⁢iii. Le droit de travailler.

Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.

Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».⁠[1]

Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]

C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.⁠[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.

En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc⁠[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers⁠[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:

« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]

Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que  »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».⁠[7]

En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]

En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.

En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».⁠[10]

Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.

Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)⁠[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.

L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.

Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.

L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.

On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles⁠[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».⁠[13]

d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.

En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté⁠[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois⁠[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953⁠[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle⁠[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».

Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?

S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.

En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).⁠[20]

L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».⁠[21]

Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.

Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs⁠[22] ou Jean-Marc Ferry⁠[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».⁠[24]

De quoi s’agit-il ?

« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.

Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel⁠[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité⁠[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.⁠[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].

Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.⁠[30]

Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle⁠[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.

A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.

L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».⁠[32]

Un autre⁠[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».⁠[34]


1. Pensées, Audin-Gilbert Jeune, 1949, pp. 110 et 117.
2. FERRY J.-M., Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale, dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, in Revue du Mauss, 1996, n° 7, pp. 115-134, disponible sur http://users.skynet.be, p. 10. Le Mauss est le mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Jean-Marc Ferry est professeur à l’ULB en Philosophie et en Sciences politiques et à l’Institut d’Etudes européennes de Bruxelles.
3. Pour étudier en détail l’avènement du droit au travail, on peut lire TANGHE Fernand, Le droit au travail entre histoire et utopie, 1789-1848-1989: de la répression de la mendicité à l’allocation universelle, Facultés universitaires Saint-Louis,1989.
4. 1811-1882.
5. 1797-1877. Historien, ministre et député.
6. BLANC L., Droit au travail, réponse à M. Thiers, Kiessling, 1848, p. 45. Cité in DIJON X., Droit naturel, tome I, PUF, 1998, p. 327.
7. TANGHE F., op. cit., p. 221.
8. Constitution du 4 novembre 1848, Préambule VIII, in Textes constitutionnels français, PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 57.
9. TANGHE F., op. cit., p. 222. J.-M. Ferry parle d’ »une hypocrisie de l’État social » (op. cit., p. 10).
10. MAUGENEST Denis, Droit au travail et droit des travailleurs, in L’homme au travail, op. cit., p. 193.
11. Références données par MAUGENEST D., op. cit., pp. 193-194.
12. A partir de 1930, le chômage « en tant que catégorie statistique officielle », disparaît et ne réapparaîtra qu’en 1991.(Cf. LEFEVRE Cécile, Note sur les notions de chômage et d’emploi dans les années 1920 et 1930 en URSS, in Cahiers du monde russe, 38/4, 1997, Statistique démographique et sociale).
13. Id., p. 194.
