a. L’écologie et la Bible
[1]
Vu son importance vitale, la question ne pouvait donc échapper à la réflexion de l’Église d’autant moins que des auteurs ont accusé le livre de la Genèse d’avoir suscité et justifié le pillage de l’univers en soulignant l’ordre divin de soumettre et dominer la terre.[2]
Le premier de ces accusateurs est sans doute Lynn White junior qui dès 1966 dénoncera le christianisme qui, selon lui, « porte une lourde part de responsabilité » dans la destruction de la nature, développant une « mentalité d’exploitation » des « richesses naturelles dans une espèce d’indifférence à la sensibilité de la nature » alors que le paganisme, voyant des dieux partout, avait freiné le pillage de la nature. Le paganisme vaincu, l’Occident s’est lancé dans une course au progrès, justifié par « une téléologie judéo-chrétienne hors de laquelle elle est injustifiable ».[3]
qu’en est-il ? L’injonction « soumettez la terre » autorise-t-elle son exploitation ?
Pour répondre à cette question, on peut s’appuyer sur cinq thèmes bibliques.[4]
\1. Si l’homme est le seul être à l’image et à la ressemblance de Dieu[5], appelé à soumettre et dominer la terre, cette domination doit s’exercer à la manière de Dieu, créateur de tous les êtres. Comme le fait remarquer Jean-Marie Pelt, « si Dieu est le Seigneur absolu, Créateur et Maître des mondes, c’est dans des relations d’amour que s’exercent ses rapports avec ses sujets. Bref cette domination consiste à gérer la beauté et la grandeur de la terre, à régner dans le sens de conduire, guider, apprivoiser (…). L’homme prend en charge la nature, et la mission lui est confiée de l’entretenir comme un jardin. La Création n’est pas offerte à l’homme toute faite ; il lui appartient de la prendre en main, de la gérer et de se comporter à l’image même de son Créateur comme un « cocréateur » (…). Dignité éminente mais aussi lourde responsabilité (…). »[6]
Un auteur orthodoxe dit de même que « domination signifie en réalité responsabilité et service, par conséquent respect de la Création et non pas appropriation. (…) Ainsi donc, l’homme créé à l’image de Dieu, est responsable de toute la Création, quelle que soit son immensité, de la nature, et avant tout de son prochain. C’est là le vrai sens de la royauté, tel que manifesté par le Roi des rois qui s’est ceint les reins pour laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13, 4-5). »[7]
L’homme est invité à utiliser la nature, certes, sa vie en dépend, mais autant qu’il est nécessaire et pas plus : « Si tu rencontres en chemin, sur un arbre ou à terre, un nid d’oiseau avec les petits ou les œufs couvés par la mère, tu ne prendras point la mère avec les petits. Tu laisseras partir la mère et tu ne prendras que les petits, afin de prolonger tes jours heureux »[8].
On peut encore ajouter que le mot « soumettre » traduit l’hébreu « kavas » qui signifie aussi « piétiner », « dominer sexuellement », « écraser » mais aussi « gérer efficacement sa possession, sa propriété ». Il semble évident, dans le contexte religieux et culturel qui entoure Israël à l’époque, que l’auteur inspiré ait eu l’intention « de libérer l’homme de l’emprise des forces obscures de la nature, promues au rang d’idoles et de faux dieux (…) ».[9]
En somme, on pourrait dire que l’homme doit être jardinier à l’image du Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre le jour de Pâques[10]. A l’image du Christ, l’homme doit être « doux » avec la nature. Une des béatitudes, en effet, déclare « Heureux les doux car ils posséderont la terre »[11] et même si le texte parle évidemment de la Terre promise, il peut inspirer l’agir chrétien en matière écologique. La terre est un héritage fragile, un habitat provisoire qui n’appartient pas à l’homme et que celui-ci doit aménager et ménager avec humilité[12].
\2. L’homme est créature, comme l’arbre et le cheval, comme la terre d’où il est tiré[13]. Il y a donc une certaine parenté entre toutes les créatures[14]. Dans le Psaume 114 consacré à chanter les splendeurs de la création, Yahvé est béni pour toutes ses créations, il les anime, en prend soin et leur manifeste sans cesse son attention:
« Bénis Yahvé, mon âme,
Yahvé, mon Dieu, tu es si grand !
(…)
Tu déploies les cieux comme une tente,
tu bâtis sur les eaux tes chambres hautes ;
faisant des nuées ton char,
tu t’avances sur les ailes du vent ;
tu prends les vents pour messagers,
pour serviteurs les jeux de flammes.
Tu poses la terre sur ses bases, (…).
De l’abîme tu la couvres comme d’un vêtement (…). »
A propos des eaux:
« A ta menace, elles prennent la fuite, à la voix de ton tonnerre, elles s’échappent ;
elles sautent les montagnes, elles descendent les vallées
vers le lieu que tu leur as assigné ;
tu mets une limite à ne pas franchir,
qu’elles ne reviennent couvrir la terre.
Dans les ravins tu fais jaillir les sources, (…).
