⁢g. Et la science ?

Cette science invoquée si souvent et parfois abusivement par l’écologie militante, ne peut-elle rien apporter au débat sur la place de l’homme dans l’univers ?⁠[1]

Les scientifiques modernes ont été profondément marqués par l’œuvre de Charles Darwin⁠[2] et, en particulier, par son livre De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). Or, le P. Arnould a bien raison d’attirer notre attention sur le fait que « le sacrilège de Darwin ne consiste pas uniquement ni même avant tout à affirmer que « l’homme descend du singe » (c’est du moins ce que ses contemporains avaient compris), autrement dit à ramener l’humanité au rang d’une espèce biologique parmi les autres. Pas plus d’ailleurs qu’à mettre en doute l’inerrance des textes de la Genèse. La « faute » de Darwin est de nier l’existence d’une finalité stricte au sein de la nature, de laisser celle-ci à la merci de la « conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses à l’individu dans les conditions d’existence où il se trouve placé » (L’origine des espèces). Autrement dit, les processus de variation, de sélection et d’amplification, tels que Darwin et ses successeurs les décrivent et en font la théorie, ne correspondent à rien qui puisse rappeler, évoquer ou illustrer l’accomplissement d’un plan issu d’une Intelligence suprême et créatrice. Ce qui conduit Jacques Monod à écrire, au terme de son livre Le hasard et la nécessité : « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres »[3]. »Et le P. Arnould de constater : « L’ancienne alliance est effectivement rompue : celle de l’harmonie entre la foi en un Dieu créateur et ordonnateur de toutes choses et l’aimable contemplation du cosmos (…) ».⁠[4]

Jusque là, en effet, et même dans le transformisme de Lamarck⁠[5], avait dominé une vision finaliste⁠[6]. La conception de Lamarck « était celle d’un ordre de la nature, « soumis » à une tendance à la complexification et à une transformation progressive des espèces ». Elle a influencé Teilhard de Chardin qui affirmera une « orthogenèse », une évolution dirigée vers le « Point Oméga. » qui se confond avec le triomphe final du Christ.

Le darwinisme a interpellé les théologiens, évidemment, et il a eu le mérite de les inviter à ne plus lire littéralement le livre de la Genèse comme s’il n’était que l’histoire d’un commencement et une chronologie⁠[7].

Les théologiens se sont rappelé que la création, dans la foi, était une création continuée, « que Dieu est créateur, qu’il agit au sein du monde et sur le monde lui-même » et que le récit de l’origine, sans refuser « l’idée d’un commencement, d’un point de départ historique, (…) donne une place éminente au principe fondateur de l’être, à la cause d’un phénomène donné ». Dieu n’est pas celui qui donne une chiquenaude initiale, conception que Pascal reprochait à Descartes⁠[8], mais qu’il « est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité, ici, maintenant et pour toujours. »Le croyant doit « confesser la relation de génération et d’origine (selon les deux sens d’originel et d’original) qui existe entre Dieu et ses créatures, une relation qui a effectivité hic et nunc, ici et maintenant, et qui donne sens aux créatures, même si ce n’est que « leur » sens « et guère au-delà. (…) La personne humaine (et, avec elle, toutes les créatures) est « contemporaine de l’origine ». (…) En d’autres termes, parler de la création, c’est d’abord parler d’un événement, celui d’être une créature hic et nunc »[9].

L’enseignement de l’Église est on ne peut plus clair, aujourd’hui, en la matière : « Dieu est infiniment plus grand que toutes ses œuvres : « Sa majesté est plus haute que les cieux » (Ps 8,2), « à sa grandeur point de mesure » (Ps 145, 3). Mais parce qu’Il est le Créateur souverain et libre, cause première de tout ce qui existe, Il est présent au plus intime de ses créatures : « En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Selon les paroles de S. Augustin, Il est « plus haut que le plus haut de moi, plus intime que le plus intime » (Conf. 3, 6, 11).

Avec la création, Dieu n’abandonne pas sa créature à elle-même. Il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister. Il la maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Reconnaître cette dépendance complète par rapport au Créateur est une source de sagesse et de liberté, de joie et de confiance (…)⁠[10].

