ii. Gaudium et spes
En attendant, le monde connaît encore des guerres « tantôt dévastatrices et tantôt menaçantes »[1] et il est nécessaire tout en construisant l’avenir souhaité de gérer les situations dramatiques présentes.
Ainsi, le Concile va-t-il, à la fois, donner, à la suite de Pacem in terris, un message prophétique attaché aux conditions à remplir pour vivre dans la paix mais aussi y joindre, comme Pie XII, une réflexion réaliste utilisable dans une actualité tumultueuse et menaçante pour déterminer la bonne attitude.[2] Heureusement, « on n’en est pas venu à un rejet réciproque ou à un compromis insignifiant. Les deux tendances finissent par représenter des positions de même niveaux, mais aussi deux dimensions morales indispensables. » En effet, « l’éthos catholique vise à la fois à déterminer ce qui est permis (plutôt le courant réaliste) et à promouvoir ce qu’il conviendrait d’entreprendre (plutôt le courant prophétique). »[3]
Le résultat est présenté dans le chapitre 5 de la deuxième partie. Ce chapitre est lui-même divisé en deux sections : « Eviter la guerre », puis « La construction de la communauté internationale ». Nous n’étudierons ici que la première section. La seconde inspirera le volume suivant.[4] La première section est largement négative, elle prononce un certain nombre de condamnations immédiatement applicables. Dans la seconde section, nous assisterons à une large mobilisation positive.
Le chapitre tout d’abord s’ouvre avec un rappel : la paix n’est pas simplement l’absence de guerre, ni un équilibre entre différentes forces ni le fruit d’une domination. On y retrouve l’écho de l’enseignement de Jean XXIII et de Pie XII : la paix « est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite »[5]. « La paix dont nous parlons ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices »[6]. « La paix terrestre qui naît de l’amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père »[7]. La vraie paix a donc quatre dimensions indissociables : matérielle (les forces), politique (pas de domination), éthique (les valeurs en jeu) et spirituelle (Dieu source de paix).
En fin d’introduction, le texte rend hommage à l’action non-violente en ces termes : « Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ».[8]
Ce passage mérite quatre remarques.
Le « même esprit » renvoie à ce qui précède c’est-à-dire « la vérité dans la charité » qui doit être la marque des chrétiens, de tous les chrétiens. Le non-violent incarne bien cet esprit, in concreto, il renoue avec les premiers chrétiens qui appliquaient strictement l’injonction « Tu ne tueras point » et avec les personnes engagées dans la vie religieuse.
Le non-violent n’est pas un lâche ou un résigné, il se bat, à sa manière, pour la « sauvegarde des droits ».
Son action n’est pas strictement ni nécessairement individuelle puisqu’elle est « à la portée même des plus faibles », c’est-à-dire de tous ceux qui n’ont pas les moyens « classiques » de se défendre. Leur lutte pour la défense des droits, peut être une lutte collective.
Toutefois, ce n’est pas une action commandée par l’autorité publique puisqu’elle ne doit pas « nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ». Cette restriction nous rappelle l’attention qu’ont portée certains Pères de l’Église à l’exigence de la charité qui mesurait la portée du « Tu ne tueras pas ». « La pratique non violente ne peut se substituer à la pratique d’une collectivité politique (à moins que celle-ci ne soit arrivée à un consensus libre à ce propos) ».[9]
En tout cas, le texte est clair, la guerre n’est pas une fatalité. Elle découle du péché de l’homme, de sa liberté de se convertir ou non à l’amour.
Non entrons alors dans l’analyse de l’attitude qui doit être la nôtre face à se fléau. Et le texte revisite, sans les nommer, les vieilles notions de ius in bello et de ius ad bellum.
Il s’agit tout d’abord de « mettre un frein à l’inhumanité de la
guerre », de tout type de guerre, « scientifique », « insidieuse »,
« subversive », « larvée », « terroriste »[10].
Quelle qu’elle soit, sont inadmissibles, sont des « crimes », toutes
les actions qui portent atteinte au « droit des gens »[11], « les ordres qui commandent de telles actions » et
l’ « obéissance aveugle » à ces ordres ».[12] et manifesta
ouvertement son opposition au nazisme. Père de trois filles dont la plus
âgée a six ans, il est appelé au service actif en février 1943 mais il
refuse de combattre pour le
Troisième Reich.
