ix. Les Églises locales
Les Églises locales, elles aussi, se sont penchées sur les activités financières modernes.
En 1996, les évêques de Hongrie publie une longue lettre[1] où ils abordent notamment la vie économique de leur pays, après le communisme et dans le contexte mondial et européen. A la recherche d’une « économie de marché sociale », ils dénoncent l’endettement de l’État, le taux d’inflation, les intentions intéressées des investissements étrangers, les contradictions de la privatisation, le travail au noir et l’économie sauvage, le chômage, la dégradation de la nature, etc., et rappellent pour combattre « les effets néfastes du fonctionnement du marché », l’importance de la mission de l’État qui doit prendre les mesures adéquates.
En 1988, la Commission sociale de la Conférence épiscopale française publiait « Créer et partager » où on lisait ; « 24 heures sur 24 fonctionne désormais, à l’échelle de la planète, un marché monétaire et financier, à caractère largement spéculatif. Il contribue à augmenter, d’une façon que certains estiment excessive, le poids des aspects financiers des décisions par rapport à celui de leurs aspects économiques et humains ; beaucoup de pays maîtrisent ainsi de moins en moins leur destin. Les graves perturbations qui se sont produites sur les marchés boursiers (en 1987) ne font que renforcer cette analyse. Elles témoignent d’une instabilité et d’une fragilité du système qui suscitent des craintes graves quant à l’évolution à venir de l’activité économique mondiale et de l’emploi. » Cette remarque toutefois s’inscrivait dans une réflexion générale sur l’économie et la société pour répondre au défi du chômage. Sur la question financière, l’épiscopat français s’arrêtait à l’analyse citée qui résume parfaitement le problème.
En 1999, la proximité du jubilé fut l’occasion en maints endroits, de réclamer l’allègement du poids de la dette qui pèse sur les pauvres.[2]
En 2000, le Conseil National de la Solidarité et de la Commission sociale des évêques de France[3], à l’occasion du Jubilé, publie une déclaration sur l’argent. Les évêques insistent sur le partage : les impôts en sont une forme, les collectes de l’Église et des organisations humanitaires, une autre. Il serait évangélique, précisent-ils, que « la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme ». A propos des grands problèmes actuels, les évêques émettent des souhaits sans proposer de solutions concrètes : « Pour vivre pleinement le Jubilé, les catholiques peuvent-ils se désintéresser des campagnes pour « l’annulation de la dette », pour un commerce plus équitable et plus solidaire, pour une mondialisation plus sérieuse des flux financiers incontrôlés qui gravitent autour de notre planète ?
Dans les débats actuels concernant le pouvoir de l’argent, la bulle financière, la Bourse sur Internet, le choix des investissements, les chrétiens ne peuvent pas rester bras croisés ni être absents du débat, laissant à d’autres le soin de prendre des initiatives pour que les pauvres ne soient ni les victimes ni les otages d’un système sans alternative ! » Nous verrons effectivement plus loin, que l’initiative en la matière n’est pas souvent le fait des catholiques… Et pourtant, l’invitation à « mettre l’homme au cœur de l’économie de marché » se répète.[4]
Plus engagée, la même année, est la brochure « Malheur à nous qui jouons avec l’argent du monde » publiée par la Commission Justice et Paix de la communauté francophone de Belgique[5]. Après une analyse précise et concise des maux financiers que nous avons énumérés précédemment, la Commission propose une action à 4 niveaux : une action individuelle sur la consommation et l’épargne par le choix de produits « made in dignity », de banques et de placements alternatifs ; une action citoyenne au sein de la vie associative le « monde des ONG ») ; un langage clair et ferme pour l’éradication de toute misère et de toute exclusion ; un retour de la loi et donc du politique pour soumettre la recherche égoïste du profit. Sur ce plan, la Commission soutient le principe d’une taxation de certaines transactions financières internationales[6], la restauration d’un étalon commun pour stabiliser les parités financières, l’harmonisation des politiques et des législations fiscales.
