a. Saint Thomas
Saint Thomas recueille l’héritage des Pères et notamment les condamnations des riches par saint Basile et saint Ambroise mais aussi la condamnation des « apostoliques » par saint Augustin. Il va, comme d’habitude, avec l’aide d’Aristote fonder et articuler philosophiquement ces diverses prises de position qui ne s’opposent qu’en apparence.[1] « Les choses extérieures, explique saint Thomas[2], peuvent être envisagées sous un double aspect. d’abord quant à leur nature[3], qui n’est pas soumise au pouvoir (potestas : capacité et puissance d’agir, maîtrise, autorité) de l’homme mais de Dieu seul, aux ordres de qui toutes choses obéissent ; puis quant à leur usage ; sous ce rapport l’homme a un domaine (dominium : propriété, droit de propriété) naturel sur ces choses, car par la raison et la volonté il peut se servir de ces biens extérieurs en vue de son utilité, comme étant faites pour lui. » Et donc, si, d’une part, le riche est blâmé dans l’Évangile, c’est parce qu’il se considère comme « le premier possesseur » des biens et qu’il oublie qu’il les a reçus de Dieu qui est leur « principe », qui a la maîtrise (dominium) sur leur nature. d’autre part, c’est Dieu qui a créé « les êtres imparfaits » pour « les plus parfaits »[4]et a « destiné certaines choses au soutien de la vie corporelle de l’homme ». On peut en conclure que l’homme a »de ce chef la possession (dominium) naturelle de ces choses, en ce sens qu’il a le pouvoir (potestas) d’en faire usage. »[5]
La possession des biens naturels - »quant à leur usage »- est donc naturelle à l’homme mais un homme, un individu particulier, peut-il pour autant « posséder quelque chose en propre » ?[6] Cette possession semble contraire au droit naturel selon ce décret de Gratien : « Jure naturae sunt oimnia communia omnibus »[7]
Saint Thomas va distinguer, au niveau des individus, le droit de gérer les biens et d’en « disposer » : « potestas procurandi, et dispensandi » (procurare : avoir soin de, cultiver, administrer ; dispensare : partager, distribuer, répartir, administrer), et le droit d’en user, d’en jouir, comme le précise un traducteur[8]:
« Deux choses conviennent à l’homme à l’endroit des biens extérieurs. d’abord, le pouvoir de les gérer et d’en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° Chacun donne des soins plus attentifs à la gestion de ce qui lui appartient en propre, qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; en ce cas, en effet, chacun évite l’effort et laisse aux autres le soin de pourvoir à l’œuvre commune ; c’est ce qui arrive là où il y a un grand nombre de serviteurs. 2° Il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; l’on constate, en effet, de fréquentes querelles entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l’indivis »[9] .
Ce qui convient encore à l’homme vis-à-vis des biens extérieurs c’est d’en jouir. Mais sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il à Timothée : « Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent d’être prompts à donner[10], de faire part de leurs biens[11] »_ ( 1 Tm 17, 18) ».[12]
Cette idée bien affirmée chez les Pères de l’Église est aussi une exigence aristotélicienne : « Il appartient aux classes favorisées de la fortune, écrit le philosophe, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse »[13]. Cette sagesse aurait épargné, au XIIIe siècle comme de nos jours, bien des haines, révoltes et des révolutions suscitées par la tyrannie, le gaspillage, l’arbitraire, le luxe et l’étalage des richesses des nantis !
Pour revenir au problème posé au départ (l’appropriation est-elle contraire au droit naturel ?), saint Thomas répond : « La communauté des biens est dite de droit naturel, non que le droit naturel prescrive que tout soit possédé en commun et que rien ne puisse être approprié, mais en ce sens que la division des possessions est étrangère aux prescriptions du droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relève par là du droit positif (…). Ainsi la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[14]. Il revient à l’homme de gérer les biens reçus en être raisonnable et libre ; en tant qu’image de Dieu, de les gérer comme Dieu les gère : au bénéfice de tous, en partageant. Et donc, « …le riche n’est pas injuste lorsque s’emparant le premier de la possession d’une chose qui originairement était à tous, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu’en refusant mal à propos[15] à autrui d’en jouir ».[16]
Cette injustice objective amène saint Thomas à affirmer qu’en cas d’extrême nécessité, il est permis de prendre le bien d’autrui : « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation -œuvre du droit humain- ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…)[17]. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative d’un chacun qu’est laissé le soin de distribuer ses propres biens, de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec tout ce qui se présente -par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver-, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, ouvertement ou en secret, peu importe. Il n’y a là à proprement parler ni vol ni rapine. »[18]
Est-ce à dire, par ailleurs, que la justice reste une affaire privée, laissée à la conscience du propriétaire ou de l’indigent ? Nous savons que la justice sociale a pour finalité de veiller à ce que le droit naturel soit respecté c’est-à-dire que les biens possédés en surabondance servent à l’alimentation des pauvres. Si la volonté des particuliers doit être sollicitée et c’est un des rôles de la religion, la loi doit aussi aider à la répartition des biens. Saint Thomas, tout en s’appuyant sur la sagesse antique va , à ce point de vue, rendre un hommage particulier à la loi du peuple d’Israël : « Saint Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : « C’est la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts ». Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l’autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et comme nulle volonté ne peut s’exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l’autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple, vendre, faire donation, etc.. « Saint Thomas remarque que « ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. » Après avoir évoqué l’établissement des juges et de la procédure, il en vient au problème des biens et rappelle que « l’idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l’usage en soit particulièrement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. » Et il constate que la loi ancienne a répondu à cet idéal en appliquant trois principes:
« En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53s) : « J’ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote l’inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n’étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c’était la dévolution de l’héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).
