e. Responsabilité des consommateurs
On a trop souvent oublié, dans la vie économique, un troisième acteur: le consommateur. Son rôle peut être très important aujourd’hui : « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. (…) Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer (…). »[1] Les consommateurs ont « la possibilité d’orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision - individuelle ou collective[2] - de préférer les produits de certaines entreprises à d’autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l’existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant. »[3]
Il reviendra à Jean-Paul de soutenir l’idée et de dénoncer « les excès de la société de consommation »[4] qui se sont manifestés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Mais Jean-Paul II reprendra et adaptera aux nouveautés du temps des principes simples mais fondamentaux que l’Église ne cesse de rappeler depuis Léon XIII dans sa morale sociale.
Le but de l’économie est de répondre à des besoins. L’homme, avons-nous dit, est né pauvre, démuni, il a besoin pour croître d’un certain nombre de biens divers. Mais comme sa vocation ultime est surnaturelle, les biens surnaturels doivent l’emporter et il doit user des choses du monde autant qu’elles lui sont nécessaires mais pas davantage suivant l’heureux principe et fondement de saint Ignace. L’économie, au service de l’homme et de son développement doit tenir compte de cette hiérarchie, de cette éthique qui doit guider chacun d’entre nous qu’il soit entrepreneur ou client.
Cette philosophie est bien présente dans Rerum novarum : « Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. »[5] « La vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude ».[6] C’est pourquoi la vie du travailleur-consommateur est présentée, par Léon XIII, sans opulence : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. »[7] On remarquera l’appel à la sagesse, à l’économie, et les adjectifs « petit » et « modeste ». Dans la poursuite des biens essentiels à la vie chrétienne, sobriété, tempérance, modération, détachement, etc., nous permettent de nous attacher à ce qui en vaut vraiment la peine et ne pas nous laisser détourner de notre véritable vocation.[8]
« La loi naturelle, dira Pie XI, c’est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources de la nature soient mises au service des besoins humains d’une manière parfaitement ordonnée (…) »[9] Quand il parle de rétablir l’ordre dans la vie économique, il vise « cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité créée, et n’apprécie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. » Le Créateur « a placé l’homme sur la terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités. Il n’est donc pas interdit à ceux qui produisent d’accroître honnêtement leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la société et l’enrichit profite, lui aussi, selon sa condition, de l’accroissement des biens communs, pourvu que, dans l’acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et que, dans l’usage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à ces règles de conduite, non seulement la production et l’acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd’hui souvent si désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de l’équité et d’une juste répartition ; à l’égoïsme sans frein, qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la modération chrétienne, qui ordonne à l’homme de chercher avant tout le règne de Dieu et de sa justice, dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît en vertu d’une promesse formelle de la libéralité divine. »[10]
Une des erreurs du libéralisme, du socialisme, de toutes les doctrines qui nient Dieu ou le relèguent au fond des consciences, est de ne retenir que les buts matériels : « La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. »[11]
Loin de ces égarements, dans une perspective chrétienne mais aussi de sagesse humaine, « …il importe à l’intérêt commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. »[12] Les biens produits « doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[13]
A de nombreuses reprises, Pie XII développera cette « philosophie » : la production doit répondre aux besoins de l’homme mais des besoins ordonnés. Si « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer », on doit, en même temps, dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses superflues et déraisonnables » parce qu’elles « contrastent durement avec la misère du plus grand nombre ». Il faut tendre « à une plus juste distribution de la richesse »[14], éviter la « consommation sans frein, cancer de l’économie sociale d’aujourd’hui », et faire « passer le nécessaire avant ce qui est seulement utile et agréable »[15]