La création a sa bonté et sa perfection propres, mais n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement ( »in statu viae ») vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée. (…)

La sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. »[11]

C’est la foi, interpellée par la science qui peut répéter cela. Mais la science elle-même n’a-t-elle rien à dire ? La question continue à se poser.

Le darwinisme et les conclusions qu’on a voulu en tirer sur le plan anthropologique et même politique⁠[12] ont suscité la réaction d’un certain nombre de biologistes qui, en vertu de leurs recherches, ont opposé trois affirmations essentielles : la sélection naturelle n’est pas le moteur de l’évolution, l’homme n’évolue pas de la même manière que les autres vivants et il n’est pas un « animal » comme un autre.

Ainsi, P.-P. Grassé⁠[13] n’hésite pas à écrire que « la sélection naturelle omnipotente et omniprésente, antihasard guidant l’évolution dans la voie du bien, est une vision mystique du biocosme. » En fait, alors que les preuves de l’évolution s’accumulent, c’est « l’incertitude qui règne quant à la connaissance du mécanisme évolutif ». Pour le biologiste français, Darwin a fabriqué « une évolution à sa mesure, qui ne ressemble pas à l’évolution réelle révélée par la paléontologie (aux arguments irrécusables), l’anatomie comparée, l’embryologie ». Darwin semblait d’ailleurs lui-même connaître la faiblesse de sa doctrine en avouant : « L’omission la plus importante dans mon livre a été de ne pas expliquer comment il se fait, selon moi, que toutes les formes ne progressent pas nécessairement, et qu’il puisse exister encore des organismes très simples ».⁠[14]

En ce qui concerne l’homme⁠[15], si « la thèse génique du comportement[16] vaut pour les Insectes solitaires ou sociaux, elle ne s’applique pas aux comportements humains. » L’homme est un être libre : « avec l’Homme, nous ne cherchons pas l’agent transcendant et finalisateur, car c’est lui qui est les deux à la fois. Il le doit à son intelligence et à sa conscience de soi ; l’animal les possède bien mais à l’état d’ébauches, voire de traces. »

« Par l’acquisition de la moralité et de la liberté, qui sont son strict apanage, l’Homme est tout à fait irréductible à l’animal. »[17]

En conclusion⁠[18], l’auteur propose ce survol de l’aventure humaine pour confirmer la radicale originalité humaine: « L’Homme au début de son histoire a subi passivement, comme l’animal, la loi de l’évolution, mais après avoir jeté par-dessus bord ses automatismes sclérosants et perfectionné son cerveau, il a bénéficié des premières traditions et a activement participé à sa propre évolution. Il est le seul être vivant à avoir été en toute certitude, partiellement son propre artisan.

Aujourd’hui, plus que jamais, il demeure le maître de son évolution qui ne se poursuit plus sur le physique, mais continue au sein du social et sera ce qu’il voudra qu’elle soit. Ainsi, la prodigieuse fresque évolutive s’étend vers un devenir sans borne dans la société humaine, vers une compréhension accrue du Cosmos et de nous-mêmes. Par nous, l’histoire de la vie se renouvelle et se poursuivra tant que le Soleil illuminera notre Terre.

Une nouvelle sorte d’évolution est apparue sur la Planète : l’Homme, ange conquérant et non ange déchu, se détermine lui-même sans participer au mouvement évolutif structural de la biosphère et, isolé, se tient hors de l’animalité. (…)

L’Homme se soustrait aux actions du milieu qui lui sont défavorables et crée le microclimat qui lui convient et de la sorte échappe à la sélection naturelle, si tant est que celle-ci ait eu une quelconque influence sur son évolution. d’ailleurs, par le libre choix de ses unions sexuelles, il s’oppose à toute éventuelle et hypothétique action sélective.

L’évolution sociale de l’humanité actuelle ou plus précisément de ce que l’on peut assimiler à son aile marchante, le monde occidental, celui de la Science et de la culture d’un haut niveau, dépend de facteurs si nombreux qu’il est difficile d’apprécier l’importance relative d’un rôle tenu par chacun d’eux. »

Pour Grassé, les facteurs qui influencent l’Homme se classent, par ordre d’importance décroissante, comme suit:

« 1° facteurs scientifiques ;

2° facteurs moraux et religieux ;

3° facteurs sociaux et politiques ;

4° facteurs écologiques ».⁠[19]

On peut certes discuter de l’ordre choisi mais il est intéressant de noter que les facteurs écologiques apparaissent comme les moins importants aux yeux de cet homme de science⁠[20].