De tes chambres hautes, tu abreuves les montagnes ;
la terre se rassasie du fruit de tes œuvres ;
tu fais croître l’herbe pour le bétail
et les plantes à l’usage des humains,
pour qu’ils tirent le pain de la terre
et le vin qui réjouit le cœur de l’homme,
pour que l’huile fasse luire les visages
et que le pain fortifie le cœur de l’homme.
Les arbres de Yahvé se rassasient,
les cèdres du Liban qu’il a plantés (…).
Il fit la lune pour marquer les temps,
le soleil connaît son coucher.
Tu poses la ténèbre, c’est la nuit (…).
Les lionceaux rugissent après la proie
et réclament à Dieu leur manger.
(…)
Que tes œuvres sont nombreuses Yahvé !
Toutes avec sagesse tu les fis,
la terre est remplie de ta richesse. »
A propos des animaux de la mer:
« Tous ils espèrent de toi
que tu donnes en son temps leur manger ;
tu leur donnes, eux, ils ramassent,
tu ouvres la main, ils se rassasient.
Tu caches ta face, ils s’épouvantent,
tu retires leur souffle, ils expirent,
à leur poussière ils retournent.
Tu envoies ton souffle, ils sont créés,
tu renouvelles la face de la terre
A jamais soit la gloire de Yahvé,
que Yahvé se réjouisse en ses œuvres !
(…)
Le souci de la terre pousse Dieu à recommander la jachère pour qu’elle ne s’épuise pas[15]. Au repos de l’homme est lié le repos de la terre : « Mais la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. Le sabbat même de la terre vous nourrira (…) »[16]. Parfois même, Dieu semble plus se préoccuper du sort des arbres que de celui des combattants : « Si, en attaquant une ville, tu dois l’assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ses arbres en y portant la hache ; tu t’en nourriras sans les abattre. Est-il homme, l’arbre des champs, pour que tu le traites en assiégé ? Cependant, les arbres que tu sais n’être pas des arbres fruitiers, tu pourras les mutiler, les abattre, et en faire les ouvrages de siège contre cette ville en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. »[17]
On retrouvera cette sollicitude de Dieu pour le monde matériel dans la bouche de Jésus lorsqu’il recommande à ses disciples de s’abandonner à la providence : « Regardez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? (…) Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »[18]. Ou encore lorsque Jésus déclare qu’on peut transgresser le sabbat pour sauver du bétail en péril.[19]
La parenté de l’homme avec la nature -frère aîné- apparaît aussi au moment où l’homme pèche. Dieu dit à Adam, après sa désobéissance: « maudit soit le sol à cause de toi. (…) Il te produira des épines et des chardons (…) »[20]
Plus tard, quand « le Seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient sans cesse dirigées vers le mal (…) le Seigneur se repentit d’avoir créé l’homme sur la terre et il en eut le cœur affligé. « J’effacerai, dit-il, de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, ainsi que le bétail, les reptiles et les oiseaux des cieux car je me repens de les avoir faits »[21]. « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était corrompue : toute créature suivait, sur terre, la voie de la corruption »[22] Voilà donc les animaux et les hommes unis dans le châtiment à cause de la perversion de ces derniers : « J’ai décidé la fin de toute créature, car les hommes ont rempli la terre de violence »[23]. Parallèlement, si Noé et sa famille trouvent grâce devant le Seigneur, des couples d’animaux les accompagneront dans l’arche.[24] Après le Déluge, Dieu s’adresse à Noé et à ses fils en ces termes : « Voici que j’établis mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre ».[25] Après avoir puni l’épouse infidèle d’Osée -Israël-, Dieu promet : « En ce jour-là, je conclurai pour eux une alliance avec les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre (…) »[26].
Cette alliance ne peut être interprétée comme une resacralisation de l’animal. L’homme reste au sommet de la Création celui qui donne son nom à l’animal. Elle évoque le temps où Israël sera réconcilié avec le Seigneur. En attendant, le Seigneur, à propos des « brebis » d’Israël, déclare : « Je conclurai avec elles une alliance de paix ; je supprimerai les fauves de leur pays, en sorte qu’elles puissent habiter le désert en sécurité et dormir dans les bois. »[27] Au désert, Dieu va satisfaire le peuple affamé et mécontent. Il promet à Moïse de lui donner de la viande : « Le soir, en effet, des cailles survinrent et couvrirent le camp (…) »[28].
Le sort de la nature est donc lié à celui de l’humanité sans pour autant retrouver le statut privilégié qui était le sien dans les religions traditionnelles.[29]
\3. Ajoutons à cela que la création n’est pas anthropocentrique mais théocentrique[30]. Ainsi, toutes les créatures, et pas seulement les anges et les hommes, sont invitées à louer le Dieu qui a relevé Israël:
« Louez-le, soleil et lune,
louez-le, tous les astres de lumière,
louez-le, cieux des cieux,
et les eaux de dessus les cieux !
qu’ils louent le nom de Yahvé :
lui commanda, eux furent créés ;
il les posa pour toujours et à jamais,
sous une loi qui jamais ne passera.
