ii. Les rois, défenseurs de l’Église et de la religion.
La dernière croisade (la huitième) se termine de manière dramatique en 1270. L’effort des rois sera désormais d’éradiquer les guerres privées : l’État devient le seul détenteur légitime de la violence légitime. L’Église va s’efforcer de convaincre des rois de leur responsabilité religieuse.[1] Pour elle, « le meilleur moyen de lutter pour la paix, c’était de renforcer le pouvoir des princes et de lutter contre les hérésies ».[2] Et pour le prince, le meilleur moyen d’établir la paix, c’est l’épée qu’il a reçue.
Ainsi, au XVe siècle, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins[3] déclare au roi Charles VII[4] : « Au regard de nous, mon souverain Seigneur, vous n’êtes pas seulement personne laye , mais prélat ecclésiastique, (…) premier en vostre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l’Église »[5]
Cette déclaration indique clairement aux rois leur devoir. « Bras dextre de l’Église », ils doivent maintenir leurs peuples dans la foi chrétienne, combattre les hérésies, défendre le peuple chrétien contre l’étranger, musulman en particulier.
François Ier[6] : « Ma vraye et naturelle inclinacion est, sans fiction ne dissimulacion, d’employer ma force et jeunesse à faire la guerre pour l’onneur et révérence de Dieu nostre Saulveur contre les ennemys de sa foy. »[7]
Pendant huit siècles, lors de leur sacre, les rois de France, par exemple, ont prononcé ce serment : « Je vous promets et octroie qu’à chacun d’entre vous et aux Églises à vous soumises, je conserverai le privilège canonique, la loi due et la justice, et que, dans la mesure où je le pourrai, avec l’aide de Dieu, je vous assurerai la défense, comme roi en son royaume le doit par droit à chaque évêque et à l’Église à lui soumise. »[8]
Lors de la cérémonie du sacre, le roi s’engage à protéger le catholicisme, à combattre « l’hérésie ». Cette fonction de défense n’est pas dirigée uniquement contre les ennemis de l’extérieur, contre les « infidèles » ; elle implique un contrôle sur les affaires internes de l’Église. Le roi est une sorte d’évêque laïc. Il nomme les évêques, auxquels le pape confère l’investiture canonique. On est dans une situation caractérisée à la fois par la subordination de la religion à l’État, et par l’imprégnation de l’État et de la nation par la religion. Notons tout de même que la protection promise à l’Église dans ce sens s’entend aussi comme une mesure contre les seigneurs féodaux qui s’entendra parfois aussi contre le pape…
Le statut du Roi rend l’Église muette au moment des guerres à moins que celles-ci ne nuisent aux intérêts de l’Église…
Hors ce cas, le roi très chrétien n’est-il pas louable jusque dans la guerre ? Sacrant le roi, l’Église consacre leur épée.[9]
Dans un célèbre sermon, l’illustre prédicateur jésuite Louis Bourdaloue[10] dit à Louis XIV[11] : « Sans oublier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l’on m’accuse de donner à Votre Majesté une fausse louange, je dois en présence de cet auditoire chrétien, rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, quand je vois dans votre Majesté un monarque victorieux et invincible dont tout le zèle est de pacifier l’Europe, dont toute l’application est d’y travailler, et d’y contribuer par ses soins, dont toute l’ambition est d’y réussir, et qui par là est sur la terre l’image visible de celui dont le caractère est d’être tout ensemble, selon l’Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix. Cette paix est l’ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais que le monde ne la peut donner : mais notre confiance, Sire, est que, malgré le monde même, Dieu se servira de votre majesté, de sa sagesse, de ses lumières, de la droiture de son cœur, de la grandeur de son âme, de son désintéressement, pour donner cette paix au monde. Ce qui nous console, c’est que votre majesté, suivant les règles de sa religion, ne fait la guerre aux ennemis de son État que pour procurer plus utilement et plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure, c’est que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là, et qu’elle ne gagne des batailles, qu’elle ne fonde des villes, qu’elle ne triompha partout que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette paix. » Bourdaloue ajoute cette prière à Dieu inspirée des Psaumes 67, 31 et 78, 6 : « Dissipez ces nations opiniâtres qui veulent la guerre ; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez vaines leurs entreprises, troublez leurs conseils. (…) S’il le faut, ô mon Dieu ? que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connaissent point, et sur ces royaumes qui n’invoquent pas votre nom, c’est-à-dire sur ces nations où la vérité de votre religion n’est pas connue, et sur ces royaumes où l’hérésie a aboli la pureté de votre culte ». Le prédicateur termine son Sermon en s’adressant de nouveau au roi : « ainsi, en véritable imitateur du Dieu des armées et du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l’avantage, après avoir été le héros du monde chrétien, d’en être encore le pacificateur. » [12]
Quels sont les faits évoqués par l’orateur ? A l’époque, la France est en guerre contre la Ligue d’Augsbourg[13]. Quelles sont les causes de cette guerre ? La cause essentielle est la politique des « réunions » menée dès 1679 par Louis XIV : en pleine paix, il annexe des villes et des terres relevant du saint Empire de la nation germanique.[14] Cette politique poussa presque toute l’Allemagne où la France jusque là avait de nombreux alliés et clients à rejoindre la Ligue d’Augsbourg. De plus, la révocation de l’Edit de Nantes en1685 poussa l’Europe protestante alliée de la France jusque là à se joindre à la coalition et à rejoindre les catholiques de l’Empire, de Savoie et d’Espagne. De défensive, la Ligue devint offensive à cause de la politique impérialiste de Louis XIV. Les belligérants épuisés financièrement signèrent les traités de Rijswick en 1697 et Louis XIV rendit la plupart des territoires annexés sauf Strasbourg et Sarrelouis.