Ajoutons encore qu’en évoquant la transcendance de l’Homme, Grassé note un fait très intéressant qui va nous permettre d’introduire, dans ce débat sur la place de l’homme dans l’univers, un autre éclairage scientifique mais cette fois emprunté à la physique et plus exactement à la cosmologie.

« Nous nous garderons bien, écrit-il, d’assigner une finalité précise à l’Homme dans le Cosmos, car nos connaissances sont trop chétives pour que rien dans ce domaine métaphysique puisse être affirmé. Pourtant la tentation est grande de voir en nous la conscience de l’Univers, celui qui, par son esprit, comprend et domine la nature matérielle. Einstein a dit : « Ce qui est merveilleux, c’est que l’Univers soit compréhensible », mais, selon, nous, il est non moins merveilleux qu’un organe, le cerveau humain, existe et soit capable de le comprendre et de l’embrasser par l’esprit. Etonnante coaptation ! » Et il ajoute : « d’aucuns la diront fortuite. Elle ne l’est pas plus que ne l’est le couplage des ailes chez l’Abeille, l’assemblage de la tête du fémur et de la cavité cotyloïde…​ Comment le serait-elle, alors qu’aucune sélection ne pouvait s’exercer sur elle car cette étonnante faculté demeurait latente au sein des hommes ? Les faits sont là, indiscutables. Est-il donc si difficile d’avouer que nous ne comprenons ni leur genèse, ni leur lointaine finalité ? »

Retenons ce phénomène de « coaptation »⁠[21]. Serait-elle due au hasard ? Cette connivence entre l’univers et le cerveau humain nous amène à parler du principe anthropique⁠[22].

qu’est-ce que le principe anthropique ?

J. Demaret et D. Lambert, partent du principe qu’« il est possible de donner un sens à l’idée de finalité à l’intérieur même d’une explication authentiquement scientifique »[23]. Après avoir rappelé nombre de paramètres cosmologiques et physiques de l’Univers et leur « extraordinaire ajustement »[24], les auteurs relèvent qu’ »il ne paraît (…) ni évident ni naturel a priori que l’Univers soit tel qu’il est, puisqu’il est manifeste que n’importe quel modèle d’univers ne peut abriter des organismes vivants : dans un univers différent de celui que nous connaissons, avec des constantes physiques légèrement différentes de celles qu’elles sont effectivement, jamais, en effet, la vie n’aurait pu se développer ».⁠[25]

C’est sur ce constat que se greffe le principe anthropique énoncé par l’astrophysicien Brandon carter, en 1974⁠[26].

A partir du fait que « ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs », Carter établit un principe anthropique faible et un principe anthropique fort, distingués selon ce qu’on entend comme « conditions nécessaires » :  »dans le principe faible, ces dernières concernent uniquement notre position temporelle dans l’Univers, tandis que dans le principe fort, elles concernent en plus l’ensemble des propriétés de l’Univers, tant cosmologiques que physiques.

Le principe faible (…) affirme que « Notre position dans l’Univers est nécessairement privilégiée en ce sens qu’elle doit être compatible avec notre existence en tant qu’observateurs. » » Ici, « on ne considère, parmi l’ensemble des conditions nécessaires à notre existence, que celle concernant l’âge obligatoirement atteint par l’Univers préalablement à toute éclosion de la vie ».⁠[27]

Ce principe anthropique faible « est généralement bien accepté par la communauté scientifique »[28].

Il n’est pas de même pour le principe anthropique fort que Carter formulait comme suit : « L’Univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend), doit être tel qu’il permette la naissance d’observateurs en son sein, à un certain stade de son développement. »[29] Autrement dit, « la présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur l’ensemble des propriétés cosmologiques et des constantes physiques de ce dernier ».⁠[30] Ce qui signifie, plus simplement encore, que « l’existence des êtres humains illumine les caractéristiques globales aussi bien que microscopiques de l’Univers ».⁠[31]

Les auteurs, à leur tour, proposent deux énoncés de ce principe, l’un formulé du point de vue de l’univers, l’autre du point de vue de l’observateur:

« Les éléments de l’Univers constituent une totalité cohérente - en ce sens que tous sont interdépendants - dont le fondement peut être trouvé dans le phénomène humain ».

