v. Le Magistère après saint Thomas
A plusieurs reprises, les souverains pontifes vont être sollicités de juger certaines pratiques financières parfois très techniques[1]. Ils vont devoir aussi, de temps à autre, rappeler les grands principes car la spéculation et la recherche illicite de gains restent des fléaux, de siècle en siècle.
Retenons que Léon X, au 5e concile du Latran[2], prend la défense des Mont-de-piété qui, malgré de nombreux décrets en leur faveur[3], étaient critiqués quant à leur manière d’entrer dans leurs frais. Le document confronte tout d’abord les argumentations en présence développées de part et d’autre par des personnalités compétentes:
« Certains maîtres et docteurs disent que ces monts ne sont pas licites lorsque, après un certain temps, les administrateurs de tels monts exigent des pauvres mêmes à qui le prêt est fait quelque chose de plus que le capital ; pour cette raison, ces monts n’échapperaient pas au crime d’usure… puisque notre Seigneur, comme l’atteste l’évangéliste Luc (Lc 6, 34s), nous a obligés par un précepte clair à ne pas attendre d’un prêt plus que le capital. En effet, il y a précisément usure lorsque, par suite de l’usage d’une chose qui ne produit pas de fruits, l’on s’efforce d’obtenir un surplus et un fruit sans effort, sans frais et sans risques. …
De nombreux autres maîtres et docteurs affirment… que, pour un bien si grand et si nécessaire à la chose publique, rien ne doit être exigé ni espéré en raison du seul prêt, mais que, pour indemniser ces mêmes monts pour les dépenses des mêmes administrateurs et pour tout ce qui se rattache à leur nécessaire entretien, il est permis, sans faire preuve de lucre et pourvu que ce soit nécessaire et modéré, d’exiger et de prélever quelque chose de la part de ceux qui sont avantagés par un tel prêt, puisque la règle de droit prévoit que celui qui profite du bienfait doit aussi porter le fardeau, en particulier lorsque l’autorité apostolique y consent. Ces derniers maîtres et docteurs montrent d’autre part que cette position a été approuvée par nos prédécesseurs, les pontifes romains d’heureuse mémoire, Paul II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II. «
Entre ces deux avis, le Saint Père tranche sans surprise:
« Nous voulons donc Nous occuper de cette question comme il convient par souci de justice, d’une part, afin de ne pas ouvrir l’abîme de l’usure, par amour de la piété et de la vérité, d’autre part, afin de subvenir aux besoins des pauvres. En entretenant ces deux préoccupations, puisqu’elles paraissent concerner la paix et la tranquillité de toute république chrétienne, avec l’approbation du saint concile, Nous déclarons et définissons que les mont-de-piété déjà mentionnés, créés par les républiques et approuvés et confirmés depuis ce temps par l’autorité du Siège apostolique dans lesquels, en compensation et en indemnisation des seules dépenses encourues pour leurs administrateurs et les autres choses qui concernent leur maintien, on reçoit quelque chose de modéré en plus du prêt, sans lucre et à titre d’indemnité, ne présentent pas d’apparence de mal, n’incitent pas au péché et ne doivent d’aucune façon être condamnés ; bien plus, Nous déclarons et définissons qu’un tel prêt est méritoire, qu’il doit être loué et approuvé, qu’il ne doit aucunement être réputé usuraire…
Nous voulons que tous…ceux qui désormais oseront prêcher ou disputer, oralement ou par écrit, à l’encontre de la présente déclaration et décision…encourent la peine d’une excommunication déjà portée. »
En 1566, le Concile de Trente prescrit très simplement que « ceux qui ne sont pas en situation de donner aux pauvres, doivent au moins leur prêter de bonne grâce, selon ce commandement du Seigneur : « Prêtez, sans rien espérer de votre prêt. »[4] Et David a exprimé en ces termes le mérite d’une telle conduite : « Heureux celui qui a compassion des pauvres et qui leur prête ! » ( Ps 111, 5). »[5]
En 1590, Sixte V considère le vice de l’usure comme « odieux à Dieu et aux hommes, condamné par les canons ecclésiastiques et contraire à la charité chrétienne ».[6]
Au XVIIe siècle, Alexandre VII, face à des mœurs de plus en plus libres dans la noblesse en particulier et sous la pression de l’Université de Louvain, établit une liste de 45 propositions condamnées et notamment celle-ci : « Il est licite au prêteur d’exiger quelque chose en plus de la somme prêtée s’il s’oblige à ne pas réclamer cette somme avant un certain temps »[7]. De même Innocent XI, quelques années plus tard, dans une liste de 65 propositions condamnées[8].
