en première ligne puisque « la première contribution du christianisme est une conscience de fraternité et de solidarité entre tous les hommes. »[12]
La non-violence à laquelle il faut tendre, est non seulement une exigence de la foi chrétienne mais aussi de la nature humaine. François Vaillant[13], montre, en philosophe moraliste, que la violence qui est une manifestation de non-sens doit être surmontée par la non-violence qui est appelée par la raison. Non seulement pour que la vie soit bonne, pour que le bien commun s’épanouisse, un état non-violent est nécessaire mais pour y parvenir, les moyens eux-mêmes doivent être non-violents suivant cette règle de bon sens : « les moyens doivent être proportionnés et appropriés à la fin parce qu’ils sont les voies vers la fin, et en quelque sorte la fin elle-même en devenir. Si bien qu’employer des moyens intrinsèquement mauvais pour atteindre une fin intrinsèquement bonne est une bévue et un non-sens. »[14] Une vie non-violente exige la collaboration des trois vertus cardinales : la justice qui demande que tout homme soit traité comme une fin et non comme un moyen, que je traite autrui comme moi-même, le courage ou mieux la vertu force nécessaire à l’établissement de la justice et la tempérance car il n’y a ni justice, ni force, ni non-violence sans la maîtrise de soi. Dans le concret de la vie, l’application de la non-violence animée des trois vertus citées est l’œuvre de la prudence. Ainsi présentée, la non-violence est une vertu qui s’acquiert, qui se propose et qui doit animer la vie de tous les jours comme la vie politique si celle-ci veut être morale
L’auteur ajoute encore que la non-violence ne peut être confondue avec
le pacifisme[15] ou l’antimilitarisme. « Les
pacifistes rêvent de supprimer les armées pour supprimer les guerres,
mais à la question : « Comment se défendre contre un oppresseur ? », ils
restent muets. L’erreur du pacifisme est de penser qu’en supprimant les
armées, on supprimerait les conflits entre les nations, ce qui est
illusoire. La seule vérité du pacifisme est de dénoncer les horreurs de
la guerre auxquelles l’histoire nous a trop habitués. Mais son erreur
fondamentale est d’être incapable de garantir et de promouvoir la paix
dans le monde de violence qui est le nôtre. »[16] L’auteur prêche pour une défense civile
non-violente, pour une « défense juste » plutôt que pour une guerre
juste et renvoie pour plus de détails à la Lettre des évêques américains
de mai 1983.[17]. La résistance non-violente […] peut prendre de
nombreuses formes en fonction de ce qu’on appelle une situation donnée
[…]. Les citoyens seraient entraînés aux techniques de non-soumission
et de non-coopération pacifiques dans le but d’empêcher un envahisseur
ou un gouvernement non-démocratique d’imposer sa volonté. Une résistance
non-violente efficace exige la volonté d’un peuple et peut demander
autant de patience et de sacrifice de la part de ceux qui la pratiquent
qu’on en demande aujourd’hui pour la guerre et la préparation de la
guerre […]. La défense populaire irait au-delà de la solution des
conflits pour aller jusqu’à la synthèse fondamentale des croyances et
des valeurs. Pratiquement, l’objectif n’est pas seulement d’éviter de
faire du mal ou de porter tort à une créature mais, plus positivement,
de rechercher le bien de l’autre […]. Il n’est pas inutile de
souligner que ces principes sont parfaitement compatibles avec la
doctrine chrétienne […] et doivent faire partie de toute théologie
chrétienne de la paix […]. Des raisons pratiques aussi bien que
spirituelles exigent que l’on considère sérieusement la non-violence
comme possibilité d’action. » (op. cit., pp. 270-271).
L’auteur cite aussi l’étude réalisée, en France, en 1984 par MELLON
Chr., MULLER J.-M. et SEMELIN J., La dissuasion civile, Fondation pour
les études de défense nationale. Il reprend aussi la réaction d’un
général, Dominique Chavannat, qui était, à l’époque, directeur de
l’Ecole polytechnique, qui écrivait à propos de cette étude : « La
thèse développée dans La dissuasion civile est capitale et restera sans
doute un jalon essentiel de la réflexion sur la défense […]. Cette
étude prouve qu’un changement de climat est intervenu et qu’il est
désormais possible de voir les tenants de thèses considérées jusqu’ici
comme inconciliables dialoguer sans polémiquer, rechercher ensemble ou
conjointement toutes les voies permettant de sauvegarder le bien
commun. » (id., p. 271).