De plus, « Celui qui veut porter secours aux besoins des individus et des peuples, ne peut attendre le salut d’un système impersonnel d’hommes et de choses, même fortement développé sous l’aspect technique. Tout plan ou programme doit s’inspirer du principe que l’homme comme sujet, gardien et promoteur des valeurs humaines est au-dessus des choses et au-dessus des applications du progrès technique et qu’il faut avant tout préserver d’une « dépersonnalisation » malsaines les formes fondamentales de l’ordre social (…) et les utiliser pour créer et développer les relations humaines. Quand les forces sociales seront ordonnées à ce but, non seulement elles s’acquitteront de leur fonction naturelle, mais elles apporteront une contribution importante au soulagement des nécessités présentes parce que la mission leur appartient de promouvoir la pleine solidarité réciproque des hommes et des peuples. » En effet, « la fin de l’économie publique », c’est d’« assurer la satisfaction permanente des besoins en biens et services matériels, ordonnés à leur tour à l’élévation du niveau moral, culturel et religieux. »[16]
Certains prétendent que « l’économie (…) a ses lois et (que) l’homme doit tenir compte uniquement de celles-ci dans l’exercice de ses activités économiques, sans d’autres limites que celles imposées par le calcul utilitaire. Mais si la construction fictive de l’homo oeconomicus peut être possible dans un domaine abstrait, elle ne l’est plus quand on descend sur le terrain pratique ; et les douloureuses expériences de ces dernières décades ont démontré avec éloquence combien il était dangereux, même dans le domaine économique, de subordonner l’honnête à l’utile, et combien il était illusoire de croire que la satisfaction des impératifs économiques suffit à apaiser et à remplacer les exigences de l’esprit, qui réclame sa supériorité sur la matière. (…)
Avant tout, il faut que l’économie soit organisée de manière à répondre toujours mieux à son but final, qui est de satisfaire les besoins de l’homme ; c’est-à-dire (…) « qu’elle doit mettre de manière stable à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles réclamées pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle »[17]. En effet, dans une société bien ordonnée doit se trouver, comme l’affirme justement le Docteur angélique[18], corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum virtutis. »[19]
L’idée des Souverains Pontifes n’est donc pas de prêcher en faveur d’une économie de disette confinée dans la satisfaction des besoins les plus élémentaires et les plus immédiats mais de préserver, dans toute expansion économique, les valeurs humaines les plus hautes.
Le concile Vatican II est bien conscient que « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine ».[20] Un peu plus loin, le texte présentera la production comme réponse aux « aspirations plus vastes du genre humain » : « Aujourd’hui plus que jamais, pour faire face à l’accroissement de la population et pour répondre aux aspirations plus vastes du genre humain, on s’efforce à bon droit d’élever le niveau de la production agricole et industrielle, ainsi que le volume des services offerts. C’est pourquoi il faut encourager le progrès technique, l’esprit d’innovation, la création et l’extension d’entreprises, l’adaptation des méthodes, les efforts soutenus de tous ceux qui participent à la production, en un mot tout ce qui peut contribuer à cet essor. »[21]
Les besoins changent et s’accroissent au fil de l’histoire humaine et Gaudium et spes semble même indiquer un saut qualitatif en ne parlant plus seulement de besoins mais d’aspirations. Serait-ce de simples synonymes, interchangeables ?
Paul VI définit ainsi les « aspirations des hommes » : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes, être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. »[22]
Commentant ce paragraphe, J.-Y Calvez fait remarquer que l’ »aspiration » dans le texte de Paul VI comporte d’abord des besoins élémentaires, puis des « requêtes qui ont trait à la dignité ». Pour lui, cette formulation indique « une continuité des uns aux autres »[23] et la nécessité de prêter attention à toutes les dimensions de la personne. C’est d’ailleurs, pour cette raison, que nous avons vu l’Église réclamer, après le juste salaire, la participation toujours plus large des travailleurs à la vie de l’entreprise. La production des biens ne se fait pas n’importe comment. Il ne suffit pas de satisfaire, même parfaitement, les besoins, encore faut-il que les moyens soient adaptés à la fin. Si la production est pour les hommes, elle se fait par les hommes[24] : le but de la vie économique « c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. (…) La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté. (…) La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant ou dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[25]
La vie économique est donc ordonnée aux besoins intégraux des hommes qu’elle sert ou qu’elle emploie respectueusement, comme elle est aussi, rappelons-le, ordonnée à la nature qu’elle utilise et transforme respectueusement. « Le but fondamental de la production n’est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit, ni la puissance ; c’est le service de l’homme : de l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse ; de tout homme (…), de tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[26].