Au cœur de cette guerre, on peut évoquer l’occupation de Namur en 1692 par les Français et surtout le bombardement de Bruxelles en 1695.[15]
Si le XVIIe siècle, est appelé http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail : France_du_Grand_Si%C3%A8cle[Grand Siècle] par les Français, ce fut pour les habitants des Pays-Bas méridionaux, ou Pays-Bas espagnols, séparés des Provinces-Unies, un siècle noir durant lequel, à l’exception du règne des archiducs Albert et Isabelle (1595-1633), ils ont eu à subir une succession de guerres, de destructions, de pillages et de blocus de la part des différentes armées qui ont traversé les territoires au gré des différentes alliances. En 1695, il y a près de quarante ans que, depuis la bataille des Dunes, la France de Louis XIV a entamé sa politique d’expansion territoriale, dont l’annexion progressive des possessions espagnoles du nord fait partie.[16]
En juillet 1695, la ville de Namur, occupée depuis trois ans par les Français, est assiégée par Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange, à la tête des armées alliées. Suite à la perte récente et inopinée du maréchal de Luxembourg, l’armée française des Flandres a été confiée au maréchal de Villeroy, piètre stratège, « aussi présomptueux qu’incapable » [17] mais proche du roi. Ce dernier, irrité de la tournure que prennent les évènements, exige de Villeroy, qui piétine dans les Flandres, une action d’éclat lui enjoignant de détruire Bruges ou Gand. Villeroy, désireux de plaire au roi et d’effacer ses échecs, parvient à le convaincre de ce que « (…) bombarder Bruxelles aurait plus d’effet et permettrait d’attirer l’ennemi en un lieu où l’on puisse le combattre avec plus d’avantage qu’en approchant de Namur (…) ».
Dès la fin juillet, Villeroy fait parvenir au roi un mémoire complet établi par son maître d’artillerie. Celui-ci évalue le matériel nécessaire à 12 canons, 25 mortiers, 4000 boulets, 5000 bombes incendiaires, de grandes quantités de poudre, balles de plomb, grenades et mèches, et 900 chariots pour transporter tout cela. Il faut y ajouter encore le charroi transportant vivres et matériels pour une armée de près de 70 000 hommes.
Villeroy ajoute au document un calendrier précis et l’inventaire des chevaux, chariots, armes, matériels qu’il compte prélever dans les différentes places fortes aux mains des Français, ainsi que les bataillons d’escorte et de renfort. L’armée et le convoi de près de 1 500 chariots, rassemblés à Mons, quitte la ville le 7 août en direction de Bruxelles.
De telles manœuvres ne passent pas inaperçues, Villeroy laisse connaître ses intentions dans le but de détourner les armées alliées du siège de Namur. Entre-temps, le 3 août, le maréchal de Boufflers, qui défend la place, a demandé et obtenu une trêve en échange de la capitulation de la ville pour soigner ses blessés et se replier dans la citadelle. Après six jours, le siège a repris, ni les troupes de Guillaume d’Orange, ni celles de Maximilien-Emmanuel de Bavière ne quittent les lieux. Seule l’armée du prince de Vaudémont, qui se trouve près de Gand, gagne les abords de Bruxelles mais, ne comptant que quinze mille hommes, elle se tient prudemment à l’écart.
L’armée française arrive en vue de Bruxelles le 11 août et s’installe sur les hauteurs à l’ouest de la ville. Bruxelles n’est ni une place forte ni une ville de garnison, ses fortifications sont vétustes malgré les améliorations qui y ont été apportées par les Espagnols au siècle précédent, elles n’offriront aucune défense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas pour l’agresseur de prendre la ville, mais de la bombarder. Deux retranchements devant les portes de Flandre et d’Anderlecht sont pris facilement. Les Français n’ont plus qu’à creuser leurs tranchées et installer leurs batteries.