La constance magistérielle n’empêche pas qu’en pratique, bien des accommodements aient été tolérés. Si les théologiens protestants, Luther, Melanchton et Zwingle, condamnaient le prêt à intérêt à l’exception de Calvin qui le permettait à certaines conditions[9], un certain nombre de moralistes catholiques se demandèrent si la théorie classique n’était pas trop absolue surtout dans le cadre économique nouveau après la découverte de l’Amérique qui donna au commerce une extension jusqu’alors insoupçonnable. En Espagne, le cardinal de Lugo[10] estimait qu’elle soulevait bien des difficultés et qu’en tout cas, elle ne pouvait être déduite bien clairement de l’Écriture sainte. A Louvain, le jésuite Lessius[11] va aller plus loin et va établir un principe qui annonce la conception moderne du prêt à intérêt. Considérant l’argent comme un instrument de commerce, il estime « que tout commerçant en prêtant même une somme d’argent, dont il ne tire pas actuellement profit, peut exiger une compensation pécuniaire pour l’obligation acceptée de se priver de cette somme d’argent pendant un temps déterminé ». Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où l’argent est un instrument de commerce, une valeur de production, « se priver pendant un temps déterminé de l’instrument de son métier est un dommage estimable en valeur d’argent ».[12] E France, les jésuites s’opposèrent à l’intransigeance des jansénistes qui, dans tous les cas, condamnaient le prêt à intérêt au nom de la charité[13]. En Allemagne un autre jésuite, Pichler[14] justifie ainsi l’usage répandu et toléré du prêt à intérêt : « le prêt à intérêt est défendu par le droit naturel et divin conditionnellement et quand le dol, l’avarice ou la dureté y influent, de même, quand il y a usure vorace, accablant et pressurant le prochain ; mais il n’est pas défendu d’une manière absolue et quand il ne s’y trouve ni dol, ni avarice, ni oppression du prochain, ni manque de charité et qu’on n’exige qu’un intérêt modique, selon les statuts ou les usages des lieux. »[15]
En 1730, une « nouvelle controverse »[16] va provoquer une prise de position romaine. En 1730, la ville de Vérone avait emprunté de l’argent au taux de 4% et l’évêque du lieu avait condamné cette opération. La cause fut portée à Rome et, en juillet 1745, le pape Benoît XIV chargea un groupe d’experts d’étudier le problème d’un point de vue doctrinal[17]. Il était, en effet, impossible à cette commission d’étudier le cas concret qui avait suscité tant de remous étant donné que Rome n’avait pas à sa disposition tous les documents concernant l’affaire. Le résultat unanime des travaux fut promulgué par le pape dans l’encyclique Vix pervenit, la même année, le 1er novembre 1745, à destination des archevêques, évêques et ordinaires d’Italie. Le Pape l’envoya plus tard à d’autres Églises et Grégoire XVI[18] en étendit la leçon au monde entier.
Les experts réunis, les décrets des pontifes précédents, l’autorité des conciles et des Pères, amène Benoît XIV à réaffirmer la doctrine traditionnelle : la nature du contrat de prêt (mutuum) « demande qu’on ne réclame pas plus qu’on a reçu » sinon il y a usure[19]. Peu importe que l’intérêt soit modéré ou petit, qu’il soit réclamé à un pauvre ou à un riche[20], peu importe que l’argent ainsi prêté apporte des bénéfices à l’emprunteur, le prêt à intérêt reste interdit en vertu du principe d’égalité, « en vertu de cette justice qu’on appelle commutative, et à laquelle il appartient d’assurer de façon intangible l’égalité de chacun dans les contrats humains et de la rétablir strictement lorsqu’elle n’a pas été observée ». Tel est l’enseignement du sens commun et de la raison naturelle. Par essence, intrinsèquement, il ne peut en être autrement. Telle est aussi l’instruction donnée par Jésus-Christ : « Si quelqu’un veut emprunter auprès de toi, ne te dérobe pas » (Mt 5, 42).