]
A la veille de la seconde guerre mondiale, Gaston Fessard se livre à une brève mais très intéressante analyse du pacifisme.[18]
Dans un premier temps, il constate que l’amour de la paix « a sa source en une fraternité universelle », idée introuvable avant le Christ. Et cet amour de la paix a été renforcé après les horreurs de la première guerre mondiale, guerre entre nations majoritairement chrétienne, guerre que les « forces spirituelles » n’ont pu empêcher. C’est pourquoi des théologiens se sont employés à montrer que toute guerre est injuste, que le recours à la légitime défense ne se justifie plus quand le recours à l’arbitrage et que, de toute façon, « la défense d’un droit n’est légitime que dans la mesure où elle se sert de moyens proportionnés au mal à empêcher ou à réparer. » L’existence d’institutions internationales et les catastrophes engendrées par cette guerre ont conforté cette thèse. Thèse renforcée par l’idée que le sacrifice des objecteurs de conscience pourrait rétablir la paix. Il est donc injuste de qualifier l’objecteur de conscience de lâche. Au contraire, prêt au sacrifice, il se montre courageux et généreux dans cette attitude.
Toutefois, objecte le P. Fessard, il est vain de penser que le sacrifice du pacifiste changerait la donne. Au contraire, il affaiblirait ceux qui défendent la juste cause et encore, il n’est pas sûr que le pacifiste aura l’occasion de s’offrir en martyr. Peut-être sera-t-il emprisonné ou fusillé avant de pouvoir témoigner physiquement. Par ailleurs, ne témoigne-t-il pas « d’un certain désintéressement à l’égard de [son] prochain immédiat ? » Peut-il « prétendre exercer la charité envers tous en commençant par y manquer envers quelques-uns ? »
Il n’est pas question d’abandonner l’idéal de paix mais le pacifiste ne se sacrifie pas à un idéal, il sacrifie son prochain à une « idole ». Il manque de « réalisme moral » indifférent aux moyens, la fin étant sauve. Il manque aussi de réalisme social et politique en se donnant en exemple alors « qu’entre nations comme entre individus règne d’abord la loi de la lutte pour la vie. »
Est-il possible concrètement de séparer le civil et le militaire, entre la participation à la vie de mes concitoyens et la collaboration à la défense de la patrie ? Avant la guerre, « qui fabrique l’objet le plus pacifique permet çà un autre de fabriquer l’objet moins pacifique » et en temps de guerre, tout emploi civil libérera un soldat. Logiquement, le pacifiste devrait se replier égoïstement sur lui-même ! Et cela au nom de la charité ! Mais de plus, son retrait favorise l’injuste et le violent dont il devient complice. Le pacifiste devient l’ennemi de la paix d’autant plus qu’il s’associera avec d’autres aux motivations moins élevées, voire antichrétiennes, révolutionnaires. « Sous prétexte d’amour envers [le] prochain le plus éloigné », le pacifiste « manque de charité envers le plus proche ».
« Dans la réalité spirituelle et politique, l’attitude pacifiste est contrainte de renier son idéal et de produire le contraire même de ce qu’elle promet. Elle est condamnée à être pour soi comme pour les autres ennemie de la paix. »
Intéressant aussi le livre du dissident russe BOUKOVSKY Vladimir, Les pacifistes contre la paix, Nouvelle lettre aux Occidentaux, Robert Laffont, 1982: « Jamais au grand jamais, la paix n’a été sauvée par le désir hystérique de survivre à n’importe quel prix. Elle n’a jamais été promue par la répétition de scies faciles et de slogans en toc. » (pp. 123-124).
On se souvient aussi de TOLSTOÏ qui s’inscrit dans un mouvement pacifiste chrétien qui réduit le christianisme à une vie fondée sur le Sermon sur la Montagne, antiétatique presque anarchiste (Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous, 1893, ch. 10)