ii. Le premier capital
Si nous reprenons le récit de la Genèse, le premier capital est notre terre, la nature, les plantes, les animaux, l’eau, l’air, le sous-sol, le ciel, les étoiles. Cette terre est le fruit du travail de Dieu et est donnée à l’homme : « tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. (…) Tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[1]
La terre est un don de Dieu à tous les hommes. Le concile dira: « L’homme créé à l’image de Dieu, a (…) reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et en justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre ».[2] Jean-Paul II reprendra tel quel ce texte pour asseoir l’idée que le travail est bien participation à l’œuvre de Dieu[3]. Mais, dans l’encyclique Centesimus Annus, il ira plus loin et consacrera un paragraphe à l’ »écologie », introduisant du fait même, dans l’enseignement officiel de l’Église, une nouvelle rubrique.
Il faut dire que ce thème de l’écologie est bien contemporain.
L’écologie, au sens scientifique du terme, étudie les relations des espèces vivantes avec leur milieu. Elle considère que l’ensemble des êtres vivants constitue une écosphère où s’imbriquent toute une série d’écosystèmes qui ont leur valeur propre mais sont aussi interdépendants. Au cours du XXe siècle, on s’est rendu compte que l’action de l’homme pouvait mettre gravement en péril les écosystèmes et conduire l’humanité à des catastrophes[4].
Cette situation inquiétante et même très inquiétante a provoqué, à partir des années septante, l’émergence de théories « philosophiques » et politiques souvent outrancières et que nous avons déjà eu l’occasion de dénoncer sous l’étiquette de l’ »écologie profonde » ou de l’ »écologisme ».[5] Ce courant de pensée conteste le « Croissez et multipliez » de la Genèse[6] et tend « à reconnaître à la nature des droits similaires à ceux de l’homme, et donc à banaliser celui-ci au titre d’un produit de la nature parmi les autres ne bénéficiant d’aucun surcroît de dignité. »[7] On en trouve l’écho dans la Déclaration universelle des droits de l’animal[8]. Plusieurs auteurs[9] ont contesté cette vision en en montrant le danger et en faisant remarquer qu’il ne peut y avoir de droit sans devoir correspondant, donc que les animaux, par exemple, ne peuvent avoir de droits. Ce qui n’empêche que nous ayons des obligations à leur égard, obligations qui « résultent au fond du devoir d’humanité de l’homme. Maltraiter un animal, le faire souffrir inutilement, c’est avoir un comportement barbare ? Ce n’est pas violer un droit de l’animal, mais c’est violer sa propre humanité : violer un devoir de l’humanité, violer le devoir d’être homme. »[10] Plutôt que de droits des animaux, on peut invoquer une « éthique de la compassion », selon l’expression d’un évêque[11] ou, plus largement, comme nous le verrons plus loin, « une charité cosmique ».[12] Il n’empêche que certains auteurs chrétiens bien intentionnés et bien informés continuent à parler des droits des animaux et des plantes mais en précisant que ces droits « existent au moins par ceci que toutes les créatures ont une valeur propre qui doit être traitée selon sa mesure. Mais les droits de toute créature dépendent de sa nature, et les droits des animaux ne sont pas ceux des humains ». L’auteur de ces lignes reconnaît que « les désigner du nom de droit peut amener à une confusion dangereuse (…). »[13]
Finalement la position philosophique la plus sage, la plus défendable rationnellement, ne serait ni dans le biocentrisme des écologistes profonds[14] qui « réduit l’homme à être l’instrument de conservation des équilibres naturels »[15], ni dans l’anthropocentrisme conquérant et suicidaire de l’homme moderne[16]. Elle consisterait à maintenir fermement « une différence qualitative radicale entre l’homme et la nature ». Mais, « conscient d’être le produit le plus évolué de la nature, l’homme mettrait cette supériorité au service d’une reconnaissance de tout ce qui n’est pas lui mais sans quoi il n’aurait jamais été. Il y a dès lors lieu de plaider pour que l’homme ne nie jamais sa liberté et sa supériorité dans le règne animal, tout en interprétant cette supériorité comme un devoir d’humilité ».[17]
On se rend compte, à travers ce rapide survol, que non seulement le problème soulevé est grave parce que l’homme aujourd’hui, s’il n’y prend garde, peut détruire cette terre sans laquelle il ne peut vivre mais aussi parce qu’il met en jeu un certain nombre de valeurs fondamentales et notamment le statut et la place de l’homme dans l’univers.[18]
La double complexité des phénomènes naturels et des problèmes humains aurait de quoi décourager ; après tout, si les mécanismes sont mal connus, le diagnostic incertain et les prévisions illusoires, si, d’autre part, les solutions proposées ne sont pas acceptées par les instances politiques, à quoi bon s’inquiéter de l’avenir ? « Après moi, le déluge », la tentation est forte de laisser nos descendants résoudre le problème. Le plus grave tient à ce que, lorsque les perturbations apportées par l’homme au climat ou au patrimoine génétique des espèces vivantes auront commencé à produire leurs effets, il sera sans doute bien trop tard pour espérer renverser la tendance à court terme ; mais d’autre part, les preuves actuelles sont trop minces pour que les pouvoirs publics acceptent d’investir dans ce type de prévention encore hasardeuse. » Mais « dans le doute, il faut agir au plus vite. Ces dangers qui planent sur le XXIe siècle nous rappellent en tout cas fort opportunément notre responsabilité vis-à-vis de la nature, la nécessité d’en exploiter les ressources tout en respectant ses capacités de régénération (…) ».
Plusieurs auteurs font remarquer que la deep ecology « n’est pas une pensée vraiment nouvelle : comme elle, le vieux fonds de la philosophie indienne (que l’on retrouve aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme) se refuse à placer (à la différence du judéo-christianisme et plus largement de toute la philosophie occidentale) la césure essentielle entre l’homme et la nature pour la déplacer entre le vivant et le reste ou bien même pour refuser toute césure au sein de l’être. » (HUREAUX Roland, Terre des hommes, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 12).
On peut aussi y voir une résurgence des cultes païens de la Terre-Mère.
J. Arnould, de son côté, y retrouve des traces gnostiques ( Gnose et écologie, in Communio, XXIV, 2, n° 142, mars-avril 1999, pp. 57-71). J. Arnould, dominicain, né en 1961, est ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie.