Introduction
… ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain…
Faisons le point…
Quelques chrétiens engagés dans la vie économique estiment qu’il est de leur devoir de témoigner implicitement de leur foi. Ils le font par l’exercice scrupuleux de leur devoir d’état, en manifestant leur compétence professionnelle dans le respect des valeurs évangéliques : ils sont honnêtes dans toutes leurs démarches et ont le souci des pauvres. Parfois, suivant les circonstances, ils manifestent plus explicitement leur foi par l’exposition d’une image sainte ou par une parole.
Cette attitude qui n’est pas si fréquente chez les chrétiens, est éminemment louable mais insuffisante. Ainsi, comme nous l’avons vu, à l’image de Dieu, source de tout don, le chrétien est invité à partager avec les nécessiteux, mais la générosité dans ce qu’on appelait l’aumône n’épuise pas ses devoirs en matière économique et sociale car il s’agit d’être entièrement à l’image de Dieu, d’un Dieu de justice et d’un Dieu travailleur.
Puisque l’homme est un être social, le travail touché, lui aussi, selon la Genèse, par le péché, doit être, à son tour, racheté pour devenir un lieu de libération et de solidarité, le lieu d’une vraie socialisation : si l’homme est essentiellement corps et esprit, s’il est intégralement à l’image de Dieu et si après le péché il doit restaurer cette image et continuer la création, il doit faire pénétrer l’amour dans la chair et la matière. Tout le sens du travail s’en trouve transformé, sa pratique, ses conditions, sa finalité.
Par le travail, l’homme lutte contre ses pauvretés et contre les pauvretés des autres. cette lutte implique d’abord une conversion personnelle. C’est pourquoi l’Église a tant insisté sur la tempérance qui seule permet le don[1] et le souci de la justice sociale.
Nous savons tous, par expérience, comme le rappelle avec beaucoup de réalisme un théologien, que « l’accumulation de richesses est un effort qui doit arracher l’homme à l’angoisse de la mort, à la peur de l’instabilité, de l’insécurité et de la dépendance. C’est un effort qui est censé le protéger contre le risque. » Mais les richesses sont un danger : « La richesse est tentation d’un enracinement sur terre. » Cette réification est un obstacle à la vie spirituelle : pourquoi prier encore pour le pain quotidien quand les biens matériels ne manquent pas ? Pour quoi prier ? De plus, cette réification ou « chosification » rompt les liens de la communauté, avec Dieu et les hommes comme le suggère Jésus: « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des Cieux. Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »[2]
L’Évangile réoriente précisément le désir : « Le désir de posséder et d’accéder au prestige et au pouvoir, constituent les éléments fondamentaux de la personnalité humaine ». Il est normal que toute activité économique vise à accéder à la propriété, à la création et à l’appropriation de biens ; il est normal que cette activité prenne en compte des critères de rentabilité et de bénéfices, surtout dans un climat d compétition ; il est encore normal qu’elle vise le développement à condition toutefois que le développement en question soit intégral et solidaire, c’est-à-dire favorable à la plénitude de l’être (« avoir plus pour être plus »), pour contribuer à la prospérité de chaque être humain sur cette terre. »[3]
L’essentiel est évidemment exprimé dans la dernière partie de la phrase: « à condition que.. ; ». Le but de l’économie, dit-on[4], est de satisfaire les besoins de l’homme par la production et la répartition des biens. Mais de quels besoins s’agit-il ? Des besoins d’une personne dans toute sa richesse et sa complexité. C’est une personne libre et consciente qui constitue en définitive « la fin de l’économie » et qui en est « le plus important moteur »[5]. Tous les besoins ne sont donc pas équivalents et tous les moyens pour les satisfaire ne sont pas nécessairement conformes à la nature de l’homme. Il faut établir une hiérarchie des besoins par rapport à la personne[6] et aux circonstances et opérer un choix parmi les moyens de les assurer à tous les hommes[7]. Le moyen privilégié, parce qu’il est le plus structurant sur le plan personnel, est le travail.
Dans la construction d’une société solidaire et généreuse, il est capital que la bonté personnelle, oui, plus précisément, « l’effort pour discipliner ses besoins et pour satisfaire aux besoins disciplinés de tous »[8] soit relayé, soutenu, favorisé par l’organisation politique de la vie économique et sociale avec comme référence fondamentale incontournable la personne dans son intégralité : « ce n’est (…) pas seulement, disait Pie XII, un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail : c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société (…). »[9]
C’est un point sur lequel les Souverains Pontifes ont insisté et, en particulier, Jean-Paul II, notamment dans l’encyclique Centesimus annus : « Le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ».[10] « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services ».[11] Et quand on se penchera sur le développement des peuples, « on se rendra compte ainsi immédiatement que les questions auxquelles on a à faire face sont avant tout morales, et que ni l’analyse du problème du développement en tant que tel, ni les moyens pour surmonter les difficultés actuelles ne peuvent faire abstraction de cette dimension essentielle. »[12]
Et donc, non seulement les personnes sont invitées à retrouver le sens humain profond de toutes les activités économiques mais aussi à créer une nouvelle culture de service désintéressé sous le regard bienveillant et vigilant des pouvoirs publics gardiens du bien commun.
C’est ce qui ressort clairement de ces passages clés aux tendances modernes de la vie économique et sociale : « Dans les étapes antérieures du développement, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire. Il est clair qu’aujourd’hui, le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité: qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du lieu et de la vie en général. La demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime. Mais on ne peut que mettre l’accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers liés à cette étape de l’histoire. Dans la manière dont surgissent les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une conception plus ou moins juste de l’homme et de son véritable bien.
Dans le choix de la production et de la consommation, se manifeste une culture déterminée qui présente une conception d’ensemble de la vie. C’est là qu’apparaît le phénomène de la consommation. Quand on définit de nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu’on s’inspire d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. Au contraire, si l’on se réfère directement à ses instincts et si l’on fait abstraction d’une façon ou de l’autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé physique et spirituelle. […] La nécessité et l’urgence apparaissent donc d’un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l’éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d’un sens aigu des responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, sans compter l’intervention nécessaire des pouvoirs publics. […].[13]
Il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin. Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune. A ce propos, je ne puis m’en tenir à un rappel du devoir de charité, c’est-à-dire du devoir de donner de son « superflu » et aussi parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du pauvre. Je pense au fait que même le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel. »[14]
Tout ce qui précède justifie le rejet, par l’Église, de propositions qui, malgré leurs apparentes oppositions, ne respectent pas le vari sens de la liberté humaine soit en confiant à la collectivité le soin des choix soit en prétendant que c’est la « nature » qui doit les opérer.
…et poursuivons
Nourris de cette vision, nous pouvons examiner plus concrètement quelques problèmes cruciaux. Dans cet examen, nous le savons déjà, nous devrons, pour être cohérents, réaffirmer sans cesse la primauté de la personne et donc l’inévitable mesure morale de toutes les facettes de la vie économique.
Face à notre capital « terre », aux moyens de production, à l’entreprise, aux puissances et intérêts financiers, c’est le souci premier de l’homme qui doit guider nos choix et notre action, coûte que coûte. L’homme, dans chaque homme, et dans tous ses besoins primordiaux, est la fin de l’économie mais aussi l’acteur principal. C’est ce souci prioritaire qui nous pousse à souhaiter et faire advenir une société solidaire pour que tous les hommes ici et partout parviennent à maturité.
Devant cette tâche, l’État a un rôle important à tenir de même que les églises et les artisans de la culture.