Le 13 août à midi, alors que les préparatifs s’achèvent, le maréchal de Villeroy fait parvenir, au nom du roi, une lettre au prince de Berghes[18], gouverneur militaire de Bruxelles. L’agression contre la ville ne pouvant décemment se justifier par l’espoir de détourner les armées alliées de Namur, le prétexte invoqué est une action de représailles en réponse à des bombardements par la flotte anglaise des villes françaises de la Manche qui faisaient suite à la guerre de course menée par les corsaires français. La lettre qui annonce le bombardement, dans les six heures qui suivent, affirme que « Dès que l’on voudra assurer que l’on ne jettera plus de bombes dans les places maritimes de France, le Roi, pareillement, n’en fera point jeter dans celles qui appartiennent aux princes contre lesquels il est en guerre » (à l’exception des villes assiégées) et que « Sa Majesté s’est résolue au bombardement de Bruxelles avec d’autant de peine que madame l’Électrice de Bavière s’y trouve », Villeroy termine en demandant qu’on lui communique l’endroit où se trouve cette dernière, le Roi lui ayant défendu d’y faire tirer. Le prince de Berghes demande un premier sursis pour communiquer la lettre au prince-électeur qui arrive à Bruxelles, puis, alors que les tirs ont commencé, un délai de 24 heures pour en référer à Guillaume d’Orange, suppliant Villeroy de considérer l’injustice que serait de se venger sur Bruxelles par un bombardement dont la responsabilité était exclusivement celle du roi d’Angleterre. Le maréchal néglige de répondre à la seconde requête, considérant que le roi « (…) ne m’a point ordonné d’entrer en traité avec Mr. Le prince d’Orange »http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Bruxelles_de_1695#cite_note-4[[5]].
Les batteries françaises entrent en action peu avant sept heures du soir. Les premières bombes et boulets incendiaires atteignent quelques maisons, déclenchant un début d’incendie qui se propage rapidement parmi les ruelles étroites, encore bordées le plus souvent de maisons et d’ateliers partiellement construits en bois.
Seules, trois batteries défensives installées sur les remparts ouest de la ville tentent de riposter, mais ne disposent que de peu de boulets, de poudre ou de canonniers. Les quelques salves de boulets, puis de pavés, tirées par les milices bourgeoises, parviennent cependant à tuer quelques Français, sans retarder le bombardement.
Les autorités de la ville qui, jusqu’au dernier moment, ont cru que le pire pourrait être évité, ont exhorté la population à rester chez elle et ont recommandé de prévoir des seaux d’eau devant chaque maison pour éteindre les feux avant qu’ils ne s’étendent. Ces moyens dérisoires apparus rapidement comme inutiles, la panique pousse les habitants à fuir, en essayant de sauver leurs biens les plus précieux vers le haut de la ville, à l’est de la vallée de la Senne. Une foule impuissante assiste à l’incendie depuis le parc du palais ducal. Au milieu de la nuit, tout le cœur de la ville est embrasé, y compris les bâtiments en pierre de la Grand-Place et des environs, l’Hôtel de ville, abandonné par les membres du conseil, le Magistrat, dont la flèche sert de point de mire aux canonniers, la Maison du roi, la Grande Boucherie, le couvent de Récollets et l’église Saint-Nicolas, dont le clocher s’écroule sur les maisons voisines.
Maximilien-Emmanuel, rentré précipitamment de Namur avec quelques troupes, tente en vain d’organiser la lutte contre le feu et de maintenir l’ordre.
Au matin du 14 août, les tirs s’interrompent le temps de réapprovisionner les batteries en munitions. Le bruit court en ville que d’autres quartiers vont être visés, dans l’affolement, les habitants de ceux-ci transportent leurs biens dans les parties déjà touchées. Tout sera détruit à la reprise des bombardements.
Le pilonnage reprend de plus belle sur une surface de plus en plus large, au nord, vers le quartier de la Monnaie et le couvent des Dominicains où ont été entreposés de grandes quantités de meubles, d’œuvres d’art et d’archives familiales, qui disparaîtront sous les décombres, à l’est où l’on craint pour la collégiale (future cathédrale) dont on évacue les richesses. Dans la soirée, le quartier de la Putterie et l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_la_Madeleine_de_Bruxelles[église de la Madeleine] sont embrasés, le couvent des récollets, déjà touché la nuit précédente, est presque totalement détruit, puis c’est le tour de l’hôpital Saint-Jean et, dans la nuit, du quartier et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Chapelle[église de la Chapelle]. Au matin du 15 août, tout le centre de la ville est un immense brasier et Maximilien-Emmanuel, pour sauver la zone qui l’entoure en stoppant la progression des flammes, fait sauter à la poudre plusieurs bâtiments malgré l’opposition des propriétaires.
Les batteries françaises ne se taisent qu’en milieu de journée, après près de 48 heures de bombardement.