Toutefois, d’ »autres titres », « adjoints au contrat », « des titres qui ne sont pas inhérents et intrinsèques à ce qu’est communément la nature du prêt lui-même » peuvent justifier un intérêt. Ces titres extrinsèques, accidentels, créent « une raison tout à fait juste et légitime d’exiger de façon régulière plus que la capital dû sur la base du prêt ». Le principe se trouve déjà chez saint Thomas et, depuis le XIVe siècle, était admis le versement d’une compensation si le prêt causait un préjudice au prêteur, si celui-ci était privé d’un gain licite, s’il s’exposait au risque de perdre l’argent prêté, à des frais de gestion ou à ne pas être remboursé dans les délais prévus. [21]
Enfin, Benoît XIV ne nie pas non plus « que quelqu’un pourra souvent investir et utiliser son argent de façon régulière par d’autres contrats distincts de par leur nature du contrat de prêt, soit pour obtenir des revenus annuels, soit aussi pour faire un commerce ou des affaires licites, et en percevoir des gains honorables ».
En conclusion, Benoît XIV invitait les guides spirituels et les fidèles à la prudence, à s’informer auprès des personnes compétentes, à vérifier si le contrat qu’ils voulaient conclure ou avaient conclu était un contrat de prêt à intérêt ou un autre contrat et s’il s’avérait qu’il s’agissait bien d’un contrat de prêt à intérêt de vérifier s’il y avait « un autre titre en même temps que le prêt ».
Toutefois, on constate que les thèses protestantes séduisent de plus en plus et que les titres extrinsèques évoqués par Benoît XIV permettent à certains clercs de justifier des pratiques qui n’ont jamais été éradiquées et qui, au contraire, se sont de plus en plus répandues. C’est pourquoi, en France par exemple, à la demande de quelques autorités ecclésiastiques inquiètes, M.E. Pagès, professeur de théologie morale à l’Académie de Lyon et chanoine honoraire de Montpellier, rédige sa célèbre Dissertation sur le prêt à intérêt pour défendre et expliquer la position de l’Église telle qu’elle avait été définie par Benoît XIV. En outre, l’auteur publie une série de décisions prises par Grégoire XIII (1572-1585), Pie VI (1775-1799), Pie VII (1800-1823) et quelques personnalités romaines et françaises. A la lecture de ce livre, on se rend compte que l’auteur s’efforce de raidir la position du Magistère en réduisant la portée des titres extrinsèques et en demandant aux confesseurs d’être sévères[22].
C’était peut-être dépasser la pensée de Benoît XIV qui demandait explicitement d’éviter « avec le plus grand soin les extrêmes toujours vicieux. Quelques-uns, jugeant ces affaires avec beaucoup de sévérité blâment tout intérêt tiré de l’argent comme illicite et tenant à l’usure. d’autres, au contraire très indulgents et relâchés pensent que tout profit est exempt d’usure. »
Plusieurs documents d’Église ultérieurs vont rassurer les fidèles inquiets. Ainsi fit saint Alphonse de Liguori peu après la publication de l’encyclique[23]. Ainsi aussi le décret Non-esse inquietendos, en 1830[24]. Sollicité par l’évêque de Rennes et bien conscient des « vives discussions » dont Vix pervenit est toujours l’objet, le pape Pie VIII, le 18 août 1830 confirme les confesseurs qui font preuve de modération en la matière[25]. Le Saint-Office réagira de la même manière en 1838, sous Grégoire XVI[26].
Sur le fond, une dernière mise au point aura lieu en 1873, sous le pontificat de Pie IX. La Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi rappelle, dans une Instruction, onze documents qui ont traité du prêt à intérêt et conclut[27]:
« 1. d’une manière générale, il faut dire à propos du gain perçu pour un prêt qu’absolument rien ne peut être perçu en vertu du prêt, c’est-à-dire de façon directe et simplement en raison de celui-ci.
2. Percevoir quelque chose en plus du capital est licite si cela vient s’ajouter au prêt à un titre extrinsèque, qui n’est pas communément lié et inhérent au prêt de par la nature de celui-ci.
