vi. Pour compléter la conclusion…
Pour qu’une vie économique et sociale saine et pleinement respectueuse de tout l’homme dans tout homme, puisse s’épanouir, elle a besoin de certaines conditions juridiques et politiques que seul l’État peut garantir pour que se réalisent prioritairement, au profit d’un nombre toujours plus grand de personnes, les objectifs les plus importants du bien commun. Une bonne économie demande d’abord une bonne politique : « Divers pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C’est un processus que nous souhaitons voir s’étendre et se renforcer, parce que la « santé » d’une communauté politique - laquelle s’exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de « tout l’homme et tous les hommes » »[1]. Ce que Jean-Paul II dit des pays en voie de développement vaut aussi pour les pays développés où l’on oublie, la plupart du temps, que le bien commun n’étant pas d’abord un bien d’ordre matériel mais d’ordre spirituel.
Pour ne pas l’oublier et conserver le sens de la juste hiérarchie des valeurs sans laquelle il serait vain de parler de liberté, de justice et de solidarité, des conditions culturelles et morales sont aussi indispensables à l’établissement et à la pérennité d’une vie économique et sociale harmonieuse, comme à sa justification.
Les structures et les lois ne peuvent seules insuffler les vertus nécessaires à l’exercice de la solidarité dans la liberté : respect de l’autre, attention au plus pauvre, sens de l’égalité et de la responsabilité.[2]
Non seulement l’État n’est pas capable d’assurer ces conditions mais même s’il détenait ce pouvoir, il faudrait le lui enlever ou, du moins, ne pas lui en laisser le monopole. L’éducation n’est pas d’abord l’affaire de l’État et si elle le devenait, la tyrannie ne serait pas loin.[3]
On se souvient des analyses de Benjamin Barber et d’Hilary Clinton[4] qui, en fidèles disciples d’Alexis de Tocqueville[5], font remarquer que « l’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre. »[6] La tâche qui consiste à former des citoyens libres (par rapport à l’État), désintéressés (par rapport au marché), revient aux familles, aux écoles, aux églises, aux associations bénévoles, caritatives, indépendantes.
Joseph Stiglitz, de son côté, remarque que « si les réglementations et autres mesures de l’État visent à limiter l’ampleur des externalités négatives, la « bonne conduite » est assurée, pour l’essentiel, par les normes de comportement et par l’éthique - les idées sur ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». »[7] Sans étudier les moyens de redressement et en comptant surtout sur l’effet de balancier, il constate avec regret que « les normes et l’éthique ont changé ». Il insiste sur « l’importance de vertus traditionnelles comme la confiance et la loyauté dans le fonctionnement de notre système économique. » Vertus malheureusement éclipsées par l’exaltation de l’intérêt personnel.
L’Église, elle aussi, est bien consciente de l’importance de l’éthique et de l’éducation dans la perspective d’un développement authentique et souhaite « que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[8]. Mais elle va plus loin : « La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Cor 12, 26) ».[9]
L’évangélisation ne peut être sans effet sur la vie économique et sociale et l’on peut même dire que celle-ci n’atteint sa pleine qualité humaine que grâce à la Parole de Dieu. Comment justifier et promouvoir la justice sociale et la tempérance, par exemple, hors de la vision chrétienne ? Nous l’avons vu, s’il est possible intellectuellement de les accréditer et s’il l’on peut envisager de les vivre par discipline morale, le fondement premier et la force ultime ne se trouvent que dans la vision chrétienne. Rappelons-nous ce qu’écrivait Léon XIII : « ce qui fait une nation prospère, c’est la probité des mœurs, l’ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c’est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l’industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s’il en est que l’on ne peut développer sans augmenter d’autant le bien-être et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. »[10]
Reste encore un problème et non des moindres auquel l’État est confronté. Sans les forces éducatrices traditionnelles, il est incapable de garantir une vie économique et sociale pleinement humaine mais il se trouve aujourd’hui très souvent fort démuni, voire impuissant face à la mondialisation.
Comme le souligne pertinemment J. Stiglitz, « le problème c’est que la mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. »[11] Et nous ne pouvons que souscrire à cette confirmation catholique : « En quelques années, l’économie s’est mondialisée sous la poussée de l’idéologie néo-libérale qui envahit la terre et ne connaît d’autre valeur sacrée que la liberté du marché. Nous avons nous-mêmes pactisé avec cette idéologie individualiste en glorifiant une liberté humaine absolue, rebelle à toute norme morale.
Et voici que cette liberté sans vérité se retourne contre l’homme. Au moment même où celui-ci rejette l’autorité des valeurs morales, il devient le jouet de logiques technologiques et économiques incontrôlables.
Lorsque les économies étaient encore régionalisées, les États pouvaient corriger par une législation sociale adéquate les excès inhumains du pur libéralisme et mettre ainsi la force de la loi au service de ceux que la logique économique, laissée à elle-même, risque toujours d’oublier.
Aujourd’hui l’économie obéit à des stratégies mondiales dont les ficelles sont tirées par un petit nombre de décideurs sur lesquels les États n’ont que peu de prise.
L’économie est mondiale mais manque un syndicalisme international puissant, manque un pouvoir politique supranational efficace, manque la force universelle du droit en faveur des plus faibles.
C’est donc au cœur d’une véritable jungle économique que notre confort occidental se retourne contre nous, suscitant des délocalisations sauvages d’entreprises, qui ruinent l’emploi chez nous sans engendrer pour autant une véritable hausse du niveau de vie ailleurs. Les technologies s’emballent selon leur logique propre, si bien que l’emploi traditionnel régresse sans qu’on ait pensé avec imagination à la création de types d’emploi nouveaux.
L’homme, au beau milieu de l’affirmation de son autonomie absolue, tend ainsi à devenir un produit parmi d’autres, mesuré à l’aune de son utilité, de sa rentabilité et de sa solvabilité. C’est la prise de conscience diffuse de cette contradiction qui alimente la sourde inquiétude du lendemain qui monte actuellement en tant de cœurs.
Où allons-nous ? Qui le sait encore ? Même les nécessités économiques les plus immédiates et les plus évidentes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme des fatalités inhumaines. Les citoyens ont le sentiment d’être sacrifiés à des impératifs budgétaires abstraits, immolés sur l’autel de Maastricht, voués aux impératifs obscurs de la monnaie unique, etc..
Il s’agit certes, pour une part, de caricatures mais, derrière les simplifications abusives du ressentiment populaire, se cache une angoisse justifiée : quelle est encore la place de l’homme, où est la dignité inaliénable de la personne, dans cette énorme machinerie qui gouverne la planète ? »[12]
Face à « la perte progressive d’efficacité de l’État-nation »[13], « face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une efficace collaboration internationale entre les États… »[14].
Ce problème énorme et grave sera abordé plus tard mais il est clair que les autorités et organismes nationaux ne suffisent plus, qu’il faudra, de plus en plus, travailler au perfectionnement des institutions internationales existantes et à la création de quelques autres pour que nous puissions retrouver, au niveau mondial des organisations de travailleurs et de citoyens et une autorité qui prenne le relais des États déficients mais dans l’esprit qui doit animer leur fonctionnement.