La population ayant eu le temps de se réfugier vers l’est, le bombardement a fait peu de victimes humaines. Aucune source n’en dresse un bilan précis, tant leur nombre en ces temps de guerre apparaît dérisoire en regard de celui occasionné par d’autres batailles. Il est question d’un homme tué à la première salve, de deux frères lais écrasés sous les ruines de leur couvent, de quatre malades brûlés dans l’hôpital Saint-Nicolas, d’habitants tentant de sauver.
Les dégâts matériels et culturels sont quant à eux inestimables. De nombreuses descriptions en font l’inventaire. Il y est question, suivant les sources, d’un nombre 4 à 5000 bâtiments détruits ou en ruine, représentant le tiers de la surface bâtie de la ville et situés pour la plupart dans un périmètre délimité sur de nombreux plans de la ville, en dehors duquel des bombes sont tombées sur plusieurs points isolés, quelques boulets atteignant même le parc. Seize églises ont été détruites. Le chaos est fidèlement rendu par une série de dix-sept dessins exécutés par le peintre bruxellois Augustin Coppens. Ayant lui-même perdu sa maison, il restitue des vues des différents quartiers qui seront ensuite gravées et largement diffusées. Les décombres dissimulent presque entièrement le tracé des rues. Les habitations, encore souvent construites, à l’exception des murs mitoyens et des cheminées, en bois, ont presque entièrement disparu. Seules émergent les structures de pierre et de briques noircies des bâtiments publics, églises et couvent.
Le patrimoine artistique de la ville, accumulé depuis des siècles, est fortement amputé. Les œuvres inestimables qui décoraient l’intérieur de ces bâtiments, ainsi que celles que des bourgeois de la ville et les couvents des environs avaient cru pouvoir mettre à l’abri des remparts et des murs des églises, tapisseries bruxelloises, mobilier, peintures et dessins de Rogier van der Weyden, de Rubens, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_van_Dyck[Antoine van Dyck], de Bernard van Orley et de bien d’autres, sont réduites en cendres. La mémoire historique de la ville est également affectée par la perte d’une partie de ses archives.
Tout cela auquel s’ajoute l’énorme quantité d’objets, de matériels et de marchandises perdues, est difficilement estimable. Bernardo de Quiros, écrit au roi Charles II d’Espagne, une semaine après la catastrophe, que les premières estimations s’élèveraient à trente millions de florins de perte. Le nonce apostolique Piazza les évalue à cinquante millions. Pour comparaison, la location annuelle d’une maison neuve ordinaire s’élève alors à une somme de variant de 120 à 150 florins, et pour acheter, c’était environ 2000 florins. Par comparaison, le prix moyen d’une maison aujourd’hui est environ 200000€, ce qui met le coût des dommages (très approximativement) à entre 3 et 5 milliards d’euros.
Les Français eux-mêmes semblent surpris du succès, au-delà de ce qu’ils avaient prévu, de leur opération. Villeroy écrit : « Le désordre que nous avons fait dans cette ville est incroyable, le peuple nous menace de beaucoup de représailles, je ne doute pas qu’il en ait la volonté, mais je n’en devine pas les moyens ». Le grand maître de l’artillerie française, M. de Vigny, qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit : « J’ai été employé à faire plusieurs répétitions, mais je n’ai point encore vu un si grand feu, ni tant de désolation qu’il en paraît dans cette ville ». Le jeune duc de Berwick, futur maréchal de France qui est présent, désapprouve : « Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien qui ressembloit mieux à ce que l’on raconte de l’embrassement de Troie »
Dans l’Europe entière, la destruction de Bruxelles suscite l’indignation. L’événement représente une rupture avec les conventions tacites qui régissent les guerres jusqu’à cette époque. Un tel bombardement de terreur, prenant pour cible une population civile étrangère au conflit et destiné à impressionner les armées ennemies, est inédit. Les bombardements servent à abattre les défenses dans le but de prendre une ville plus ou moins intacte, ou encore de détruire les infrastructures guerrières ou les ports. Comment admettre qu’aucune capitale n’est plus à l’abri des bombes lancées par dessus les remparts dans le seul but de détruire, le refus de Villeroy d’attendre ni la réponse du gouverneur de la ville ni la tentative du prince-électeur auprès du roi d’Angleterre d’obtenir la cessation des attaques contre les côtes françaises qui visent les ports et non les cités ? Les ministres des nations coalisées se réunissent à La Haye et jurent de venger Bruxelles.
Le pape Innocent XII, en recevant la liste des nombreux dommages subis par les églises et institutions religieuses, qui occupent près d’un cinquième de la ville, s’écrie « Cette guerre me fait gémir ».
En plus des protestations officielles, de nombreux pamphlets anonymes circulent, parmi ceux-ci une attaque incendiaire contre la France dont la barbarie menace toute l’Europe ou des écrits plus humoristiques ou cyniques, comme cette lettre de félicitation du diable aux Français dans laquelle il leur dit sa joie et son admiration et assure qu’il les accueillera plus tard chez lui avec plaisir, ou cette autre signée par Manneken-pis[19] en personne, qui se moque de la rage de Louis XIV et se plaint que ce bombardement lui ait enlevé l’envie de pisser : « …si je voyais brancher Villeroy à quelque arbre, j’en rirais tant que j’en pisserais de nouveau ».
