h. Jean-Paul II
Aucune surprise dans les encycliques sociales de Jean-Paul II qui, dès Laborem exercens[1], confirme la doctrine de ses prédécesseurs sur la propriété privée:
\1. « Le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ce droit n’est donc pas « un droit absolu et intangible ».
\2. « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail »[2]. Les moyens de production ne font pas exception : « ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent non plus être possédés pour posséder ». Ce « capital », propriété privée, publique ou collective, est légitime s’il sert au travail et s’il rend « possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun ».
C’est en fonction de ce « premier principe »[3] qu’« on ne peut pas exclure non plus la socialisation[4], sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».
Cette doctrine « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme » mais aussi « du capitalisme, pratiqué par le libéralisme ». Elle rend « inacceptable la position du capitalisme « rigide », qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un « dogme » intangible de la vie économique ». Le capital -l’ensemble des moyens de production- est le fruit du travail manuel et intellectuel passé et présent « effectué avec l’aide de cet ensemble de moyens de production ».
Cette ‘compénétration réciproque », ce « lien indissoluble » entre le travail et le capital[5] doit guider la réforme du capitalisme « rigide ». Cette réforme est tronquée si on sépare ou oppose les deux termes, notamment, si, d’une part, on ne reconnaît pas « la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production », c’est-à-dire, « la priorité du travail sur le capital »[6], ni si, d’autre part, on élimine la propriété privée des moyens de production. Cette élimination ne garantit pas la « socialisation » de la propriété privée. Il n’y a socialisation « que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. » Or que se passe-t-il lorsqu’on retire les moyens de production -le capital- des mains des propriétaires privés ? « Ils cessent d’être la propriété d’un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l’administration et le contrôle direct d’un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu’elles exercent dans la société, disposent d’eux à l’échelle de l’économie nationale tout entière, ou à celle de l’économie locale.
Ce groupe dirigeant et responsable peut s’acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s’en acquitter mal, et revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l’administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s’arrêtant même pas devant l’offense faite aux droits fondamentaux de l’homme. »
Léon XIII disait : pas de travail sans capital, pas de capital sans travail, le travail étant toujours prioritaire.
Quelle solutions[7] proposer alors pour associer le travail au capital ? « La copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » pour « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »
Comment, en définitive, juger le système appelé « capitalisme » ? « La réponse, écrit Jean-Paul II, est évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[8]
Il faut être très attentif à cette distinction pour ne pas reproduire les erreurs passées surtout dans le contexte de la chute du communisme qui pourrait nous laisser croire que le capitalisme est, de toute façon, la seule issue. « On sait que le capitalisme a sa signification historique bien définie en tant que système, et système économico-social qui s’oppose au socialisme ou communisme. Mais si l’on prend en compte l’analyse de la réalité fondamentale de tout le processus économique, et, avant tout, des structures de production - ce qu’est, justement le travail - il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par là même comme véritable but de tout le processus de production ».[9]
A la fin de ce parcours à travers l’enseignement de l’Église, on voit qu’à partir de Pie XII[10], l’insistance sur la destination universelle des biens se fait de plus en plus pressante[11]. Cela n’enlève rien à la légitimité de la propriété privée - « droit fondamental pour l’autonomie et le développement de la personne »[12] et moyen de contribuer à la répartition des biens. Sans elle, la communauté des biens resterait une utopie. Mais l’accent est mis, comme chez les Pères, sur l’accès de tous à la propriété privée au nom de la solidarité (tous) et de la subsidiarité (privée)[13]. d’où l’importance du salaire mais aussi des législations sur l’impôt et l’héritage pour assurer un meilleur accès aux biens. Cette vision s’oppose à l’ultra-libéralisme comme à la centralisation étatique qui trouvent tous deux leur origine dans la pensée de Hobbes lorsqu’il écrit : « …la propriété qu’a un sujet touchant ses terres consiste dans le droit d’interdire leur usage à tout autre sujet ; mais non dans le droit de l’interdire au souverain, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un monarque ».[14]