Louez Yahvé depuis la terre,
monstres marins, tous les abîmes,
feu et grêle, neige et brume,
vent d’ouragan, l’ouvrier de sa parole,
montagnes, toutes les collines,
arbre à fruit, tous les cèdres,
bête sauvage, tout le bétail,
reptile, et l’oiseau qui vole (…). »[31]
Cette louange cosmique revient dans l’Apocalypse:
« Et toute créature, dans le ciel, et sur la terre, et sur la mer, l’univers entier, je l’entendis s’écrier :
A Celui qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau,
la louange, l’honneur, la gloire et la puissance
dans les siècles des siècles »[32].
En fait, l’homme n’est pas le propriétaire de la terre mais l’usufruitier et Dieu se plaît à le rappeler : « Ainsi je vous ai donné une terre que vous n’aviez point travaillée, des villes que vous n’aviez point bâties et que vous habitez maintenant, des vignes et des oliviers que vous n’aviez point plantés et dont vous mangez maintenant les fruits. »[33]
Toute créature a donc valeur et on ne s’étonnera pas d’entendre proclamer la rédemption de toute la création:
\4. La rédemption touche toute la création Le salut de l’homme n’est pas indépendant du sort de la création tout entière.
Déjà le Livre de la Sagesse, nous révèle que
« Dieu n’a pas fait la mort,
il ne prend pas plaisir à la perte des vivants,
il a tout créé pour l’être ;
les créatures du monde sont salutaires,
en elles il n’est aucun poison de mort,
et l’Hadès ne règne pas sur la terre ;
car la justice est immortelle. »[34]
La Bible de Jérusalem commente ainsi ce passage : « La mort physique et la mort spirituelle sont liées ; le péché est cause de la mort, et pour le pécheur la mort physique est aussi la mort spirituelle et éternelle (v. 16). C’est l’homme qui a introduit le désordre dans l’univers, Gn 1-3, et les créatures aident à son salut (v. 14). »[35]
A propos du Christ, image du Dieu invisible, Paul écrit que « Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. »[36] La Bible de Jérusalem commente ce passage en expliquant que l’univers empli de la présence créatrice de Dieu[37], est tout entier, par suite de l’Incarnation, intéressé par le salut[38] : « Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. »[39] Lorsque le règne du Messie sera définitivement établi, lorsque la paix sera conclue pour toujours entre l’homme et Dieu, la nature elle-même participera à cette grande réconciliation:
« Alors le loup sera l’hôte de l’agneau,
la panthère se couchera près du chevreau ;
le veau et le lionceau mangeront ensemble,
un petit enfant les mènera ;
la vache et l’ourse fraterniseront,
leurs petits gîteront ensemble,
le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.
Le nourrisson jouera près du trou de la vipère,
dans la caverne de l’aspic, l’enfant sevré mettra la main.
Il ne se fera ni mal ni dégâts
sur toute ma montagne sainte,
car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur,
comme les eaux recouvrent le fond de la mer. »[40]
Cette vision eschatologique renverse l’ordre de la nature où, en attendant, il est normal que le loup mange l’agneau pour respecter l’équilibre écologique. Ajoutons encore qu’ »un avant-goût de cette création restaurée nous est donné par la liturgie qui convoque tout le cosmos, espace et temps, tous les éléments, l’eau, l’huile, le pain et le vin pour les restaurer dans le Christ. »[41]
\5. Rappelons-nous enfin ce que nous avons découvert à propos du Christ cosmique dans le volume précédent, et qu’Irénée évoquera en ces termes: « Il a tout récapitulé en lui-même, afin que, tout comme le Verbe de Dieu a la primauté sur les êtres supracélestes, spirituels et invisibles, il l’ait aussi sur les êtres visibles et corporels, assumant en lui cette primauté et se constituant lui-même la tête de l’Église, afin d’attirer tout à lui au moment opportun ».[42]
Parlant du Christ à des agriculteurs, Jean-Paul II ne craint pas de leur dire : « Vous êtes venus rendre grâce pour les fruits de la terre mais, avant tout, vous êtes venus ici reconnaître en lui le Créateur et en même temps le fruit le plus beau de notre terre, le « fruit » du sein de marie, le Sauveur de l’humanité et, en un certain sens, du « cosmos » lui-même. »[43]
On peut encore citer cette réflexion abrupte du philosophe américain Lynn White : « La religion chrétienne est la plus anthropocentrique du monde (…). Non seulement elle a établi un dualisme entre l’homme et la nature, mais elle a insisté sur le fait qu’il était de la volonté de Dieu que l’homme exploite la nature pour ses propres fins. » (Cité par BECKFORD James A. (université de Warwick), in Religion et écologie, sous la direction de Danièle Hervieu-Léger, Cerf, 1993, p. 241).
Là est sans doute une des significations de sa domination sur les autres créatures. A travers elles, c’est lui-même qu’il domine et prend en charge, c’est dans sa propre chair qu’il fait circuler l’esprit de Dieu. Non que les êtres vivants et le reste de la nature soient une simple projection de l’homme. Mais il se reconnaît en eux, se déchiffre et se baptise en leur existence. Les noms qu’il leur assigne au début de la Genèse éveillent en lui une fraternité d’origine qui achemine toute création vers une même fin. »(Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Cerf, 1996, pp. 38-39).