i. Le Magistère
Si, à partir de Léon XIII, de manière explicite et organisée, l’Église s’intéresse à la question sociale, et si, de temps à autre, l’expression « économie sociale » a été employée par les Souverains Pontifes[1], il revient à Pie XII de l’avoir employée à plusieurs reprises[2] et surtout d’avoir défini ce que l’Église entendait par ce « concept chrétien de l’économie sociale »[3]. En voici la description la plus éclairante[4]:
« 1° Qui dit vie économique, dit vie sociale. Le but (de la vie économique) auquel elle tend par sa nature même et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle.
Ici donc il n’est pas possible d’obtenir quelque résultat sans un ordre extérieur, sans des normes sociales, qui visent à l’obtention durable de cette fin et le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général.
2° La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté.
Mais cette liberté ne peut être la fascinante mais trompeuse formule, vieille de cent ans, c’est-à-dire d’une liberté purement négative, niant la volonté régulatrice de l’État.
Ce n’est pas non plus la pseudo-liberté de nos jours, qui consiste à se soumettre au commandement de gigantesques organisations.
La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant et dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[5]
Ce texte mérite d’être analysé parce que si les principes qu’il établit continueront d’inspirer la doctrine sociale de l’Église, nous n’aurons plus l’occasion, par la suite, de les trouver ramassés dans une présentation aussi complète et précise.
Quelles sont les leçons à tirer de cet enseignement ?
\1. La vie économique « n’est pas un monde à part, autonome, indépendant »[6], mais un aspect de la vie sociale : « qui dit vie économique, dit vie sociale ».
\2. La vie sociale est elle-même un aspect de la vie morale : « La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté ». La liberté étant une caractéristique majeure de la nature de l’homme doué d’une capacité d’autodétermination en vue d’une fin.
De ces deux points, on peut déduire que la vie économique ne peut être purement et simplement une science qui n’obéit qu’à ses propres règles, qu’elle ne peut être, comme dans la conception libérale stricte, individuelle mais solidaire et qu’elle ne peut être, comme dans la théorie marxiste qui réhabilita l’aspect social, détachée d’exigences morales[7].
Si la vie sociale se définit par la solidarité, c’est-à-dire « l’union morale, organique, de plusieurs hommes, en vue d’une même fin, à atteindre par des moyens pris en commun »[8], le but de la vie économique, « c’est de mettre, de façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de la vie culturelle et spirituelle »[9]. L’activité économique est donc ordonnée aux finalités « culturelles et spirituelles » de l’homme, de tous les hommes : « de tous les membres », est-il bien dit. Dans cet esprit, « l’effort de production n’est pas considéré indépendamment de la justice de la répartition »[10] ni indépendamment des fins de la destinée humaine.[11]
L’oubli de ces principes ouvre la porte à l’économisme, au matérialisme et conduit au désordre, à l’exploitation, au déséquilibre,
\3. Il ne faut pas oublier non plus que la vie économique, sociale et morale se développe dans la liberté, une liberté qui, sous peine d’anarchie, est garantie, protégée et régulée par l’État, gardien du bien commun. Une liberté dans la solidarité. Nous avons suffisamment insisté sur ce point qu’il est inutile de s’y attarder encore.
Par contre, il est intéressant de montrer qu’aujourd’hui encore, dans un autre langage, les trois points mis en évidence restent d’application et continuent d’inspirer l’enseignement de l’Église[12] notamment en ce qui concerne le rapport entre l’économie et la morale.[13]
Le concile de Vatican II dira : « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C’est l’homme en effet qui est l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale. »[14]
Le Catéchisme de l’Église catholique affirmera que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme. »[15]
Enfin, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église insistera : le bien commun ne peut être un « simple bien-être économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »[16] « Le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine »[17] Et l’on pourrait encore résumer la doctrine qu’il développe par cette simple phrase : la vie économique doit être au service du développement intégral et solidaire de tous les hommes et de tous les peuples.[18]
Ce sont ces exigences qui ont permis à Jean-Paul II d’affirmer, dans une page aujourd’hui célèbre, qu’il y a capitalisme et capitalisme et qu’il vaudrait mieux, vu l’ambigüité du terme, l’abandonner : « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[19]
Pie XII avait popularisé l’expression « économie sociale », à sa suite et dans le sillage des rappels incessants de l’Église, les théologiens, pour exprimer le même objet, ont employé diverses expressions plus ou moins synonymes. Le P. Lebret parlera d’« économie humaine »[20], le P. Villain d’un « au-delà du capitalisme »[21]. Quant à Igino Giordani[22], il considéra comme universelle « l’aspiration à des économies de solidarité »[23]. Mgr A.-M. Léonard parle d’ »économie humaniste », d’ »économie de solidarité » et note -et ceci est très intéressant - qu’« Il est frappant de voir que, malgré leurs divergences philosophiques, les analystes qui dénoncent le désordre mondial proposent des solutions convergentes, qui rejoignent largement, même quand ils l’ignorent, la doctrine sociale de l’Église. Tous les auteurs dont nous nous sommes inspiré[24], écrit-il, malgré la diversité de leurs horizons, plaident pour une économie humaniste, c’est-à-dire, par contraste avec un capitalisme sauvage, pour une société à visage humain, appuyée sur une intervention judicieuse de l’État au service des programmes sociaux (intégration, sécurité sociale, ouverture multiculturelle), de la protection de l’environnement et surtout de l’éducation. Ils sont habités par la même conviction que, par-delà tous les fatalismes, une telle société humaniste est possible et économiquement viable. Bien plus, une société authentiquement morale et spirituelle, une société plus respectueuse de l’environnement, conduirait à réduire de monstrueux gaspillages et contribuerait ainsi à assainir nos économies essoufflées. Et leur maître-mot à tous est celui qui habitait déjà la morale de Descartes, à savoir cette « générosité » qui, au lieu de voir chez tous les autres des concurrents à éliminer ou à absorber, discerne en eux les partenaires souhaitables d’une économie de solidarité. »[25] Et, comme nous l’avons vu et le reverrons, Benoît XVI, inspiré sans doute par le modèle des Focolari, propose d’insérer en économie une dimension de don et de gratuité sans quoi on ne pourra jamais faire face aux déséquilibres du monde.
Cela étant dit, il nous faut examiner de plus près quelques propositions de transformation car il ne suffit pas de souhaiter rompre avec le « capitalisme sauvage », pour être en accord avec la vision chrétienne. Encore faut-il que les mesures concrètes proposées soient susceptibles d’atteindre, autant que faire se peut, les finalités données par la doctrine à l’acte économique. Encore faut-il, par exemple, que l’intervention de l’État soit bien « judicieuse »[26], que la priorité soit bien donnée à la personne humaine et non d’abord à l’environnement comme c’est le cas trop souvent aujourd’hui.