Inutile d’un point de vue militaire, puisque n’ayant pas servi à
détourner les troupes alliées de la
citadelle de Namur,
laquelle se rendra le 5 septembre après que l’armée de Villeroy a été
stoppée dans la plaine, le bombardement de Bruxelles contribuera à faire
pâlir en Europe l’étoile du Roi Soleil.
Napoléon Ier lui-même
jugera, un siècle plus tard, cette action « aussi barbare qu’inutile
».[20] vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ;
tant de dissolutions capables d’attirer la colère du Ciel sur les plus
justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination et
toutes les horreurs qu’enfante la guerre ; vous leur rappellerez nos
crimes, plutôt que nos victoires.
O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage
de Jésus-Christ ? O glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les
peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? Vois
vengeances, ô mon Dieu, ne sont-elles pas encore accomplies ?
N’auriez-vous donné qu’une fausse paix à la terre ? » A l’occasion des
Te Deum qui se succédèrent dans son diocèse, il profita de ses
mandements épiscopaux pour poursuivre sa critique de la guerre. d’une
manière générale d’ailleurs et au contraire des Jésuites, les Oratoriens
prêchèrent la paix. (cf. MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la
Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, pp. 319-323).
]
Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps pour que l’Église se dissocie suffisamment des pouvoirs temporels pour faire entendre un langage de paix véritable conforme à sa mission.
Toujours fermement attachée à l’unité spirituelle du monde chrétien, l’Église n’acceptera pas que des pays à la suite de leur prince passent à la Réforme. Celle-ci appliquant le principe « cujus regio, illius religio »[21] qui consacre aussi, à sa manière, la confusion entre les domaines spirituel et temporel. Il a été mis en pratique pour la première fois pendant la Réforme pour régler la question religieuse, lors de la paix d’Augsbourg, entre catholiques et luthériens, en Allemagne, en 1555. Ce compromis fut remis en question, notamment lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et finalement repris dans les traités de Westphalie en 1648. Innocent X [22] condamna immédiatement ces traités dans la bulle Zelo Domus Dei en termes sévères[23].
En cette époque de révolutions, l’Église maintiendra son soutien aux rois plutôt qu’aux peuples ce qui, en Amérique latine provoquera « des réactions violemment anticléricales dans les mouvements d’indépendance des États issus de la décomposition de l’Empire espagnol. »[24]
Certes, Pie VI[25] conteste à juste titre la Constitution civile du clergé qui est une intrusion du pouvoir temporel dans les affaires spirituelles mais il demande, embarrassé, à Louis XVI qui l’a pressé de confirmer des articles déjà revêtus de la sanction royale « d’engager tous les Evêques de son royaume à lui faire connaître leurs sentiments avec confiance… » et il rappelle, contre la proclamation de la « liberté de penser et d’agir » la nature, le rôle et la source de l’autorité : « Par nécessité, soyez soumis, dit l’Apôtre saint Paul : ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une société civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. La société humaine, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’une convention générale d’obéir aux rois ; et ce n’est pas tant du contrat social, que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. Que chaque personne soit soumise aux puissances supérieures, dit le grand Apôtre dans la même Epître : car toute puissance vient de Dieu ; celles qui existent ont été réglées par Dieu même : leur résister ;, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi ; et ceux qui se rendent coupables de cette résistance, se vouent eux-mêmes à des châtiments éternels. »[26]
A l’annonce de la mort de Louis XVI, Pie VI s’en prend avec force au peuple : « Le roi très chrétien, Louis XVI a été condamné au dernier supplice par une conjuration impie, et ce jugement s’est exécuté. […] La convention nationale n’avait ni droit, ni autorité pour la prononcer. En effet, après avoir abrogé la monarchie, le meilleur des gouvernements, elle avait transporté toute la puissance publique au peuple, qui ne se conduit ni par la raison, ni par conseil, ne se forme sur aucun point des idées justes, apprécie peu de choses par la vérité, et en évalue un grand nombre d’après l’opinion ; qui est toujours inconstant, facile à être trompé et entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant, cruel ; qui se réjouit dans le carnage, et dans l’effusion du sang humain, et se plaît à contempler les angoisses qui précèdent le dernier soupir comme on allait voir expirer autrefois les gladiateurs dans les amphithéâtres des anciens. La portion la plus féroce de ce peuple, peu satisfaite d’avoir dégradé la majesté de son roi, et déterminée à lui arracher la vie, voulut qu’il fût jugé par ses propres accusateurs, qui s’étaient déclarés hautement ses plus implacables ennemis. »