14. ROLAND Gérard, L’économie soviétique : du Plan au chaos, in L’URSS de Lénine à Gorbatchev, GRIP, 1989, p. 73. G. Roland est économiste, assistant à l’ULB. Il explique : « Le plein emploi et la croissance par les plans tendus sont en effet obtenus au prix d’innombrables gaspillages microéconomiques ainsi qu’au détriment de la satisfaction des besoins. (…) Ces gaspillages ont évidemment des conséquences macroéconomiques. d’abord, la mauvaise qualité pose un problème de compétitivité, et donc d’exportation, sur les marchés mondiaux et limite par conséquent les possibilités d’importations en devises. Par ailleurs, la haute consommation de ressources par unité produite implique la prépondérance du secteur des moyens de production. L’absence de motivation à économiser sur les ressources entraîne un manque d’intérêt des entreprises pour le progrès technique, et les dépenses élevées de ressources donnent à la croissance son caractère extensif. Le progrès technique doit être injecté d’en haut, ce qui entraîne également toutes sortes de gaspillages et un taux d’investissement élevé, au détriment de la consommation qui ne croît que faiblement. Enfin, les pénuries de biens de consommation ne stimulent pas les travailleurs à accroître leur productivité, car les accroissements de revenus permettent rarement d’acheter les marchandises désirées » (pp. 73-74). On peut aussi rappeler l’importance de la bureaucratie. Mikha_l Gorbatchev reconnaissait en 1987: « La sphère de gestion emploie aujourd’hui environ 18 millions de personnes, dont 2,5 millions pour l’appareil des différents organes de direction et environ 15 millions pour l’appareil de gestion des unions de production, entreprises et organisations. Ce qui constitue 15% des ressources de main-d’œuvre du pays. (…) Actuellement, pour l’entretien et la rémunération de cet appareil, nous dépensons plus de 40 milliards de roubles, alors que depuis quelques années nous n’augmentons le revenu national que de 20 milliards par an environ » (Discours à Mourmansk, in Pravda, 2-10-1987). G. Roland ajoute encore le témoignage d’un témoin de la « base » : « L’an dernier, notre canton a fait l’objet d’environ 200 contrôles divers de la part des instances supérieures ; rien qu’en octobre, nous avons reçu 37 représentants de la région. Exprimé en langage statistique, cela veut dire que 114 journées-homme ont été passées en un mois à nous accorder de l’ »aide ». Et cela sans compter le temps passé par les spécialistes, les dirigeants du canton et des fermes à offrir de l’ »aide » en retour, pour accompagner ces représentants et leur préparer rapports et comptes-rendus. » (Discours de Janna Fedorova, chef du parti dans un canton de la région de Voronej, au 27e Congrès du Parti, in Pravda, 2-3-1986).
15. FEJTÖ François, L’héritage de Lénine, Livre de poche, 1977, p. 135.
16. Cf., entre autres, De RUDDER Chantal, L’empire déboussolé, Dossier spécial Chine, Le Nouvel Observateur, semaine du 6 mai 1999, n° 1800. L’auteur parle de « dizaines de millions d’ouvriers ».
17. Jun Tang, maître de conférence, Département de sociologie, Université de Pékin, octobre 2001. Analyse disponible sur www1.msh-paris.fr.
18. La République populaire de Chine a été fondée en 1949.
19. Cette révolution dura de 1966 à 1976.
20. Plus prudente, la Loi fondamentale allemande de 1949 affirme que « tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation » et que « nul ne peut être astreint à un travail déterminé sinon dans le cadre d’une obligation publique de prestation de services, traditionnelle, générale et égale pour tous. Le travail forcé n’est licite que dans le cas d’une peine privative de liberté prononcée par un tribunal » (art. 12). Et la Constitution italienne (1947) déclare que « La République protège le travail » (art. 35).
21. MAUGENEST D., op. cit., p. 195.
22. Ce professeur très « rawlsien » d’éthique économique à l’UCL est membre du Basic Income European Network (BIEN) qui est un réseau européen de personnes et d’organisations intéressés par le thème de l’allocation universelle. On peut lire à ce propos : GUERICOLAS Pascale, A quand l’allocation universelle ?, www.scom.ulaval.ca. Auparavant, dans les années 80, il avait été, sur ce sujet, l’un des animateurs du collectif Charles Fourier à Louvain-la-Neuve. De Ph. Van Parijs, outre qu’est-ce qu’une société juste ? déjà analysé : L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, www.etes.ucl.ac.be ; Peut-on justifier une allocation universelle ? in Futuribles, n° 144, juin 1990 ; Au delà de la solidarité, Les fondements éthiques de l’État-Providence et de son dépassement, in Futuribles, n° 184, février 1994 ; Sauver la solidarité, Cerf, 1995 ; De la trappe au socle : l’allocation universelle contre le chômage, supplément aux Actes de la recherche en sciences sociales, n° 120, décembre 1997 ; L’allocation universelle: une idée simple et forte pour le XXIe siècle, in FITOUSSI Jean-Paul et SAVIDAN Patrick, Comprendre, n° 4, « Les inégalités », PUF, octobre 2003, pp. 155-200.
