ii. Les Pères de l’Église
Les Pères de l’Église vont clairement et radicalement condamner le prêt à intérêt assimilé à l’usure : « c’est bien l’intérêt qui est condamné, et pas seulement ses excès ».[1] Saint Ambroise, par exemple, définira ainsi l’usure : « Tout ce qui s’ajoute au capital, que ce soit de la nourriture, des vêtements ou toute autre chose de quelque nom que vous l’appeliez. »[2] Dans la langue classique, « usura » (de « utor ») a le sens d’ »usage » et, dans son sens juridique, il désigne le profit retiré de l’argent prêté.[3]
La radicalité du discours patristique s’explique sans doute par les abus des prêteurs qui cherchent à profiter des malheurs publics dûs à l’instabilité du Bas-Empire et aux famines mais aussi par la sévérité des moralistes païens[4]. Saint Basile dira que l’usurier étrangle le pauvre : « Quoi de plus inhumain que de se tailler des rentes dans les calamités du pauvre, et d’amasser de l’argent chez celui que le besoin contraint à solliciter un prêt »[5] ; saint Ambroise déclarera que prêter à intérêt, c’est tuer un homme[6] : « Il n’y a pas de différence entre le prêt à intérêt et des funérailles »[7]. Pour saint Grégoire de Nysse, l’usurier « blesse une seconde fois celui qui est déjà blessé »[8]. Saint Jean Chrysostome dira que « rien n’est plus honteux , ni plus cruel que l’usure »[9] et saint Augustin demandera : « Celui qui soustrait ou arrache quelque chose au riche, est-il plus cruel que celui qui tue le pauvre par l’usure ? »[10]. et, une fois encore, ne nous y trompons pas, usure et prêt à intérêt sont confondus : « Si vous prêtez à un homme avec stipulation d’intérêts, c’est-à-dire si vous attendez de lui, en échange de l’argent prêté, plus que vous n’avez avancé, que ce soit de l’argent, du blé, du vin, de l’huile ou autre chose, vous êtes un usurier et en cela vous êtes blâmable »[11].
Prêter à intérêt est un péché contre la charité[12] mais aussi contre la justice puisqu’il manifeste cupidité et avarice. Pour saint Léon, « C’est une avarice injuste et insolente que celle qui se flatte de rendre service au prochain alors qu’elle le trompe (…) et qui estime plus sûrs les biens présents que ceux de l’avenir (…). Il faut donc fuir l’iniquité de l’usure et éviter un gain fait au mépris de toute humanité. (…) Celui-là jouira du repos éternel qui entre autres règles d’une conduite pieuse n’aura pas prêté son argent à usure (…) ; tandis que celui qui s’enrichit au détriment d’autrui, mérite en retour la peine éternelle ».[13] Et de réclamer la sévérité des évêques contre les usuriers : « Nous ne devons pas davantage passer sous silence ces victimes de la cupidité d’un gain honteux, qui prêtent leur argent à usure avec l’intention de s’enrichir à l’aide de ces pratiques. Nous nous en affligeons non seulement à l’égard de ceux qui sont engagés dans la cléricature, mais encore à l’égard des laïcs qui se prétendent chrétiens. Il faut sévir activement contre ceux qui auront été repris, afin d’enlever tout prétexte au péché »[14].
Quant aux étrangers auxquels on pouvait, dans l’Ancien testament[15], prêter avec intérêt, saint Ambroise les considère comme des ennemis et écrit : « A celui auquel tu désires légitimement nuire, à celui contre lequel tu prends justement les armes, à celui-là tu peux à bon droit prendre des intérêts (…) sans que ce soit un crime de le tuer. Donc là où est le droit de la guerre, là est aussi le droit d’usure. (…) Ton frère est d’abord quiconque partage ta foi et ensuite quiconque est soumis au droit romain ».[16] Il est manifeste qu’une telle conception s’oppose à l’idéal chrétien de fraternité universelle !
Péché contre la charité, contre la justice, le prêt à intérêt a aussi contre lui la raison philosophique à travers, principalement, l’argumentation d’Aristote selon lequel il est antinaturel au plus haut point que l’argent « fasse des petits », s’engendrant lui-même: « L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale (production et richesse d’argent) et domestique (production des biens de subsistance), celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là méprisée non moins justement comme n’étant pas naturelle et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. (Le mot qui signifie en grec « intérêt »-tokos- vient d’un radical qui signifie engendrer-tekein). Les pères ici sont semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu de l’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est le plus contre nature »[17]. La condamnation paraît absolue[18], qu’il s’agisse de dépenses improductives, dépenses de consommation, ou de dépenses productives qui sont des dépenses commerciales.[19] Dans cet esprit, pour saint Basile, prêter à intérêt, c’est récolter où l’on n’a pas semé[20], seul le travail engendre la richesse et peut « faire des petits » : « Vous avez des mains, vous connaissez un métier : travaillez donc pour recevoir le prix de votre travail. Offrez vos services pour gagner un salaire. Que de manières, que d’occasions n’y a-t-il pas de gagner sa vie ! (…) Pour vivre, la fourmi n’implore ni n’emprunte ; les abeilles nous font même présent de la nourriture qu’elles ont en trop. Cependant la nature ne leur a donné ni mains, ni métier ; et vous qui êtes des hommes, des animaux industrieux, vous ne trouvez pas un seul emploi pour votre vie ». Comme quoi le prêt peut encourager aussi la paresse.
Comme les Prophètes, les Pères de l’Église sont soucieux de la défense des pauvres qui sont les premières victimes des catastrophes naturelles et des guerres. Gagner de l’argent en profitant de leur malheur est évidemment scandaleux. Dans d’autres circonstances, avec éventuellement d’autres acteurs, il n’est pas dit que le prêt à intérêt raisonnable aurait été aussi fortement dénoncé.
Notons que saint Ambroise semble faire une exception pour le prêt commercial. Dans une épître (Ad Anthemium subdiaconatum, in Livre IX, n° 38) : « il fait prier un créancier de se contenter d’une partie des intérêts promis (…) par le débiteur ruiné. Il allègue deux motifs à l’appui de sa requête : la double condition de chrétien et de noble créancier, puis l’assurance que Dieu lui rendra avec abondance ce qu’il aura remis au pauvre ». (SPICQ C., op. cit., p. 454).