ii. Une théologie du travail
Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.
Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.
La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.
Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.
Jean Laloup et Jean Nélis[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière[3].
On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.[4]
Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes[6], corps[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)
Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)
Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].
La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »
Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »
Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]
Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »
Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme[19] dans le respect des droits de chaque personne.[20]
Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée[21].
Ainsi, le P. Charles[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]
Bouddhisme, soufisme[24], platonisme, augustinisme[25], stoïcisme, gnoses[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».[30]
Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]
La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].
La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]
Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]
Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]
Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]
On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]
Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »
Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.
Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.
Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique[50].
Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]
Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]
« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).
Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]
La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]
Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.
Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]
Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.[56]
C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].
L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».[60]
Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu[61], est de soumettre la terre[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]
En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].
Tel est le message essentiel du chapitre 4.
Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».
Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».[69]
La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».[71]
Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]
Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.
Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]
Ainsi l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, le corps se trouvant uni par l’intermédiaire de l’âme, comme il a été déjà dit. Dès lors toute l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; principalement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. Cette dernière influence se manifeste d’une double manière : en ce sens d’abord que comme dit l’apôtre, « les membres du corps sont offerts pour être les instruments se la justice » qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme, pour parler comme l’Apôtre (Rm 6, 13) ; en ce sens encore que la vie glorieuse dérive de l’âme jusqu’au corps, selon cette parole de l’Epître aux Romains : « Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts, rendra la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » (Rm, 8, 11). » ( id., IIIa, qu. 8, art. 2, c).
C’est donc à l’homme qu’aboutit l’effort vers l’unité qui se trouve partout dans l’univers. L’acte humain de penser, dans lequel l’univers se retrouve, mais pensé, mais un, n’est pas seulement activité humaine ; il est fonction cosmique.
Nulle part ailleurs l’unité qui travaillait la masse n’avait son principe, parce qu’elle n’y avait pas son être propre. C’est dans l’homme, dans l’homme seul qu’elle arrive à se trouver et à trouver sa force en elle-même. Ainsi, si elle est l’intériorité de l’homme en lui-même, elle est aussi l’intériorité, la seule, que le monde ait en lui-même, l’unité du monde. » (Id., p. 122). On peut donc dire que l’homme est la fin de la création, « la fin intérieure au monde, relativement dernière pour le monde ; Dieu étant la fin transcendante et absolument dernière, mais le monde ne tendant vers Dieu que dans l’homme ». Il n’empêche que l’homme a besoin de l’univers, il y est lié par son corps (« il faut partir du chaos primitif, comme, pour faire l’histoire sainte de l’Homme-Dieu, l’auteur divin a fait commencer le récit à la création du ciel et de la terre »), par son âme qui ne vit et ne connaît que par le corps qui lui-même « n’est que par l’ensemble de l’univers ». La science « manifeste la même parenté de l’homme et de l’univers ». Et, dans la vie morale aussi, l’homme a besoin de l’univers : »L’âme est l’expression du corps dans le domaine du spirituel ; elle est faite, dans l’état d’union, pour vouloir selon les lois du corps. Dieu l’a mise là, dans la matière, pour changer en acceptation morale ce qui est phénomène matériel et pour assimiler ainsi l’univers dans l’esprit.
Il faut donc que l’homme arrive à les vouloir et à les aimer, ces lois du monde, ses lois à lui, à les édicter lui-même en quelque sorte même quand il en souffre et cela, sans raideur stoïcienne, mais avec une tendresse fraternelle et une sympathie ontologique, pour avoir rempli une de ses plus augustes fonctions : celle de reprendre tout l’ordre de la matière dans la vie de l’esprit et dans l’action morale, de faire, avec l’univers humain tout entier, un immense acte d’amour du bien et de Dieu.
Aussi est-ce cet univers qui lui permet ses principaux actes moraux: actes de patience, de sérénité, de force ; les maladies, les incommodités de l’âge, sont ses grands éducateurs ; et son acte humain suprême, celui où il fera passer tout son être, celui de mourir en acceptant de mourir, c’est encore grâce à l’univers et à ses lois qu’il le fera.
Ainsi, même en sa moralité, l’homme est cosmique ; il va vers le bien, à sa manière d’homme, dans le rythme des choses. » (Id., pp. 124-127)
qu’on parle d’immanence, soit. Pourquoi abandonnerait-on à l’erreur un mot qu’elle a dérobé ? Mais non d’une immanence qui nous priverait de notre plus précieux trésor intérieur. Toute vie est immanente. La vie de l’homme l’est aussi. Elle l’est, non en se refermant sur elle-même, mais en aspirant à la vie et à l’immanence suprême, au Dieu qui vit en lui-même. Et la vie chrétienne est immanente aussi, mais d’une immanence supérieure à celle de l’homme seul. Repris tous dans le Christ, nous sommes tous repris en Dieu. C’est la vie éternelle, qui, vivifiant l’humanité sainte du Sauveur, nous vivifie tous en lui. Et cette vie est catholique, universellement humaine, comme elle est éternelle et divine. Et puisqu’elle est une vie, elle est, en même temps, immanente. Mais de quelle immanence ! C’est l’intériorité du Christ mystique, l’intimité de la catholicité entière, la coïncidence, au dedans de soi-même, dans le Christ et par le Christ, avec toute l’humanité régénérée et avec Dieu.
Chaque chrétien a sa grâce propre ; mais toutes les grâces, en chacun de ceux qui les possèdent, demeurent unies par leur commune origine, qui est le Christ, chef de l’Église ; en lui, il n’y a, dans l’ordre surnaturel, qu’un seul vivant. Et ce vivant, à travers les siècles, grandit et se développe ; en tous les peuples, sur toute la terre, il s’étend et se dilate. Et tout cela, toute cette vie, tout ce qui se fait de bien, au ciel, parmi les saints, et ici-bas, en tout l’univers et pendant toute la durée des temps, cela ne fait qu’un seul Christ, tête et membres, unus Chistus amans seipsum. » (MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 336-337).
Il ne s’agit pas non plus du pseudo-optimisme philosophique, qui prétend que le monde qui existe est le meilleur monde possible. Comme si l’idée même du meilleur monde possible n’était pas contradictoire en soi.
Mais optimisme de croyants, optimisme surnaturel.
Il déclare que ce monde, comme l’humanité, n’est certes pas ce qu’il y a de meilleur, au contraire ; mais que Dieu y fait l’œuvre la meilleure possible : la divinisation de l’homme, de l’homme devenu mauvais, par l’homme lui-même et au moyen de maux qu’il s’est lui-même attirés.
Optimisme que n’entament pas les douleurs, les dangers, les terribles angoisses morales, individuelles et collectives, comme une dure nourriture : c’est de cela que l’on fait le renoncement et la confiance qu’il y faut.
Optimisme, encore, qui n’est pas une bonne humeur facile, mais une attitude à conquérir par la grâce de Dieu, car il n’existe qu’à un niveau d’âme où l’homme pécheur n’arrive et ne se maintient que par l’effort de toute sa ferveur. Il ne vient pas tout seul : on doit le faire en soi ; et le faire, puisqu’il inclut la souffrance et la peine, au prix de peines et de souffrances, optimisme racheté de rachetés, optimisme de rédemption.
Optimisme enfin, qui est une grâce, et que Dieu même opère dans les efforts de l’homme. Car il n’est que l’anticipation, par la foi, l’espérance et la charité, de la béatitude, et tout cela est grâce et don ». (La théologie du Corps mystique, op. cit., pp. 378379).