Emprisonné puis condamné à mort par un tribunal militaire, il est
décapité le 9 août 1943 à Berlin. Il a été béatifié, comme martyr, à la
cathédrale de Linz le
26 octobre
2007, jour de la fête nationale
autrichienne. (Wikipedia)(Cf. le film de Terrence malik, Une vie
cachée, 2019)
Le texte de GS va plus loin. Il estime qu’ « il semble […\] en outre
équitable que les lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour
des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils
acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté
humaine » (79, 3). Il faut faire attention à ce que le texte ne dit
pas. Il ne porte pas de jugement moral sur l’objection de conscience et
ne la relie pas à des mobiles religieux. Est, semble-t-il, sous-entendue
ici la doctrine catholique traditionnelle sur la conscience droite
subjectivement honnête même si elle est objectivement erronée.
Notons encore, pour relativiser la reconnaissance des objecteurs de
conscience, que 79, 5 salue les militaires « comme les serviteurs de la
sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement
de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix. »
]
Comme exemples d’actions criminelles et le choix n’est pas anodin, GS cite « en tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit, on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique ».[13]
Toujours dans le but de rendre la guerre moins inhumaine, les hommes sont appelés à respecter et améliorer toutes les conventions internationales concernant les blessés, les prisonniers, les civils, etc..[14]
A propos du ius ad bellum qu’on évite de citer, GS reconnaît, dans le contexte historique présent, « le droit à la légitime défense »[15] à trois conditions : qu’aient été « épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique », que la guerre n’ait pas de visée impérialiste[16] et qu’on se souvienne que la justesse de la cause ne permet pas n’importe quoi.[17]
Suivent deux problèmes importants et particulièrement inquiétants dans le contexte contemporain vu la menace des armes nucléaires et autres que la technologie met à disposition des gouvernements : la guerre totale et la course aux armements.
La guerre totale dont il est question n’est plus la guerre totale du temps de Napoléon ou même d’Hitler, la guerre aujourd’hui, à cause des effets démesurés de certains armements est plus « totale » si l’on peut dire par l’ampleur des exterminations et des dévastations qu’elle peut causer.
C’est pourquoi, en cet endroit GS note qu’il faut reconsidérer le problème « dans un esprit entièrement nouveau ».[18] A tel point que le ton change et devient grave[19] pour prononcer une condamnation solennelle[20] qui, au-delà de Pacem in terris, doit davantage à Pie XII.[21] Est considéré comme « crime contre Dieu et contre l’homme lui-même », crime « qui doit être condamné fermement et sans hésitation », « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants ».[22]
Comment expliquer cette gravité ?[23] Rappelons-nous que, dans les conditions de la guerre juste, il était notamment prescrit de respecter, dans la légitime défense, les règles de proportionnalité et de discrimination dans la réplique. Les moyens de destruction « scientifiques » empêchent par nature cette maîtrise. Est-ce à dire que la condamnation prononcée est sans exception ? Ne peut-on admettre des représailles massives ? La destruction en question ne pourrait-elle être considérée comme « un effet secondaire d’une action décidée pour une juste fin » ?[24] Autrement dit encore : ne peut-on faire appel au principe du volontaire indirect ?[25]
Pour E. Herr, la réponse du Concile est claire : les destructions massives sans discrimination y compris comme représailles sont condamnées[26] . Il rappelle que la fin ne justifie pas les moyens. Pourrait-on accepter la destruction de vies innocentes même pour sauver des valeurs ou des biens supérieurs ? Il ne faut pas non plus confondre moyen et conséquence : on peut « tolérer une conséquence (effet) négative dans la mesure où celle-ci n’est pas dissociable de la fin bonne visée. »[27] Raser une ville en représailles ou pour arrêter une attaque est un moyen condamnable. Arrêter une attaque en bombardant une armée ou une usine d’armes, même s’il y a malheureusement des victimes civiles, est légitime.
Mais proportionnalité et discrimination sont indissociables. Le moyen doit être proportionné à la fin bonne, c’est-à-dire la défense, mais doit aussi faire la distinction entre combattants et non-combattants, entre coupables et innocents. Il y va du respect de la dignité de la personne humaine[28].
Très clairement donc, « le Concile réprouve en tout état de cause des actes de destruction massive exécutés sans distinction, y compris dans le cas de représailles. »[29] Mais notons que le Concile parle d’actes mais ne précise pas avec quelles armes ils sont accomplis.
De l’emploi des armes, le texte passe à la menace de cet emploi et aborde le problème de la course aux armements et de la dissuasion.