Calvinistes et philosophes veulent « la chute de l’autel et du trône ». Citant saint Hilaire de Poitiers[27], Pie VI rappelle que « le principal objet de la religion est […] de propager partout un esprit de soumission et d’obéissance ». Enfin, il prévoit la punition de la France. Il invoque son prédécesseur Clément VI [28]« qui ne cessa de poursuivre la punition de l’assassinat d’André roi de Sicile, en infligeant les peines les plus fortes à ses meurtriers et à leurs complices », et puisque le peuple français ne veut rien entendre[29] et même calomnie le pape, « laissons-le donc, écrit-il, s’endurcir dans sa déplorable dépravation, puisqu’elle a pour lui tant d’attraits ». Mais que la France « se souvienne des châtiments effroyables qu’un Dieu juste vengeur des forfaits a souvent infligés à des peuples qui avaient commis des attentats moins énormes. »[30]
Pie VII[31], malgré les soubresauts que connaît l’Europe espère encore dans les princes : « …les rois chrétiens et les chefs des États ne voudront sûrement nous laisser aucun motif de prier, d’exhorter, d’avertir et de réclamer. Ils savent parfaitement qu’Isaïe les a proclamés les « nourriciers » de l’Église et ils s’en glorifient. »[32]
Tout naturellement, il se réjouit de la restauration des Bourbons en la personne de Louis XVIII[33] en 1814 espérant que « la religion catholique serait délivrée sans aucun retard de toutes les entraves qu’on lui avait imposées »[34] pour « la rétablir dans tout son lustre et pourvoir à sa dignité. » Mais dans le même message, il déplore la nouvelle constitution qui établit les libertés de cultes, de conscience, de presse et espère « que le roi désigné ne souscrira pas les articles mentionnés de la nouvelle constitution. » Il invite l’évêque de Troyes auquel il s’adresse, à aller trouver le roi qui appartient à la lignée des « rois très chrétiens » et à lui dire de sa part que : « Nous ne pouvons nous persuader qu’il veuille inaugurer son règne en faisant à la religion catholique une blessure si profonde et qui serait presque incurable. Dieu lui-même, aux mains de qui sont les droits de tous les royaumes, et qui vient de lui rendre le pouvoir, au grand contentement de tous les gens de bien, et surtout de notre cœur, exige certainement de lui qu’il fasse servir principalement cette puissance au soutien et à la splendeur de son Église. »
Et même si les princes chrétiens se sont divisés, comme nous l’avons vu, ils tiendront à maintenir en Europe un commun dénominateur chrétien. C’est le sens de la Sainte-Alliance en 1815[35] qui fut conclue par le tsar Alexandre Ier, François Ier, empereur d’Autriche et Frédéric-Guillaume III de Prusse, c’est-à-dire par trois puissances orthodoxe, catholique et protestante qui affirmaient : « Leurs Majestés […] ayant acquis la conviction qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les Puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur : Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs États, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix… »[36]
Au la même époque précisément, Grégoire XVI insiste sur la nécessité pour les États de défendre la religion seule garante de leur stabilité : « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours prochaine. » Or, « Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir ». Et de rappeler la fameuse citation de Paul : « il n’est point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c’est résister à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. » Les droits divins et humains s’élèvent […] contre les hommes qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte et de la sédition, s’efforcent de détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes. » Dans ces conditions, « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères « et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs. » »[37]
Cette consécration du prince, gardien de la tranquillité, de l’ordre, de la paix, non seulement, comme nous l’avons déjà dit, empêche l’Église de juger en toute indépendance les guerres du prince mais peut amener à des situations paradoxales.
En1831, lors de l’insurrection polonaise contre la Russie, Grégoire XVI, sollicité par l’Envoyé extraordinaire russe d’exhorter le clergé polonais à ne pas sortir de ses attributions spirituelles, envoie le 19-2-1831 le bref Impensa caritas aux évêques polonais les invitant à la soumission au gouvernement russe, bref qui ne parvint pas, semble-t-il, aux destinataires. Le 1er mars 1831, c’est le gouvernement polonais qui demande, en vain, au Pape de soutenir la cause de l’indépendance polonaise auprès des autres puissances. Sollicité de nouveau par les Russes de rappeler au clergé polonais l’obéissance au pouvoir russe, Grégoire XVI adresse aux évêques de Pologne le bref Cum primum, le 9-6-1832[38]. Le Tsar n’est-il pas le « père des peuples », le « gardien de la foi » ?
Comme l’écrit J. Comblin, « la politique internationale du clergé resta, jusqu’à Léon XIII, basée sur le même principe : faire de Rome l’arbitre des rois chrétiens et de ceux-ci les défenseurs de la paix de la chrétienté »[39]. De la paix ou plus exactement de l’ordre ? Au détriment, bien souvent, des peuples ! A l’extérieur, les ennemis sont toujours les musulmans, « les pires des scélérats »[40].
