i. Recours à l’exégèse
Il est très facile et peu sérieux d’affirmer que l’Ancien Testament est la source de toutes les barbaries imputables aux juifs aux chrétiens. Il suffit de relever dix, vingt ou cent citations incitant à la destruction des ennemis. Nous avons vu que de tels catalogues ont été fabriqués à partir du Coran. Ils existent aussi pour la Bible.
La plus élémentaire rigueur intellectuelle demande qu’un texte soit étudié dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions éventuelles.[1] Si le Coran est composé de sourates mecquoises et médinoises dont l’ordonnance, la composition et l’historicité posent problème[2], la Bible demande davantage encore de doigté dans son interprétation puisqu’elle est, comme on le répète, une bibliothèque qui ne couvre pas le temps d’une vie mais des siècles de l’histoire d’un peuple et que les différents livres appartiennent à des genres et à des styles différents. Les destinataires ne sont pas des hommes abstraits mais des hommes bien concrets qui étaient immergés dans une histoire, une culture, des problèmes
qui ne sont pas les nôtres.
C’est pourquoi « la tradition juive connaît deux grands livres qui alimentent sa foi : le Tanakh et le Talmud ».[3] Le Tanakh désigne simplement les 24 livres de la Bible juive tandis que le Talmud reprend la tradition orale d’Israël, l’enseignement des grandes écoles rabbiniques des premiers siècles, entre le IIe et le VIe siècles.[4] Dans le Talmud on apprend à lire la révélation faite par Dieu et à « humaniser ce qui est divin »[5]. Comme l’écrit un rabbin, « le Talmud n’est rien d’autre qu’une incessante relecture et la constante réactualisation de l’insondable Torah [le pentateuque] par des docteurs qualifiés. »[6]
De même, Bible et tradition sont inséparables dans l’Église. Le « et », comme le fait remarquer Louis Bouyer, est même de trop : « Disons plutôt, écrit-il, que la Parole de Dieu, donnée une fois pour toutes à l’Église par les apôtres comme venant du Christ lui-même dans l’Esprit, y est gardée vivante dans l’ensemble de la tradition (…) ».[7] Le Concile Vatican II confirmera cette conception : « pour vraiment découvrir ce que l’auteur a voulu affirmer par écrit, on doit tenir un compte exact soit des manières natives de sentir, de parler ou de raconter courantes au temps de l’hagiographe, soit de celles qu’on utilisait ça et là à cette époque dans les rapports humains.
Cependant, puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi. Il appartient aux exégètes de s’efforcer, suivant ces règles, de pénétrer et d’exposer plus profondément le sens de la Sainte Écriture, afin que, par leurs études en quelque sorte préparatoires, mûrisse le jugement de l’Église. Car tout ce qui concerne la manière d’interpréter l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le ministère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de l’interpréter. »[8]
Il est donc malvenu de citer tel quel, comme c’est souvent le cas, un extrait du chapitre 20 du Deutéronome et sans curiosité, sans effort d’interprétation, d’en conclure à la barbarie de la foi d’Israël.
Il n’est pas question non plus pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la Première mais, en réalité, parce qu’ils sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien Testament sont aussi « divinement inspirés » et « conservent une valeur impérissable »[9]. « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu dans sa justice et sa miséricorde agit avec les hommes. Ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. » [10] Et le Concile nous indique comment lire ces deux Testaments indissociables donc : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre Testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la Nouvelle Alliance (cf. Luc 22, 20 ; 1 Cor, 11, 25), néanmoins les livres de l’Ancien Testament, intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mat. 5, 17 ; Luc 24, 27 ; Rom. 16, 25-26 ; 2 Cor. 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. »[11]
Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion[12], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures[13]. En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome[14] où il s’était établi en 140.
Après ces préliminaires, venons-en au cœur du problème.
Il y aurait[15] « plus de six cents passages (qui) disent explicitement que des peuples, des rois ou des individus en ont attaqué d’autres, les ont anéantis et tués ».[16] Mais, plus encore que la violence humaine, c’est la violence de Dieu qui s’exprime dans un millier de textes : « on dit que la colère de YHWH s’enflamme, qu’il punit par la mort et la ruine ; comme un feu dévorant il juge, se venge et menace d’anéantissement ».[17] Dieu apparaît souvent comme impitoyable : « C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, celles qui ne sont pas parmi les villes de ces nations-ci. Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d’agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché conter le Seigneur votre Dieu. »[18] La violence est non seulement autorisée « pour défendre les intérêts du pays, de la religion et de la culture » mais elle est aussi ritualisée sous forme de guerre sainte : « Il (Saül) prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » La Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme ».[19] La guerre est louable et le pillage et le massacre deviennent des actes religieux réglementés : « La ville (Jéricho) sera dévouée par anathème[20] à Yahvé, avec tout ce qui s’y trouve. Seule Rahab, la prostituée, aura la vie sauve ainsi que tous ceux qui sont avec elle dans sa maison, parce qu’elle a caché les émissaires que nous avions envoyés. Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. Tout l’argent et tout l’or, tous les objets de bronze seront consacrés à Yavhé, ils entreront dans son trésor. »
Le peuple poussa le cri de guerre et l’on sonna de la trompe. Quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un grand cri de guerre, et le rempart s’écroula sur place. Aussitôt le peuple monta vers la ville, chacun devant soi, et ils s’emparèrent de la ville. Ils dévouèrent à l’anathème tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. (…) On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait, sauf l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer qu’on livra au trésor de la maison de Yahvé. Mais Rahab, la prostituée, ainsi que la maison de son père et tous ceux qui lui appartenaient, Josué leur laissa la vie sauve. »[21]
On n’a pas manqué, à travers l’histoire, de justifier par de tels textes, les guerres et les persécutions religieuses. Plusieurs aussi ont fait remarquer que la violence contenue dans le Coran était tributaire de textes analogues de l’Ancien Testament.
Chez les chrétiens, la genèse du canon fut aussi un peu mouvementée. Dès le début du IIIe siècle, Origène atteste une liste complète du Nouveau Testament et, avec des nuances, la liste « large » du judaïsme hellénistique alors que saint Jérôme (347-419) exclut de l’Ancien Testament les textes qui ne sont pas reconnus par les docteurs juifs. Les Conciles de Carthage (393 et 402) ainsi qu’Innocent Ier (405) suivront la voie d’Origène. Mais, du haut-moyen-âge jusqu’au XVIe siècle, l’influence de saint Jérôme relance la question des textes exclus de la Bible hébraïque (qu’on appellera deutérocanoniques ou apocryphes et qui se trouvent mis à part dans la TOB) : la Vulgate attribuée en grande partie à saint Jérôme (IV-Ve s.), Thomas d’Aquin, le concile de Florence (1441) puis le concile de Trente (1546) les incluent tandis que les protestants les excluent avec des nuances. Les Églises orthodoxes et orientales ont encore d’autres positions.