« Il existe une description unifiée cohérente de tout l’Univers reposant sur l’existence d’observateurs humains ».⁠[32]

Quelle que soit sa formulation, le principe fort implique une idée de finalité celle-ci étant entendue comme une fonction. Ainsi en biologie, on parle de téléonomie pour dire, par exemple, que la fonction de l’œil est la vue.

Demaret et Lambert relèvent enfin dans la littérature consacrée au principe anthropique, un principe fort élargi où la notion de finalité est identifiée à une intention. Ici, on postule « un nécessaire agencement des propriétés de l’Univers en fonction d’un but, l’apparition et le développement d’êtres vivants ». On dira, par exemple, que « l’Univers doit contenir la vie » ou que « l’Univers doit posséder les propriétés particulières qui permettent à la vie de se développer en son sein, à un certain stade de son évolution. »[33]

Si le « statut purement scientifique »[34] du principe fort reste discuté parmi les savants⁠[35], bon nombre d’entre eux, y compris, bien sûr, J. Demaret et D. Lambert, affirment que « l’Univers peut, avec raison, être appelé anthropique parce que ce phénomène unifié et complexe qu’est l’Homme fonde la cohérence des savoirs qui le concernent. »[36]

« Si nous affirmons, concluent-ils, que la structure physique de l’Univers est telle que la vie (ou même la vie humaine) devait nécessairement y apparaître avec une probabilité assez élevée, nous posons un principe (anthropique) qui, loin de nous écarter de la démarche scientifique, nous en rapproche plutôt en nous offrant une vision plus cohérente des phénomènes biologiques et physicochimiques. »[37]

Commentant les découvertes et les réflexions concernant le principe anthropique fort, le P. Leclerc fait remarquer que si l’on peut dire que « l’univers est donc tel qu’il est, parce que nous existons », nous redécouvrons « un principe de finalité et l’homme est de nouveau la raison d’être de tout l’univers, comme dans la Révélation biblique. (…) Tout ceci, continue-t-il, est bien résumé par un autre cosmologiste, F.J. Dyson : « Quand nous regardons l’univers et identifions les nombreuses coïncidences physiques et astronomiques qui ont collaboré à notre profit, il semble presque que l’univers a dû savoir, en un sens, que nous allions venir. »

De manière plus philosophique et dès les années 1920, Blondel avait déjà pu écrire : « La pensée ne naît et ne se développe que grâce au concours effectif de cette nature qui, même sous son aspect matériel, est non seulement pénétrée d’intelligence, mais qui prépare les instruments de la pensée. »

Autrement dit, la pensée humaine se développe grâce au concours de toute cette nature qui est à la fois même matériellement pénétrée d’intelligence, non pas qu’elle est consciente, mais qu’elle est intelligente, qu’on peut la comprendre, qu’elle est ordonnée, que le nombre y règne, que l’on peut calculer les équations, mais qui en plus prépare sans même le savoir les instruments de la pensée qui viendra un jour l’analyser. Ce sera la pensée de l’homme. »[38]


