iii. Le droit de travailler.
Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.
Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».[1]
Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]
C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.
En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:
« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]
Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».[7]
En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]
En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.
En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».[10]
Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.
Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.
L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.
Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.
L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.
On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».[13]
d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.
En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».
Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?
S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.
En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).[20]
L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».[21]
Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.
Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs[22] ou Jean-Marc Ferry[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».[24]
De quoi s’agit-il ?
« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.
Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].
Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.[30]
Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.
A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.
L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».[32]
Un autre[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».[34]