Ce document avait été précédé, en 1981 par une réflexion œcuménique très engagée à laquelle cette Commission Justice et Paix avait participé avec l’Association Œcuménique pour Église et Société[7]. Le résultat fut la publication d’une brochure intitulée Pouvoir bancaire et Problèmes éthiques. Après avoir décrit l’évolution de la banque, son internationalisation qui la fait échapper à bien des contrôles et des réglementations , son pouvoir d’influence sur l’économie[8], sur notre comportement, les auteurs soulignent les inégalités qu’elle consolide et aggrave (« on ne prête qu’aux riches… »)[9] et se demandent finalement si le pouvoir bancaire, tel qu’il est, coopère « à la construction d’un monde plus intelligible, plus juste et plus solidaire ? »
Leur réponse est négative car, outre qu’il accentue les inégalités, le pouvoir de la banque est un « pouvoir occulté, opérant dans la discrétion et le secret », un « pouvoir réservé à une minorité non contrôlée démocratiquement » ( un petit nombre d’initiés, de spécialistes et d’informaticiens dont le travail échappe au commun des mortels), et un « pouvoir émietté favorisant la « spirale de l’irresponsabilité ». »[10]
Cette opacité et ce pouvoir sur les personnes et leurs activités[11], interpellent la conscience chrétienne qui a appris à travers la Bible l’interdépendance des riches et des pauvres, la faveur que le Seigneur accorde aux pauvres et le danger d’une richesse qui peut faire obstacle à la Parole de Dieu. La question dès lors se pose de savoir s’il est possible, au niveau du crédit, de l’investissement et des décisions de tenir compte des pauvres, de leur état et de leur avis.
Pour plus de clarté et de solidarité et sans nécessairement opter d’emblée pour la nationalisation ou la socialisation[12], les auteurs avancent huit propositions concrètes, plus ou moins radicales, plus ou moins réalisables, mais qui visent à plus de contrôle, plus de transparence, plus de solidarité et plus d’attention aux plus pauvres.[13]
Nous allons voir que c’est précisément dans ce sens que de nombreuses initiatives sont prises aujourd’hui en dehors de l’influence de l’Église, suscitées sans doute par les excès du système mais aussi par la volonté de certains d’être fidèle à leur manière à ce qui leur paraît comme une injonction divine..
1. « Favoriser tout effort visant à la démonétarisation ou non monétarisation des activités humaines, notamment par la création ou le maintien des économies parallèles » pour « développer des alternatives où les relations de production et de consommation ne s’appuient pas sur les rapports « marchands ». »
2. « Imposer aux banques un fonctionnement à rentabilité nulle » en sauvegardant la possibilité de « constituer toutes les provisions et les réserves nécessaires pour couvrir les risques inhérents à leur activité et alimenter convenablement leurs fonds propres ». Quant aux actions, elles « seraient transformées en une sorte d’actions privilégiées ou d’obligations ou bons de caisse. »
3. Affecter « des profits à un fonds spécial servant à subsidier certaines opérations de crédit ». Mais cette proposition paraît aux auteurs peu intéressante car elle s’inscrit encore dans une logique de profit qui « servirait même d’alibi, de bonne conscience, couvrant certains excès commis dans les opérations bancaires normales. »
4. Limiter progressivement le « secret bancaire dans la perspective d’une transparence bancaire aussi grande que possible ». Ce secret se cantonnant « à la non publication des données se rapportant aux personnes physiques ».
5. Etablir un « système de coefficients discriminatoires selon la catégorie des crédits », pour avantager « notamment les pauvres (ex.: prêts logement), les pays en voie de développement (prêts à bas taux d’intérêt), les régions en déclin ou les secteurs en restructuration ». A l’inverse, on pourrait prévoir des « coefficients pénalisateurs pour des opérations « déconseillées ». »
6. Relancer « des formules de coopération », telles qu’il en a existé en Allemagne (les Schulze-Detlitzsch et Raiffeisen du XIXe siècle ou les Creditgarantiegemeinschaften), en Angleterre (les Terminating Building Societies du XVIIIe siècle) , les coopératives de clients (à l’instar des Allemands) ou d’autres institutions alternatives comme la Société coopérative œcuménique de développement à Amersfoort aux Pays-Bas..
7. Créer un « ombudsman » ou un jury pour apprécier « la moralité de certaines opérations bancaires ». Le mot suédois « ombudsman » désigne un « médiateur », défenseur » ou « protecteur ».
8. Etendre le contrôle des banques. « Ceci impliquerait que les Commissions bancaires, chargées du contrôle des banques dans divers pays, soient toutes soustraites à l’influence parfois prépondérante du secteur bancaire lui-même, et soient directement intégrées à l’autorité publique compétente, et démocratiquement surveillée. »