Nous avons vu aussi que, dans toutes les situations, la préoccupation première de l’Église est la défense de la dignité de la personne humaine et des conditions de son développement intégral puisque seul l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Par là, il l’emporte toujours sur les objets quels qu’ils soient et il l’emporte, pourrait-on dire, toujours plus, par son travail et par ses connaissances. Pour reprendre une expression de Teilhard de Chardin, on pourrait dire qu’on assiste de plus en plus à « la socialisation humaine »[15] du monde. En effet, s’il « fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité », « en notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[16] C’est pourquoi, « à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles. »[17]
Dès lors, l’opposition propriété privée-propriété collective perd de son acuité dans la mesure où l’important est le développement de la personne plus que la forme de l’institution. Non seulement, la propriété privée peut être un obstacle à la promotion humaine et sociale[18] alors que certaines formes de propriété collective peuvent la favoriser - le P. Calvez parle, à cet égard, de « socialisation participative »[19], mais encore, celui qui sait peut plus que celui qui a, de sorte que « avec la terre, la principale richesse de l’homme, c’est l’homme lui-même. »[20]
Par ailleurs, et nous étudierons évidemment cette très grave question, les déséquilibres économiques et sociaux du monde remettent en question les acquis des pays riches. Il faudra revoir la répartition des biens matériels et immatériels à l’échelle de la planète. Comme les riches propriétaires, au XIXe siècle, ont été invités, chez nous, à pratiquer la justice sociale et le partage, les pays développés aujourd’hui sont sommés, de même, de remettre en question les droits qu’ils croient acquis sur les biens qu’ils possèdent ou gèrent. A ce point de vue, la mondialisation, nous le verrons, peut offrir une chance d’heureuse redistribution.
d’une part, l’idéologie libérale, au nom du capital, réclame le droit exclusif à la propriété privée des moyens de production. En face, l’idéologie marxiste, au nom du travail, utilise la lutte des classes comme moyen unique de rétablir la justice par la collectivisation, c’est-à-dire l’élimination de la propriété privée des moyens de production. Par diverses influences, y compris la pression révolutionnaire, elle tend au monopole du pouvoir dans chaque société et finalement à l’instauration du système communiste dans le monde entier.
Si les uns ont opposé le capital au travail et les autres le travail au capital, c’est en fonction d’une erreur que l’on peut appeler l’« économisme », où l’on considère le travail exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. Cet économisme est pratiquement un matérialisme puisqu’il accorde la primauté au matériel sur le spirituel et le personnel.
L’erreur fut commise à une époque où des moyens nouveaux laissaient entrevoir la possibilité d’accroître considérablement les richesses matérielles. Cette manière d’agir a précédé et sans doute influencé, dès le XVIIIe siècle, la constitution des théories économiques et de cette philosophie matérialiste qui, en se développant, a donné naissance au matérialisme dialectique.
On est ainsi passé d’une conception où la réalité spirituelle est réduite à un phénomène superflu à un système où l’homme n’est plus en quelque sorte que la résultante des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque déterminée. (Cf. LE 13).
Le P. Chenu fait la même analyse. Parlant De Léon XIII, il écrit : « Ce qui pèse sans doute sur le vocabulaire du pape, c’est la revendication du droit de propriété privée. Léon XIII avait jadis achoppé là-dessus, et tout thomiste qu’il fût, il avait édulcoré la position de saint Thomas et des maîtres du Moyen Age, qui n’inscrivaient les appropriations qu’à l’intérieur et sous la règle première de la distribution universelle des biens produits ; il avait fait de la propriété privée une clef de voûte de la « doctrine sociale » de l’Église. Jean-Paul II, sans le dire, rétablit la vérité et la position de saint Thomas (LE, 14) au terme de quoi il conforte le personnalisme chrétien ». (in Le travail humain, op. cit., p. VIII).