Pie XII distinguait les besoins « élémentaires », « primordiaux », « réels »[27], « normaux » des « exigences excitées artificiellement »[28], « telles que le désir antichrétien et immodéré du plaisir ». Comme besoins à satisfaire « d’urgence », Pie XII citait: « les aliments, le vêtement, l’habitation, l’éducation des enfants, la saine restauration de l’âme et du corps. »[29] La liste n’est pas exhaustive car, à tel stade de la croissance humaine, tel besoin qui n’était pas primordial ou urgent peut le devenir. Comme l’écrit justement le P. Calvez, « dès que l’homme a échappé aux contraintes les plus immédiates, il est à même de mettre un certain ordre dans la satisfaction de ses besoins. »[30] Ils n’ont pas tous la même importance ni la même urgence pour tous à tout moment. Il n’empêche que certains besoins sont si élémentaires, primordiaux, réels, normaux, qu’on les a considéré comme des droits qui constituent « la règle suprême de la vie économique ».[31]
Un des grands dangers actuels, c’est l’« économisme »[32] que le Concile a analysé en constatant qu’à côté des progrès précieux de la vie économique et sociale, « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l’économique : presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »[33]
Jean-Paul II dénoncera à nouveau cet « économisme » dans Laborem exercens parce qu’il « comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée par rapport à la réalité matérielle. »[34]
Dans Centesimus annus[35], le saint Père reviendra sur les liens entre économisme et consommation. « Dans les étapes antérieures du développement, explique Jean-Paul II, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. Ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire ». A l’heure actuelle, « le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et de la vie en général ». En principe, cette « demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche en soi est légitime ». Mais ces besoins nouveaux et les méthodes nouvelles nécessaires pour les satisfaire doivent aussi s’inspirer « d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. » Autrement dit, « il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa propre fin.« Les pays riches ressentent « souvent une sorte d’égarement existentiel, une incapacité à vivre et à profiter justement du sens de la vie, même dans l’abondance des biens matériels, une aliénation et une perte de la propre humanité chez de nombreuses personnes, qui se sentent réduites au rôle d’engrenages dans le mécanisme de la production et de la consommation et ne trouvent pas le moyen d’affirmer leur propre dignité d’hommes, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. »[36]
Voilà le danger de « la société de consommation ». Danger manifeste dans la consommation de la drogue, de la pornographie[37] et, dit Jean-Paul II, « d’autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s’est produit. » Comment dès lors éviter les pièges de la consommation et les égarements de la production, comment éviter l’irruption d’un certain matérialisme dans la vie quotidienne ?
Le système économique n’est pas capable par lui-même de faire le tri entre les vrais besoins et les besoins aliénants : Il ne possède pas « dans on propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Les causes des dérèglements de la vie économique et sociale ne sont pas tant à chercher « dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services. »[38] Il est donc nécessaire et urgent, à la lumière d’une juste conception de l’homme, d’éduquer les consommateurs « à un usage responsable de leur pouvoir de choisir », de former, chez les producteurs et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, « un sens aigu de leurs responsabilités » et de prévoir l’intervention des pouvoirs publics[39]. « Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement[40] soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ». Un mode de vie, ne l’oublions pas, qui soit aussi mesuré par la nécessité de respecter le milieu naturel et le milieu humain: la ville, la famille, le mariage et la vie.[41]
Hélas, aujourd’hui, la publicité s’avère souvent l’adversaire le plus redoutable du mode de vie sage et chrétien. Elle est indispensable et présente bien des avantages sur le plan économique[42] mais elle est source aussi de nombreux préjudices.