1. C’est, nous l’avons vu, une question majeure et il ne faut pas se laisser tromper par l’emploi courant de certains termes comme « esprit », « contemplation », « croissance spirituelle ». A ce point de vue, J. Arnould a bien analysé la pensée d’Arne Naees (in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit, pp. 66-68) qui, précisément et à l’instar d’autres auteurs, procède à ce que le cardinal Danneels appelait, sur un plan plus général, à propos de la culture contemporaine, à un « déplacement du sacré ». Nous assistons chez ces écologistes radicaux à une véritable « sacralisation du monde ». Il est fait souvent appel « aux traditions cultuelles africaines ou amérindiennes (…) pour y trouver une source d’inspiration », affirmant que « la terre n’est pas faite pour l’homme, mais l’homme est fait pour la terre ». Dans l’écosophie, l’ordre de la nature s’impose à nous : « la nature se voit conférer une valeur intrinsèque et tous les êtres le statut de sujet de droit ». Comme nous l’avons déjà dit, l’éthique de l’écologie radicale se construit sur « un égalitarisme biocentrique et holistique ».
   Par ailleurs, l’écosophie propose « un véritable cheminement de croissance et de maturation spirituelle », de « réalisation de soi, d’épanouissement personnel ». Mais il ne s’agit pas d’une réalisation de soi qui n’est pas indépendante de la « Conscience cosmique » ou du « Soi total ». S’il y a, comme dans la gnose ancienne, un dualisme entre l’homme et le monde, cette fois, c’est le monde qui est globalement divin.
2. 1809-1882.
3. Le Hasard et la Nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970, pp. 194-195.
4. ARNOULD J., op. cit., pp. 57-58.
5. Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Auteur de la Philosophie zoologique (1809) et de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815-1822).
6. ARNOULD J., op. cit., pp. 59-60. L’auteur fait remarquer (p. 62) que la pensée développée par le philosophe allemand Hans Jonas, néofinaliste et antidarwinien n’en est pas moins biocentrique. Dans Le Phénomène de la Vie, Jonas développe « l’idée d’après laquelle l’être humain n’est que le sommet d’une volonté finalisatrice dont les traces sont visibles jusqu’aux formes vivantes les plus élémentaires. (…) L’éthique de Jonas, telle qu’il la propose dans Le principe responsabilité, est donc celle d’une conservation, portée par une vision évolutive et finalisée de la nature. Dans cette perspective, l’humanité constitue une « fin » de l’évolution, de l’histoire naturelle, mais non pas sa fin ultime, car elle est, comme toutes les espèces vivantes, éphémère. Aux revendications anthropocentriques doit donc succéder une perspective davantage biocentrique, voire cosmocentrique, comme d’autres courants, en particulier écologistes, le défendent : nature knows best, « la nature sait mieux » appartient à leurs principes fondateurs. » Un autre auteur, toujours à propos de Jonas, constate que « d’une part, il fait de l’homme un produit immanent de et à l’évolution, le produit le plus achevé, valorisé comme tel par le processus final qui l’a engendré. Mais en même temps, il absolutise cette valeur, la rend transcendante, c’est-à-dire l’arrache au processus évolutionnaire auquel l’humanité ne pourrait prendre part, alors même qu’elle commence à s’en donner les moyens. Le décompte de cette opération contradictoire laisse une puissance infinie interdite d’usage : toute cette durée cosmique à venir ouverte à la liberté humaine qui ne peut s’en saisir. » (HOTTOIS Gilbert, Une analyse critique du néo-finalisme dans la philosophie deH. Jonas, in Laval théologique et philosophique, 50, 1994, 1, p. 105, cité in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit., p. 64).
7. En réaction aux thèses de Darwin, ont a vu apparaître « au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, des mouvements dits créationnistes, farouchement opposés aux thèses évolutionnistes et attachés à une lecture concordiste de la Bible » (ARNOULD J., id., p. 68). Le concordisme est une « exégèse religieuse tendant à faire concorder les textes de la Bible et les connaissances scientifiques » (Universalis).
8. « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu » (Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 74).
