d. Grotius
Dans ce contexte, la main passe…
… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.[3]
Grotius[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs » [5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)[6], Francisco Suarez (1548-1617)[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel ![10]
Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.
Que peut-on dire de sûr ?[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.[13]
Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.
Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]
L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.
A la lumière de ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.
Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]
Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».[32]
La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.
Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]
Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».[40]
Ayala est auteur d’un ouvrage dédié au duc de Parme, intitulé : De jure, officiis bellicis et disciplina militari, libri III. Duaci, ex typis Johannis Bogardi, 1582 ; in-8°, un recueil, nous dit-on, indigeste de lieux communs sur la guerre et la paix dans l’antiquité.
GASTON Richard rend compte de la petite étude de CARRERAS y ARTAU Joaquin, Doctrinas de Francisco Suarez acerca del Derecho de gentes y sus relaciones con el Derecho natural (brochure in -8°, IV-55 pages), article paru dans le Bulletin Hispanique, Année 1926, Volume 28, Numéro 3 : « Le De legibus ac Deo legislatore de Suarez est une œuvre qui fait date dans l’histoire des idées morales et politiques. A peine postérieure au De jure belli ac pacis de Grotius, conçue indépendamment de lui et dans un tout autre milieu, elle suffirait à attester que la doctrine moderne du droit n’est pas résultée, comme l’enseignent couramment les paresseux disciples d’Auguste Comte, de la décomposition de la société catholique par l’esprit de la Réforme, mais qu’à travers saint Thomas d’Aquin, le stoïcisme et Aristote, elle se rattache au rationalisme gréco-romain. L’objet propre de Carrera est de montrer que si Suarez a tiré du droit naturel enseigné par saint Thomas une doctrine de droit international applicable à la paix et à la guerre, il n’a fait autre chose dans le De legibus et dans le De Charitate que de reprendre avec plus de méthode les idées formulées par un auteur espagnol du XVIe siècle, Francisco de Vitoria, dans la Relectio de Indisposterior seu de bello. Vitoria était un « penseur aigu et perspicace qui entrevoyait déjà la notion d’une communauté ou société des nations fondée sur la nécessité de l’aide mutuelle » (p. 26). Suarez s’est donné pour tâche de rattacher déductivement cette doctrine aux principes posés dans la Somme théologique (Iae, IIa quest. XCIV) pour en conclure que le pape est normalement l’arbitre des princes catholiques. »