Souvent, « ...la publicité est utilisée moins pour informer que pour persuader et pour motiver les gens - convaincre les personnes d’agir d’une certaine manière ; d’acheter certains produits ou de recourir à certains services, de patronner certaines institutions, et d’autres attitudes semblables. C’est en ce domaine que des abus spécifiques peuvent se vérifier. La pratique d’une publicité de choc centrée sur la « marque » commerciale soulève de nombreux problèmes. Souvent il n’y a que quelques différences négligeables entre des produits de genre similaire, vendus par des entreprises commerciales concurrentes. La publicité tente alors de pousser les personnes à se décider sur la base de motivations irrationnelles (« fidélité à un label » ou à une « griffe », prestige du statut social, mode, « sex appeal », etc.) au lieu de présenter les différences qui concernent le prix et la qualité des produits comme des bases de choix rationnel. La publicité peut aussi être, et elle l’est souvent, un instrument au service du « phénomène de la société de consommation » (…). Parfois les publicitaires affirment qu’un des devoirs de leur profession consiste en la « création » de besoins pour des produits et des services - c’est-à-dire de faire en sorte que les personnes ressentent et se laissent guider par un vif désir d’articles ou de services dont ils n’ont pas besoin » et qui peuvent entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie illégitimes et malsains à tous points de vue. « Il s’agit là d’un abus grave ainsi que d’un affront à la dignité humaine et au bien commun quand cela se produit dans des sociétés opulentes. Toutefois l’abus est encore plus grave si ces attitudes de consommation et ces options sont diffusées par les medias et par la publicité dans des pays en voie de développement où ils exacerbent les crises socio-économiques et portent atteinte aux pauvres. (…) De même, la tâche des pays qui tentent de mettre sur pied des économies de marché au service des besoins et des intérêts des personnes, après des décennies de systèmes centralisés sous un strict contrôle de l’État, est rendue plus ardue par la publicité qui favorise des attitudes de consommation et des choix qui offensent la dignité humaine et le bien commun. La problème est particulièrement aigu lorsque, comme cela arrive souvent, la dignité et le bien-être des membres les plus pauvres et les plus faibles de la société sont en jeu. » En conclusion, l’Église invite « les professionnels de la publicité, ainsi que tous ceux qui sont engagés dans le processus de commissionnement et de diffusion publicitaires, à en éliminer tous les aspects socialement nuisibles et à adopter des règles éthiques fermes en ce qui concerne la véracité, la dignité humaine et les responsabilités sociales. »[43]
La réforme économique et sociale esquissée dans ses principes réclame l’engagement de tous les acteurs, entrepreneurs, travailleurs, consommateurs et que l’État, nous allons le voir dans le volume suivant, retrouve sa véritable vocation et exerce sans compromissions ses responsabilités. Mais, une fois de plus, cet engagement ne peut naître que d’une conversion personnelle de chacun. On n’est pas spontanément solidaire et tempérant et même si, on a pu constater que la raison et même parfois l’intérêt pouvaient conduire à des réformes intéressantes, la construction d’un nouvel ordre économique et social réclame que la conscience s’ouvre à un appel plus profond. Pour éviter l’anarchie ou la contrainte et que l’acte économique devienne à son tour témoignage ou du moins qu’il permette à chacun de croître et de s’épanouir à l’image de Dieu.
Il y est même obligé. C’est en effet le propre du besoin de l’homme de n’être pas limité, comme l’est l’appétit instinctif de l’animal. Le besoin de l’homme est universel et s’adresse en un certain sens à la totalité de la nature. L’homme doit donc ordonner ses besoins. »
Pour ce qui est des autres consommations aliénantes, Clouscard cite le rock, la mode vestimentaire, la moto, la chaîne hi-fi, la guitare électrique, le nikon, et ces lieux de consommation aliénante que sont la « boîte », la bande, le club de vacances ; Baudrillard dénonce le pop, le fun-system, le pop, la mode « néo », le computer, le gadget, le kitsch, l’obsession de la forme, de la minceur, le culte médical, la publicité, etc.. On pourrait, hélas, aujourd’hui, encore allonger la liste et évoquer, par exemple, les jeux video.