9. ARNOULD J., Evolution et finalité, op. cit., pp. 61-65. « Pour la tradition judéo-chrétienne, (…) la création désigne le pouvoir absolu par lequel Dieu promeut à l’existence et en dehors de lui, une réalité qui ne préexistait en aucune manière. Relation singulière et, en même temps, séparation stricte entre le Créateur et chacune de ses créatures, qui est marquée au commencement par une création ex nihilo. Quand bien même il existerait une forme de Conscience cosmique, universellement répandue, elle ne saurait être assimilée au Dieu créateur. Les anciens gnostiques l’avaient compris, eux qui croyaient en un Dieu transcendant qui sauverait l’œuvre imparfaite d’un Démiurge. Telle n’est pas la tradition chrétienne : c’est le même Dieu qui est créateur et sauveur. »
   On peut tirer trois conclusions de cette conception transmise par la Bible:
   1. « Le salut ne peut pas correspondre à une fuite de la matérialité ou encore à une fusion dans le Grand Tout : le salut « n’échappe » pas à la matière, elle est aussi créature de Dieu ». Le Christ ne sépare pas mais récapitule.
   2. Quant à « la question de la finalité, face au néofinalisme de Hans Jonas ou au déterminisme « biocentrique » de l’écologie profonde, la foi chrétienne place le sens de la réalité en Dieu seul ». Si le monde a un sens, c’est par Dieu qu’il l’acquiert et non par lui-même, ce qui laisse au monde la possibilité d’être surprenant.
   3. Enfin, en ce qui concerne la place et l’action de l’homme dans le monde, il est certain qu’on est passé d’une interprétation de la « singularité » de l’homme comme une autorisation voire un devoir de domination, à la vision écologique qui dévalorise l’humanité « au nom de l’appartenance (…) à la communauté des êtres qui composent la biosphère ». Or, la singularité comme la domination n’ont « de fondement que dans la toute-puissance créatrice et rédemptrice de Dieu. (…) Le salut de l’humanité n’est plus à acquérir par un surcroît de maîtrise de la réalité ou par son abandon généralisé. » Il consiste plutôt pour le croyant, à tout faire converger vers le Christ puisqu’avec Paul nous savons que « La création a été assujettie à la vanité (désordre) (non de plein gré, mais par la volonté de celui qui l’y a soumise), avec toutefois cette espérance : d’être affranchie, elle aussi, de la servitude de la corruption, pour avoir part à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu’à ce jour encore, la création tout entière gémit dans les douleurs d’un enfantement.
   Il n’y a pas qu’elle. Nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant la rédemption de notre corps. »(Rm 8, 20-23). (ARNOULD, Gnose et écologie, op. cit., pp. 69-71).
10. Le Catéchisme cite ici le livre de la Sagesse : « Oui, Tu aimes tout ce qui existe, et Tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; car si Tu avais haï quelque chose, Tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si Tu ne l’avais voulue ? Ou comment ce que Tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais Tu épargnes tous, parce que tout est à toi, Maître ami de la vie » (Sg 11, 24-26).
11. CEC 300-303. Comme l’écrit le P. M. Leclerc , « il importe de distinguer soigneusement deux expressions généralement confondues : la création et le commencement du monde et du temps ». Le monde sans commencement ni fin, comme les Grecs se l’imaginaient, est philosophiquement possible mais exige de toute façon un acte créateur et éternel : « Dieu n’est pas comme nous, soumis au temps, au devenir, à son émiettement, mais au contraire, Dieu est l’origine absolue du temps qu’Il crée. De ce fait, l’acte créateur de Dieu est bien en fait coextensible à tous les moments de la durée. Dieu est donc présent instantanément à chaque moment du temps, depuis le premier jusqu’au dernier, même si cette durée devait être infinie dans les deux sens et ce, que le monde ait toujours existé ou qu’il ait commencé un jour. » Pour saint Thomas (cf. Ia, qu. 44-46), la création n’est pas une fabrication mais une création ex nihilo, c’est « une relation fondatrice par laquelle Dieu pose dans l’être tout ce qui existe au cours de la durée du temps ». Si la philosophie peut prouver « la nécessité absolue de la création gratuite par Dieu », elle ne peut « trancher la question de savoir si le monde a toujours existé et existera toujours ou bien s’il a un commencement temporel ». La Bible a tranché, elle dit que « le monde a commencé, qu’il n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours tel que nous le connaissons ». Et la cosmologie contemporaine a mis en évidence la théorie du « Big Bang » qui suggère un commencement temporel de l’univers en expansion continue depuis une « singularité initiale ».(op. cit., pp.112-120).