23. Outre l’article du Mauss déjà cité : L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Le Soir, 21-11-1997 ; L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ? Plaidoyer pour l’allocation universelle, http://users.skynet.be/sky95042/plaidoye.html ; Emploi, sécurité, Zéro, Fondation Collège du travail, 1998, pp. 109-117 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Esprit, juillet 1997, n° 234, pp. 5-17 ; Jean-Marc Ferry, Entretiens, Labor, 2003.
24. TANGHE F., op. cit., pp. 221-222 et 225.
25. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.. Il s’agirait, selon Ferry, d’établir « un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre ». ( L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., p. 1).
26. Sauf en cas d’incapacité légale et tant qu’elle dure.
27. « Une allocation universelle sans contrainte de travail assure aux plus faibles un pouvoir de négociation que ne permet pas un revenu garanti conditionné au travail ». (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.).
28. FERRY J.-M., L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., pp. 5-7. Ailleurs l’auteur explique : « Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l’exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle ; ce secteur secondaire s’est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n’ont plus de secteur d’accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l’idée de ce secteur d’accueil » (Entretien, in Esprit, op. cit.) . L’auteur cite les activités autonomes, personnelles et non automatisables comme les activités artistiques, artisanales, relationnelles (assistance, animation, surveillance, tutelle, médiation), scientifiques, etc.. (Cf. Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration, op. cit.).
29. FERRY J.-M., Entretien, in Esprit, op. cit..
30. Cf. HARRIBEY Jean-Marie, Une allocation universelle garantirait-elle une meilleure justice sociale ? in Encyclopédie : Protection sociale, quelle refondation ?, Economica, Liaisons sociales, 2000, pp. 1211-1221, disponible sur Internet, p. 3.
31. On peut se reporter, à ce point de vue, par exemple et pour faire simple, à l’article de QUIRION Philippe, Les justifications en faveur de l’allocation universelle : une présentation critique, 1995, disponible sur http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus : quirionO.htm. Par contre, on peut discuter de la « crédibilité politique » de l’allocation universelle. Ph. Quirion se demande « quelles forces sociales se battront pour une revendication aussi éloignée des luttes passées du mouvement ouvrier ? (…) Ce système rencontre à la fois l’hostilité de « la droite » parce qu’il nécessite un accroissement des prélèvements obligatoires et la méfiance de « la gauche » en apparaissant comme une caution possible à une offensive ultra-libérale de démantèlement de l’État-providence et du droit au travail. » (Op. cit, p. 9). Les partisans de l’allocation universelle rétorquent qu’elle n’accroîtra pas les prélèvements mais les réduira. Et pour affirmer leur réalisme, ils évoquent des expériences réussies qui vont dans leur sens : la pension universelle pour tous les plus de 65 ans en Nouvelle-Zélande (1938) ; le système d’allocations familiales universelles au Canada (1944) ; le système universel de protection contre la maladie et l’invalidité au Royaume-Uni (1946) ; et surtout depuis 1984, l’exemple de l’État d’Alaska qui « commence à verser à chaque résident, de manière indifférenciée et inconditionnelle, un revenu pouvant aller jusqu’à $1000 par an et financé par une part de la rente provenant de l’exploitation du pétrole. » (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 4). Ph. Van Parijs salue aussi l’action du syndicat néerlandais Voedingsbond FNV qui milite depuis des années pour l’allocation universelle. En Belgique, les partis Ecolo et Agalev se sont intéressées à cette formule mais c’est surtout le parti Vivant (1997-2007) qui en a fait son programme électoral, sans succès. ‘Cf. VANDERBORGHT Yannick, « Vivant » ou l’allocation universelle pour seul programme électoral, in Multitudes 8, mars-avril 2002, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
32. HARRIBEY J.-M., op. cit., p. 8. L’auteur, visiblement d’obédience libérale, montre la différence qui existe entre cette allocation et l’impôt négatif de Milton Friedman. Cet impôt négatif intervient a posteriori et éventuellement, c’est-à-dire lorsque l’on constate que les revenus déclarés sont inférieurs à un chiffre donné. A ce moment, une allocation est prévue pour que les revenus perçus atteignent le minimum légal. L’allocation universelle, elle, fonctionne inconditionnellement et a priori. L’auteur ajoute que Milton craignait néanmoins que son système n’ait un effet de désincitation au travail.
33. WOLFESPERGER Alain, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, L’immoralité de l’allocation universelle, disponible sur www.libre.org.
34. Id., p. 14.