Dans cet esprit, l’Église a pu apparaître comme le porte-parole du parti de la guerre. Non seulement elle s’est engagée dans la guerre pour maintenir la suprématie pontificale sur la société chrétienne[41] mais aussi dans des guerres politiques, en Italie, au profit des États pontificaux[42] et enfin dans les guerres des grandes monarchies européennes[43].
Comment donc ne pas croire qu’elle est du parti de la guerre lorsque le pape Grégoire XIII[44] accueille la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy[45] comme un « témoignage singulier de la miséricorde de Dieu béni. »[46] Clément VIII[47] reçut avec colère la proclamation de l’Edit de Nantes qui mettait fin en 1598 aux guerres religieuses en France.[48] Par contre, la révocation de cet Edit en 1685, par Louis XIV, cause de persécutions souleva Bossuet d’enthousiasme.[49]
Au temps de Louis XIV, on constate qu’ « au sein des cérémonies royales, un certain nombre de rites, d’usages et de gestes cérémoniels concernent directement le roi dans sa définition sacrale. Si, en dehors du sacre, il n’existe pas de cérémonie proprement dite pour affirmer ou reconnaître le roi comme évêque du dehors, tout un ensemble d’actions liturgiques ou cérémonielles lui réservent un traitement particulier et peuvent être rapprochées du sacre. Dès le sacre, le roi pratiquement assimilé à un évêque, était placé à part : « Encore que les roys de France ne soient pas prestres comme les roys des payens, pour ce que les dignitez de roy et de prestre sont diverses et séparées entre les chrestiens -et les saintes letrres nous enseignent qu’Ozias, roy de Juda, s’estant meslé d’encenser et faire ce qui estoit de l’office de prestre, fut frappé de ladrerie de la main de Nostre Seigneur et chassé du temple-, si est-ce qu’ils participent à la prestrise et ne sont pas purs laïques. (…) Et en tesmoignage de ce qu’ils portent à leur sacre, sous le manteau royal, la dalmatique, qui ets l’habit des diacres. (…) Ils sont oincts comme les prestres, tout ainsi que Saül et David, premier et second roys d’Israël, furent oincts, par le commandement de Dieu, de la main de Samuel. (…) Ils confèrent de plein droit l’infinité de prébendes et de dignitez ecclésiastiques et font des miracles de leur vivant par la guérison des malades des escrouelles, qui monstrent bien qu’ils ne sont pas purs laïques, mais que, participans à la prestrise, ils ont des grâces particulières de Dieu, que mesme les plus réformez prestres n’ont pas. » (Abbé Guillaume Du Peyrat, (prêtre et trésorirer de la sainte chapelle),Histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la Chapelle du roy de France, 1645) » .
Voici une description du sacre : « Deux jours avant d’être sacré, le roi de France faisait retraite au palais de Tau, la résidence de l’archevêque de Reims, jouxtant la cathédrale. La nuit précédant la cérémonie, il la passait dans le jeûne et la prière, comme à la veille d’une initiation chevaleresque. Le jour même, aux aurores, deux prélats venaient frapper à sa porte afin de le « réveiller de son sommeil », puis ils l’accompagnaient en cortège jusqu’à l’église. Pouvaient alors se déployer les fastes du rituel immémorial. Le nouveau souverain prêtait serment sur les Évangiles, recevait les attributs royaux, l’épée, le sceptre, la main de justice et la couronne. Il était oint en sept endroits, d’une huile bénite, mélangée à une parcelle du baume de la Sainte Ampoule, cette fiole de verre apportée, selon la légende, par une colombe lors du baptême de Clovis. Le roi de France s’inscrivait de cette façon dans la descendance spirituelle de David et des monarques d’Israël. Il devenait une sorte d’ »évêque du dehors », laïc ordonné au seul ministère de son peuple. » (http://www.cathedraledereims.fr/IMG/pdf/20110519104540.pdf ).
Dans son Dictionnaire philosophique (1764-1772), à l’article « guerre », Voltaire s’en prend durement à l’orateur : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne. » (Ed. Garnier-Flammarion, 1964, pp. 219-220).
Après lui, Jean-Baptiste Massillon, oratorien et futur évêque de Clermont, prononce l’oraison funèbre de Louis XIV, en 1715, et critique sévèrement les guerres du roi. Les monuments élevés à la gloire des conquêtes, que rappelleront-ils aux citoyens ? Il répond : « Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreurs et de carnages : l’élite de la noblesse française précipitée dans le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant de mères point consolées, qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant ; vous leur rappellerez nos pertes, plutôt que nos conquêtes […
Le P. BONSIRVEN Joseph, sj remarque toutefois qu’avant que ce principe ait été formulé, il était appliqué dans le judaïsme : « … toutes les fois qu’ils furent maîtres, les Juifs appliquèrent le principe cujus regio illius religio : les Macchabées poursuivent et châtient leurs compatriotes apostats et impies, et imposent de force la circoncision à ceux qui par négligence ou par peur avaient négligé de se marquer du signe de l’alliance. Plus tard, les Asmonéens, faisant la conquête de l’Idumée, de l’Iturée et de la côte philistine, ne se contenteront pas d’en soumettre les habitants au tribut : ils les circonciseront pour en faire des Juifs authentiques. En conséquence, la loi romaine tiendra pour Juif tout circoncis » (Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Beauchesne, 1950, p. 71). Encore faut-il nuancer cette réflexion du P. Bonsirven. Ce que l’on constate dans l’histoire d’Israël, ne peut être interprété, ipso facto, comme une obligation, un précepte à appliquer. Au contraire, si l’idolâtrie n’est pas tolérée car insensée, le respect de l’étranger implique le respect de sa religion et exclut la coercition .