12. Très précisément, après la sociobiologie nazie, la sociobiologie de l’américain E. O. Wilson, dans les années 1970, « interprète les phénomènes sociaux à la lumière (…) du néodarwinisme » (cf. GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De al biologie à la politique, Albin Michel, 1980, p. 50). P.-P. Grassé était membre de l’Académie des Sciences de Paris.
13. Op. cit., pp. 24-26.
14. Lettre à Asa Gray, 22 mai 1860, in Vie et correspondance, t. II, Reinwald, 1888, p. 173.
15. GRASSE P.-P., op. cit., pp. 214-216.
16. « La thèse strictement génique confond le rôle, certes important, des gênes constructeurs, avec celui de la machine en tant que système autonome, dotée de propriétés que le gêne isolé ne possède absolument pas. Le jeu des déterminismes géniques s’oppose à la liberté, la limite ou la supprime.
   En outre, les hypothèses géniques du comportement humain sont dans l’incapacité d’expliquer les particularités fondamentales de notre « humanité » tant rationnelle qu’affective. » Pour les sociobiologistes, « tout gêne a pour fonction d’être un déterminant, il supprime donc une liberté ; il ne peut en être autrement. Il porte une information qui, obligatoirement, se concrétisera dans un message. Sous son emprise, l’Homme ne peut rien choisir ; il est déterminé, il devient un esclave. Or, rien de tel ne s’observe dans la réalité. Je puis démontrer ma liberté, si je le veux, en agissant contre une motivation affective ou contre une motivation rationnelle. » (GRASSE P.-P., id.)
17. Id., p. 265.
18. Id., pp. 303-304.
19. Id., p. 215.
20. Il justifie ainsi la première place des facteurs scientifiques : « Les facteurs scientifiques se placent en tête par que leurs incidences sur la vie humaine sont aussi importantes que nombreuses. Ils bouleversent notre mode d’existence, changent notre environnement, préservent notre santé, accroissent notre espérance de vie.
   La Science par l’infinité de ses applications à l’industrie et à l’agriculture influence lourdement l’économie de toutes les nations ; elle conditionne le progrès des techniques. La politique ne peut l’ignorer. » (Id., p. 304)
21. Ce mot, étymologiquement, signifie « ajustement ». Il a signifié, au XIXe siècle, « adjonction », « proportion » avant de désigner dans le langage de la biologie du XXe siècle, un « dispositif organique formé de parties séparées et agencées fonctionnellement ». En chirurgie, il est utilisé comme « remise en place des os luxés ou des fragments d’une fracture ». (R).
22. Une présentation brève du principe anthropique et de ses échos philosophiques et théologiques a été faite par BARREAU Hervé, Pour le principe anthropique, in Communio, XIII, 3, mai-juin 1988, pp. 77-83 et par LECLERC M., op. cit., pp. 120-123. Nous nous appuierons aussi ici sur le livre de DEMARET Jacques et LAMBERT Dominique, Le principe anthropique, L’Homme est-il le centre de l’Univers ?, Armand Colin, 1994. Ce livre a le mérite de présenter les divers arguments en présence. Il se veut pédagogique mais demande tout de même une certaine formation algébrique. Jacques Demaret est docteur en physique. Il enseigne la relativité générale et la cosmologie à l’Institut d’astrophysique de l’Université de Liège. Il est considéré comme « l’auteur de langue française qui a discuté avec le plus d’autorité scientifique la valeur du principe anthropique » (H. Barreau). Dominique Lambert est docteur en physique et philosophe des sciences. Il enseigne l’histoire et la philosophie des sciences à l’université de Namur. Il a reçu le prix Georges Lemaître en 1999et le prix de l’European Society for the Study of Science and Theology.
23. Op. cit., p. VI.
24. Id., pp. 105 et svtes.
25. Id., p. 143.
