c. La gestion du pouvoir
Dans cette perspective sombre qui nous introduit à la question politique, au problème de la gestion de la cité, est-il possible de régner sans violence ? L’idéal non-violent peut-il être vécu par le « prince » ?
Si l’idéal est d’agir sans violence, d’agir, en tout cas, avec compassion et sans excès pour réformer le coupable, à y regarder de plus près, on constate que les textes anciens sont ambigus. Ils présentent à la fois l’image du roi qui punit le malfaiteur, qui défend le pays ou exerce une violence pour échapper à un mal plus grave et l’image du roi qui oppose douceur, bonté, générosité et vérité aux méchancetés, égoïsmes et mensonges. La juste violence du roi n’est ni condamnée ni approuvée mais un commentateur résout le problème posé par ce double enseignement du bouddha en nous rappelant que « l’usage de la violence contre un malfaiteur n’est pas recommandée par le Buddha, mais que le malfaiteur lui-même, par son comportement mauvais, attire vers lui la punition violente »[1]. Le prince est amené à juger et punir les coupables. Avec réalisme, le Sûtra de la lumière dorée [2] « déclare par exemple qu’un roi qui néglige son devoir en laissant les crimes impunis cause la ruine rapide de son royaume. »[3] Lang Darma, dernier empereur du Tibet, attaché à l’ancienne religion bön, persécuta les bouddhistes, « détruisit le dharma pur au Tibet et abolit le sangha »[4]. Il fut tué, dit-on, en 842 par un moine bouddhiste Lhalung Palgye Dorje[5]
De plus, « si le bouddhisme ne provoque pas de violence, il n’agit peut être pas toujours assez ardemment pour empêcher la propagation de la violence, notamment celle qui est pratiquée en sa faveur.[6] En cela, le bouddhisme suit l’attitude fondamentale du Buddha lui-même qui ne se considérait jamais comme un réformateur ayant le droit de prêcher leur conduite aux rois, ni pour la critiquer, ni pour la justifier. » [7] Cette indifférence purement théorique n’a pas empêché que des moines fussent les conseillers de princes violents, comme nous le verrons plus loin. Elle n’a pas empêché non plus, et ceci est particulièrement lourd de conséquences, que, dans les faits et doctrinalement même, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ne soient pas distingués. En effet, le « prince » bouddhiste est assimilé au chakravartin, c’est-à-dire au monarque universel, le « souverain à la roue ». Ce titre est donné à un personnage « de rang sublime qui exerce son empire sur une région plus ou moins importante du milliard de mondes correspondant à l’activité d’un bouddha »[8]. Ce souverain universel est le souverain idéal guidé par la Loi qu’il fait observer. Le même titre s’applique au Bouddha lui-même et à sa doctrine universelle. C’est ainsi que « le Bouddhisme tantrique joua un rôle important comme idéologie royale ou impériale du Tibet au Japon »[9]. Le « prince » reçoit une consécration tantrique si bien que la loi royale finit par s’identifier au dharma bouddhique et qu’inversement les institutions bouddhiques deviennent des puissances féodales. Cette confusion politique et religieuse met à mal l’idéal non-violent, la gestion politique ayant ses exigences. Elle explique sans doute que la peine de mort, interdite théoriquement, fut et est appliquée dans les pays bouddhistes. Elle n’a pu empêcher que des conflits sanglants éclatent entre de grands monastères au Sri Lanka, au Tibet, au Japon pour des raisons doctrinales mais aussi pour défendre des intérêts fonciers.
Comment expliquer, cette fois encore, la contradiction qui apparaît entre l’attitude du Bouddha et la pratique ? On peut, bien sûr, rappeler le relativisme éthique déjà évoqué mais il faut surtout, à cet endroit, présenter la théorie classique des Deux vérités : « la vérité conventionnelle, selon laquelle les choses existent ; et la vérité ultime selon laquelle tout est vide. La perception de ces deux vérités comme complémentaires constitue la Voie du Milieu. »[10] La vérité ultime est ce qui amène à la libération et la vérité conventionnelle est ce qui aide à comprendre la vérité ultime. Cette théorie « permet d’expliquer la contradiction (apparente) entre le respect de la vie humaine et le devoir patriotique »[11] et, en même temps, la séparation et la fusion du religieux et du politique.
Précisons encore que l’idéal non-violent peut se vivre si l’on jouit de puissants protecteurs extérieurs sur qui reposent l’ordre et la sécurité. Mais il n’empêche que les monastères tibétains qui furent très peuplés à certaines époques (10.000 moines à Drepung en 1951), durent organiser un service d’ordre : les dob-dob. Les réalités terrestres ont leurs exigences.
Un dernier point qu’il ne faut pas négliger est l’incidence du patriotisme sur les communautés. A l’époque du colonialisme, elles ont réagi et sont devenues des symboles de résistance à l’Occident. Régulièrement, les communautés bouddhistes ont été et sont encore des foyers de revendications identitaires ou ethniques. En 2003, en Birmanie, des moines attaquèrent des musulmans et l’on sait quelle fut l’attitude des bouddhistes au Sri Lanka contre les minorités ethniques et religieuses.