c. Galtung
Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]
Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]
La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]
La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]
Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?
Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]
On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.
Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung
En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.