26. Carter l’a élaboré à partir des travaux du cosmologiste Robert Dicke, dans les années 1960. M. Leclerc résume en ces termes l’hypothèse anthropique de son prédécesseur Dicke, hypothèse qui répond à la question de savoir pourquoi l’univers est toujours plus en expansion : « L’univers doit être assez vieux pour que la vie ait eu le temps d’apparaître, sous la forme évoluée que nous connaissons, indispensable au développement de l’intelligence. Or, la vie ne peut se former qu’à partir de molécules organiques complexes, constituées d’atomes suffisamment lourds comme le carbone. Mais ces noyaux atomiques, comme l’azote, le carbone, l’oxygène, ne pouvaient être synthétisés qu’au cœur d’étoiles déjà très développées, après plusieurs milliards d’années d’existence. Et il fallait en plus que ces éléments soient expulsés dans l’espace par l’explosion de ces étoiles primaires, et que se reconstituent des étoiles secondaires comme le soleil, (qui a environ 4,5 milliards d’années) avec des planètes comme la terre, pour offrir aux futurs êtres vivants les conditions nécessaires de température et d’atmosphère. Tout cela ne pouvait prendre moins de douze milliards d’années, ce qui est à peu près le moment où la vie est apparue sur terre, après le commencement de l’univers. Mais la cosmologie relativiste nous enseigne que l’âge et la dimension de l’univers sont étroitement liés : un univers beaucoup plus petit que le nôtre n’aurait jamais pu devenir assez vieux pour que la vie puisse apparaître. On a calculé en particulier qu’un univers qui n’aurait que la dimension de notre galaxie aurait tout au plus quelques jours d’existence et en quelques jours, il serait rigoureusement impossible de faire cet immense travail consistant en ce que l’on appelle la nucléosynthèse stellaire, c’est-à-dire la synthèse des noyaux atomiques comme le carbone, l’oxygène et l’azote dans les étoiles de première génération, véritables fabriques d’éléments, avant que ces éléments ne soient dispersés dans l’espace et puis rassemblés en nouvelles étoiles comme notre système solaire avec la terre où peut enfin apparaître la vie. Dès lors, pour Dicke, « c’est donc notre présence dans l’univers en tant qu’êtres vivants qui conditionne les dimensions de celui-ci ». (…) Il y a un lien nécessaire entre les caractéristiques globales de l’univers et l’existence de l’homme. » (Op. cit., pp. 121-122).
27. DEMARET J. et LAMBERT D., op. cit., pp. 143-144. Ils proposent aussi cette formulation : « La présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur la position temporelle de ceux-là dans celui-ci ».
28. Id., p. 247.
29. Id., p. 145.
30. Id., p. 146.
31. Id., p. 145.
32. Id., p. 148.
33. Id..
34. Id., p. 247.
35. Ce qui dérange, avant tout, les « opposants », c’est le concept de finalité et ce qu’il pourrait suggérer. Christian Magnan (Collège de France et Université de Montpellier II) écrit, dans une présentation fort sommaire et partiale: « Près de cinq siècles après Copernic, il faut dénoncer avec vigueur ce retour à une vision anthropomorphique du monde, hélas soutenue par de faux arguments scientifiques ». Et il cite Andrée Pouyanne, philosophe: « Les principes téléologiques sont des obstacles au progrès scientifique aussi bien parce qu’ils constituent des explications paresseuses que parce qu’ils flattent les illusions narcissiques de l’être humain ». Le principe anthropique, continue-t-elle, « dont une argumentation spécieuse veut faire croire que la plus extrême point de la recherche scientifique corrobore la validité n’est autre que l’illusion anthropomorphique dont les fondateurs de la science s’étaient, au péril de leur vie, souvent affranchis. » (Cf. www.dstu.univ-montp2.fr).
36. DEMARET et LAMLBERT, op cit., p. 258. Certains auteurs vont plus loin et formulent un principe anthropique ultime. Ils estiment que « si l’on admet que le fait de la vie intelligente est, d’une certaine manière, essentiel pour l’Univers, en ce sens qu’il pourrait, à lui seul, justifier l’existence même de l’Univers ainsi que toute son histoire, il est nécessaire de postuler que cette vie, une fois apparue, ne puisse pas être détruite ». (Id., p. 261).
37. Id., p. 280.
38. Op. cit., pp. 122-123. M. Leclerc cite deux témoignages. Celui de l’Anglais Fred Hoyle, spécialiste du carbone : « Je ne crois pas qu’un seul scientifique qui examine les réactions nucléaires de fabrication du carbone à l’intérieur des étoiles, ne soit conduit à la conclusion que les lois de la physique ont été délibérément choisies en vue des conséquences qu’elles entraînent à l’intérieur des étoiles. Si ce n’est pas le cas, nous sommes de nouveau ramenés à une monstrueuse séquence d’accidents. » Il y aurait là, commente M. Leclerc, « un hasard tellement improbable que cela en devient absurde ». Et il ajoute le témoignage d’un cosmologiste américain, Wheeler : « L’univers donne naissance à des participants capables de communiquer, à des observateurs, et ces participants donnent sens à l’univers. »