Si la possession d’armes n’est pas prohibée, la course aux armements, elle, est considérée comme répréhensible. d’emblée, le Concile affirme que « les armes scientifiques […] n’ont pas été accumulées dans la seule intention d’être employées en temps de guerre ».[30] Pourquoi sont-elles aussi accumulées ? Pour la dissuasion. Certains, en effet, estiment « que c’est là le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer aujourd’hui une certaine paix entre les nations. »[31] Mais le Concile ne se prononce pas sur la moralité de cette dissuasion : « Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion… »[32] dit le texte avant de s’attarder au problème de la course aux armements et même si historiquement les deux problèmes sont liés.[33]
La course aux armements, elle, est clairement et fermement dénoncée comme répréhensible à plus d’un titre : elle « ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix »[34] ; elle n’élimine pas les causes de guerre mais « risque au contraire de les aggraver peu à peu » ; elle maintient de graves déséquilibres économiques[35] ; elle favorise une contagion de conflits à travers le monde et le maintient dans l’anxiété.
C’est pourquoi le Concile déclare que c’est un « scandale »[36], « une plaie extrêmement grave » qui « lèse les pauvres d’une manière intolérable. Et il est bien à craindre que, si elle persiste, elle n’enfante un jour les désastres mortels dont elle prépare déjà les moyens. »[37] C’est une « voie funeste »[38]. Vu le vocabulaire employé, le texte ne parle pas de crime, de faute ou de péché, cette course aux armements est un processus collectif dû à plusieurs acteurs interdépendants mêmes s’ils sont antagonistes.[39]Tous doivent s’employer à trouver des « voies nouvelles »[40] en profitant du « délai » qui nous est « concédé d’en haut ».[41]
Cette première section se termine sur deux objectifs : on doit s’orienter « vers l’absolue proscription de la guerre » et soutenir « l’action internationale pour éviter la guerre ».[42]
Pour que toute guerre soit « absolument interdite », il faut que soit instituée « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. » C’est le souhait de l’Église du XXe siècle. Mais en attendant, comment faire ? Il faut compter sur « les instances internationales suprêmes » qui existent, mettre « un terme à la course aux armements », de manière bilatérale ou multilatérale, « à la même cadence, en vertu d’accords, […] assortie de garanties véritables et efficaces ».[43]
En attendant l’autorité universelle et dans la conviction que l’humanité est une, il faut aussi soutenir tous les efforts de paix, prier, bannir l’ « égoïsme national », la volonté de dominer, s’ouvrir aux autres et les respecter.[44]
d’autres actions sont aussi nécessaires : tenir compte des « études approfondies » sur la question et les poursuivre vigoureusement, et en démocratie où les opinions et les sentiments de tous sont si importants, changer les mentalités et les discours en luttant contre « les sentiments d’hostilité, de mépris et de défiance », « les haines raciales et les partis-pris idéologiques ». Voilà une œuvre d’éducation indispensable surtout auprès des jeunes et des responsables de l’opinion publique.[45] Cette œuvre se parachèvera par la conclusion de « pactes solides et honnêtes assurant pour l’avenir une paix universelle ».[46]
Devant tous ces problèmes, l’espérance de l’Église reste « très ferme » : le monde peut s’ouvrir au message et à la personne du Christ et se convertir à la véritable paix.[47]
A propos de Gandhi, il serait trompeur de simplifier sa pensée comme en témoignent les citations suivantes:
« Lorsque deux nations sont en lutte, le devoir de celui qui a fait vœu d’ahimsâ est d’arrêter la guerre. Qui n’est pas égal à ce devoir, qui n’a pas le pouvoir de tenir tête à la guerre ou qui n’a pas qualité pour le faire, peut prendre part au conflit, tout en s’efforçant de tout cœur de libérer de la guerre et lui-même, et son pays et le monde. » (L’histoire de mes expériences de vérité-Une autobiographie, Partie IV, XXXIX Un dilemme spirituel, cité in COMBLIN Joseph, Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 27, note 40).
« Il est déjà noble de défendre son bien, son honneur et sa religion à la pointe de son épée. Il est plus noble encore de les défendre sans chercher à faire de mal au malfaiteur. Mais il est vil, anti-naturel et déshonorant d’abandonner son poste, et, pour sauver sa peau, de laisser son bien, son honneur et sa religion à la merci du malfaiteur. Je vois comment je peux avec succès prêcher l’ahimsâ à ceux qui savent mourir, mais non à ceux qui ont peur de la mort. » (Lettres à l’Ashram, 1937, pp. 90 et svtes).
« Lorsqu’on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence je crois que je conseillerais la violence » id. p. 92 (Young India, 11/8/1920)