3. Si quelque autre titre fait défaut, comme par exemple un gain qui cesse, une perte qui se produit, et le danger de perdre le capital ou des efforts à mettre en œuvre pour retrouver le capital, le seul titre de la loi civile peut également être considéré comme suffisant dans la pratique, aussi bien par les fidèles que par leurs confesseurs à qui il n’est donc pas permis d’inquiéter les pénitents à ce sujet aussi longtemps que cette question demeure en jugement, et que le Saint-Siège ne l’a pas explicitement définie.[28]
4. La tolérance de cette pratique ne peut aucunement être étendue jusqu’à rendre honnête une usure, si minime soit-elle, s’agissant de pauvres, ou une usure immodérée et excédant les limites de l’équité naturelle.
5 Enfin, il n’est pas possible de déterminer de façon universelle quel montant de l’usure doit être considéré comme immodéré et excessif, et lequel doit être considéré comme juste et modéré, puisque cela doit être mesuré dans chaque cas particulier en considérant toutes les circonstances tenant aux lieux, aux personnes et au moment. »
Ainsi se termine le dernier document consacré par le Magistère à cette question. Elle a, nous l’avons vu, suscité de nombreuses prises de position. Elles ont été parfois provoquées par des problèmes très précis mais aussi par le scrupule de nombreux chrétiens soucieux à la fois d’aider les pauvres et de respecter l’autorité des Pères. Enfin, les interventions se multiplient à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, au moment où l’économie change.
L’Église estime sans doute que l’essentiel a été dit avec Vix pervenit car, désormais, nous ne trouverons plus que quelques réflexions ici ou là dans les textes officiels de l’Église.
Dans le Code de droit canon de 1917, on lit que « dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas de soi illicite de fixer par contrat un profit légal », pour autant, ben sûr, que ce soit au nom de titres extrinsèques[29]. Quant au Code de 1983, il estime que des administrations catholiques peuvent emprunter puisqu’il recommande: « Les administrateurs sont tenus de payer au temps prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et de veiller à rembourser à temps le capital. »[30]
On peut ajouter que Calvin ne faisait que légitimer pour sa part une pratique financière qui s’exerçait à Genève depuis 1387. En effet, à cette date, l’évêque du lieu avait accordé aux Genevois des « franchises ». Ils jouissaient du privilège unique en chrétienté de pratiquer le prêt à intérêt. (Cf. Les racines du capitalisme sur www.geneva-finance.ch).
Pour prévenir les dommages pour les âmes, certains confesseurs estiment pouvoir tenir une voie médiane entre les deux positions. Lorsque quelqu’un les consulte au sujet d’un gain de cette sorte, ils cherchent à l’en détourner. Si le pénitent persévère dans l’intention de prêter de l’argent à des gens d’affaires et objecte que la position qui est en faveur d’un tel prêt a de nombreux patronages, et que de surcroît elle n’a pas été condamnée par le Saint-Siège qui, pas une seule fois, n’a été consulté à ce sujet, dans ce cas les confesseurs demandent que le pénitent promette qu’il se soumettra avec une obéissance filiale au jugement du souverain pontife s’il se prononce, quel qu’il soit, et s’ils obtiennent cette promesse, ils ne refusent pas l’absolution, même lorsqu’ils considèrent la position opposée à un tel prêt comme plus probable.
Si le pénitent ne confesse rien au sujet d’un gain ayant son origine dans un tel prêt et semble être de bonne foi, ces confesseurs, même s’ils savent par ailleurs qu’un tel gain a été perçu et continue de l’être, lui donnent l’absolution sans l’avoir interrogé à ce sujet lorsqu’ils craignent que le pénitent, s’il était averti d’avoir à restituer ce gain ou d’y renoncer, refuserait de le faire. » A propos de ces agissements, l’évêque de Rennes pose deux questions : 1. L’évêque « peut-il approuver la façon de faire de ces derniers confesseurs ? » La réponse du pape est : « Ils ne doivent pas être inquiétés » ; 2. « Lorsque d’autres confesseurs, plus rigoureux, viennent à lui pour lui demander conseil, peut-il les exhorter à suivre la façon de faire des premiers jusqu’à ce que le Saint-Siège émette un jugement explicite en cette matière ? » La réponse de Pie VIII est : « Il est répondu sous 1 ». (Dz, pp. 630-631).