En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l’usage commun. Et tout d’abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : « Si tu vois s’égarer le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne t’en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d’autres exemples. Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d’un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restant (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).
En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve viendront s’en nourrir et s’en rassasier » ; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d’une vente, d’une location, d’un prêt ou d’un dépôt ; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. d’où il ressort clairement, conclut saint Thomas, que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple. »[19]
Cette loi ancienne à laquelle saint Thomas rend hommage, malgré qu’elle se perde et se sclérose en maints détails, n’a pas été, pour l’essentiel, abolie par la loi nouvelle : les œuvres de charité, « dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l’ancienne en fait d’œuvres extérieures ».[20]
Malgré que saint Thomas s’adresse à une société économique très différente de la nôtre[21], certains principes peuvent être retenus et seront repris par les pontifes modernes dans l’élaboration de la doctrine sociale. Résumons-les.
Tous les hommes ont droit à l’existence et donc aux ressources nécessaires pour vivre d’une manière pleinement humaine, matériellement et spirituellement. La vie matérielle étant ordonnée à la vie spirituelle : intellectuelle, morale, religieuse.
Toute ressource matérielle est bonne dans la mesure où elle permet aux hommes d’atteindre leurs fins dans l’ordre sans priver d’autres hommes de ces moyens indispensables à la poursuite de leurs fins naturelles.
De droit naturel, tout doit être commun, accessible à tous, mais l’appropriation est nécessaire. Relevant du droit positif, elle est conforme au droit naturel pour autant que l’usage reste commun. A la droit naturel suite de saint Thomas, on dira que le principe de la destination universelle des biens est de « droit naturel absolu » ou « primaire » et que le droit à la propriété privée est de « droit naturel relatif » ou « secondaire ».[22]
d’une part, n’oublions pas ce que saint Thomas disait : « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[23]. L’institution de la propriété privée est reconnue bonne par la raison n’est donc pas devenue bonne par pure convention ou par l’effet strict d’un droit positif même si elle est aussi le fruit de conventions et d’un droit positif. Saint Thomas explique : « le droit (…) naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi (…) ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, ; mais relativement à ses conséquences (…) ». Pour la première manière, Thomas prend l’exemple de l’homme qui « s’adapte » à une femme pour avoir des enfants et pour, la seconde manière, l’exemple de la propriété privée. Et il ajoute : « ce que la raison dicte à l’homme lui est naturel au titre d’être raisonnable ».[24]
d’autre part, l’usage d’un bien propre devient commun par « la providence d’un bon législateur » : « C’est l’idée de propriété, pénétrée de l’idée de société, comportant un service social. Il est normal que l’accomplissement de ce devoir social ne soit pas entièrement laissé à la seule bonne volonté des possédants. Il n’est pas davantage admissible que tous les besogneux soient autorisés à se servir, au gré de leurs besoins ou de leurs caprices, sur les biens des riches, ce serait la ruine de la propriété.
Ce sont deux excès à éviter. Le mieux sera que le service social de la propriété se trouve obtenu par le jeu souple et convergent des institutions et des mœurs, par les vertus des citoyens et les lois. Tout cela faisant que, dans un état bien organisé, toutes les forces sont utilisées dans le sens du véritable intérêt humain de la communauté ». Et C. Spicq ajoute à ce commentaire : « Toutes les formes de possession devraient être pénétrées de cette finalité. »[25]
Nous allons retrouver dans l’enseignement des papes, l’écho de toutes ces nuances.
Remarquons que Dieu seul a un dominium absolu, radical, qui s’étend à l’essence même des choses. Le dominium des créatures est toujours relatif, comme leur puissance même. Dire que la fin de la possession humaine est l’usus, c’est ranger cette possession dans l’ »utile », « omnia quae possidentur sub ratione utilis cadunt » IIa IIae, qu. 62, art. 5, sol. 1. On ne possède donc pas les richesses pour les posséder, pour les accumuler. Dieu seul a le droit à ce luxe, car seul il est le maître des natures, d’une façon stable. L’homme n’est maître que de leur usage ; il ne possède pas la chose, il a seulement le droit de s’en servir. On retrouve le mot d’Aristote : « Etre riche consiste plutôt à user qu’à posséder ; en effet, la richesse est l’exercice et l’usage de tels biens » (Rhétorique I, V, 1361a). » (In Somme théologique, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1947, p. 164).