Par ailleurs, on peut se demander si cette formule protestante ne consacre pas une tentation qui a existé du côté catholique ? JOURNET Ch., (in L’Église du Verbe incarné, I, Desclée de Brouwer, 1941, pp. 261-263) rappelle que le quatrième concile national de Tolède, en 633, s’est intéresse au cas des Juifs « qui avaient été forcés de se faire chrétiens sous le règne de Sisebut » (roi Wisigoth, 612-621, à ne pas confondre avec saint Sisebut mort en 1082 ni avec le moine Sisebut qui vécut un siècle plus tôt et composa sans doute le Te Deum laudamus) ». Le concile n’ose remettre en cause la validité des conversions extorquées et établit que ceux qui avaient reçu les sacrements, devraient rester chrétiens. Mais précise le concile, « à l’avenir on ne devra jamais contraindre personne à croire. Le Seigneur, en effet, fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut (Rm, 9, 18). Ce n’est pas malgré eux que les Juifs doivent être sauvés, mais librement afin que toute justice soit gardée. C’est le consentement non la contrainte, la persuasion non la force, qui doivent faire les conversions » Vers 1190, CLEMENT III interdit « à quiconque, de forcer les Juifs à recevoir le baptême contre leur gré » (Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. IX) ; et vers 1250, INNOCENT IV rappelle à l’archevêque d’Arles les mêmes principes : « Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir te de rester chrétien » (Décrétales, lib. III, tit. XLII, cap. III). On se rappelle aussi que saint Thomas estime que « pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté ». (II-IIae, qu. 10, a. 8). Enfin le concile de Trente déclarera que « l’Église n’exerce jamais de jugement sur quelqu’un qui n’est pas entré en elle par le porte du baptême » (Session XIV, De Poenitentia, cap. II). L’Église donc, en tant que telle, regarde au moyen âge comme inviolable le droit naturel des païens et ne veut pas qu’on baptise leurs enfants contre leur gré, ni qu’on les force eux-mêmes à croire. Il est clair, dès lors, que si des princes chrétiens même inspirés par certains théologiens ont procédé autrement, ils n’ont pas exprimé la vraie pensée de l’Église.
Néanmoins, on sent une petite hésitation chez Vitoria. S’il estime qu’on ne doit pas contraindre au baptême les infidèles qui ne sont pas soumis aux princes chrétiens, ou qui se sont soumis spontanément à eux à condition que leur religion soit respectée, les infidèles soumis aux princes chrétiens, par exemple par le droit d’une juste guerre, le prince ferait bien de les forcer à accepter la foi. Mais il ajoute qu’absolument parlant, à cause des inconvénients qui en résultent, une telle façon d’agir doit être écartée. « On sent, commente Journet, la présence du principe fameux du temps de la réforme : cujus regio illius religio ». « Je ne sais pas, écrit Vitoria, s’il est heureux que de nos jours les Sarrasins aient été forcés à la foi, et qu’on leur ait donné à choisir entre la conversion ou l’exil de l’Espagne. Bien souvent, ils ont choisi la conversion, et c’est pourquoi il y a tant de mauvais chrétiens. Sans doute, je n’hésite pas à le déclarer, si une cité tout entière comme Constantinople venait à la foi, et qu’il ne restât que trente ou quarante hommes pour refuser de se convertir, ils devraient être forcés et obligés de suivre la majorité de la population. Pareillement, je n’hésite pas à dire que, si le grand Turc se convertissait à la foi, il pourrait contraindre ses sujets par des peines à devenir chrétien… Tout ceci, bien sûr, à condition que la contrainte n’entraînât ni la simulation ni quelque plus grand mal. » (Commentaire de II-II, qu. 10, a. 8, n° 3-6) A propos de ce cas où une cité, « à l’exception d’une petite minorité, aurait demandé son incorporation dans la chrétienté de type médiéval, il y aurait eu, dit Journet, deux moyens de ne pas manquer de justice à l’égard de la minorité : le recours au pluralisme cultuel ou à l’expatriation, mais conçue comme une expropriation en vue de l’utilité publique et indemnisée. »
En 1815 également fut constituée la Quadruple-Alliance entre la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre contre toute velléité guerrière de la France.