a. L’éclairage de saint Thomas
Une fois de plus, Thomas d’Aquin va ouvrir des chemins prometteurs. Même s’il reste marqué par la culture de son temps et son attachement à la philosophie grecque, même s’il n’a pas développé autant qu’il l’a fait pour la politique une réflexion socio-économique, il y a, dans l’œuvre de Thomas, toute une série de considérations très intéressantes[1] sur l’environnement et l’alimentation[2], le libre-échange et le commerce[3], la propriété[4], l’impôt[5], l’usure[6], etc., dont nous aurons à méditer l’intérêt plus loin.
Pour l’instant, nous nous arrêterons aux parties de son œuvre qui auraient dû, à la suite de Paul, corriger la conception traditionnelle de la société et du travail.
Saint Thomas et la tripartition
La hiérarchie classique des tâches et des états s’est construite sur la certitude de la supériorité du spirituel sur le matériel, de la contemplation sur l’action.
Très attaché à établir des hiérarchies, saint Thomas va néanmoins nuancer cette affirmation. La vie contemplative est-elle plus digne que la vie active[7] ? Saint Thomas répond[8] : « Rien n’empêche qu’une chose soit en elle-même, de plus haut prix qu’une autre, tout en étant, à tel point de vue particulier, surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie contemplative, dont il faut dire qu’elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote[9] donne huit raisons. 1° La vie contemplative convient à l’homme suivant ce qu’il y a de plus relevé en lui, qui est l’intelligence, et en regard de l’objet propre de l’intelligence, à savoir les intelligibles. La vie active, elle, est toute occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure de la vie contemplative, s’interprète-t-il : le principe vu, tandis que la vie active est figurée par Lia [ou Léa in Gn 29, 17] aux yeux malades, selon saint Grégoire. -2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême. (…) Aussi nous montre-t-on Marie, figure de la vie contemplative, assise, sans en bouger, aux pieds du Seigneur[10]. -3° Il y a plus de joie dans la vie contemplative que dans la vie active. d’où ce mot de saint Augustin : « Marthe s’agitait, Marie se régalait ».[11] -4° Dans la vie contemplative, l’homme se suffit davantage à soi-même, ayant, pour s’y livrer, besoin de moins de choses. d’où cette parole : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles en vue de beaucoup de choses. »[12] - 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. « J’ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c’est elle que j’entends poursuivre, qui est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur. »[13] -6° La vie contemplative se présente comme un repos et une tranquillité, selon le mot du Psaume: « Donnez-vous du repos et voyez que je suis Dieu. »[14] -7° La vie contemplative se tient dans la sphère du divin, la vie active dans celle de l’humain. « Au commencement était le Verbe, écrit saint Augustin : Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s’est fait chair : Voilà celui que Marie servait. »[15] -8° La vie contemplative appartient à ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, c’est-à-dire à l’intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l’homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. d’où le psaume, après avoir dit : « Tu sauveras, Seigneur, les hommes et les bêtes », ajoute ceci, qui est spécial à l’homme : « Et dans ta lumière nous verrons la lumière. »[16] »
Ceci dit, saint Thomas ajoute immédiatement : « Mais d’un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être préférée. Même Aristote le reconnaît : « Il vaut mieux philosopher que gagner de l’argent ; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l’argent est préférable. »[17] « Saint Thomas se demande alors[18] si la vie active est plus méritoire que la vie contemplative. Sa réponse, de nouveau, fait la part des choses : « La racine du mérite, c’est la charité. (…) d’autre part, la charité consiste dans l’amour de Dieu et du prochain. Or, (…) il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain. Donc, ce qui ressortit plus directement à l’amour de Dieu est, de par sa nature, plus méritoire que ce qui relève directement de l’amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l’amour de Dieu. C’est la doctrine de saint Augustin[19] : « L’amour de la vérité, à savoir de cette Vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, aspire au saint loisir, celui de la contemplation. » La vie active, par contre, se rapporte plus directement à l’amour du prochain, puisqu’aussi bien « elle est toute occupée à servir sans trêve », comme il est écrit[20] . Par sa nature même, la vie contemplative est donc de plus grand mérite que la vie active. C’est ce que dit saint Grégoire : « La vie contemplative l’emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux œuvres de la vie présente, où il est nécessaire d’assister le prochain. Celle-là, par manière de véritable savourement intérieur, goûte déjà le repos à venir, dans la contemplation de Dieu. »[21]
Il peut cependant arriver qu’une personne acquière, dans les œuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux que telle autre personne acquiert dans celles de la vie contemplative. S’il se trouve, par exemple, que par surabondance d’amour divin et en vue d’accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire, elle supporte parfois d’être privée pour un temps de la douceur de la divine contemplation. C’est ce que dit saint Paul : « Je souhaitais d’être anathème loin du Christ pour mes frères. »[22] Saint Jean Chrysostome explique: « L’amour du Christ avait à ce point submergé son âme que, cela même qu’il mettait au-dessus de tout, c’est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait, dans la vue de plaire au Christ, à n’en plus faire cas. »[23]
La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? « La vie active, répond saint Thomas[24], peut être envisagée sous un double aspect. En tant qu’elle est le goût et la pratique des actions extérieures. Prise en ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu.
Mais l’on peut envisager la vie active en tant qu’elle discipline les passions de l’âme et les soumet à l’ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l’âme. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire[25] : « Quiconque veut posséder la citadelle de la contemplation doit s’éprouver au préalable sur le champ de bataille de l’action. Il doit s’assurer qu’il ne cause plus aucun préjudice à son prochain, qu’il supporte patiemment celui que le prochain peut lui causer, que devant l’abondance des biens temporels son âme ne s’abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne l’afflige pas sans mesure. Il doit s’assurer aussi que, lorsqu’il rentre en soi-même pour y méditer les choses spirituelles, il ne traîne pas après soi les images des choses corporelles ou, s’il en a traîné, qu’il les discerne et les chasse. » Donc l’exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ceci qu’il apaise les passions intérieures d’où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. » » Si l’« application aux œuvres extérieures » empêche la contemplation, la vie active a pour résultat de modérer les passions, « elle est, par excellence, l’école des vertus morales et leur propre terrain d’exercice »[26]. Saint thomas justifie ici, a posteriori, le souci d’un Benoît de Nursie ou d’un Bernard de Clervaux qui recommandèrent le travail manuel comme remède à l’oisiveté et à d’autres défauts.[27]
Mais est-ce suffisant pour que la vie active ait la priorité sur la vie contemplative ? « Le mot de priorité comporte un double sens. Celui, d’abord, de priorité de nature. Dans ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s’applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active. La raison supérieure, dont c’est la fonction de contempler » gouverne « la raison inférieure, préposée à l’action (…).
Celui, en second lieu, de priorité par rapport à nous, c’est-à-dire dans l’ordre de génération. Dans ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose. (…) Dans l’ordre de génération, en effet, la disposition précède la forme, qui n’en possède pas moins sur elle une priorité absolue de nature. » Et saint Thomas ajoute cette précision intéressante : « On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l’ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active dans l’ordre de la direction, en vue de soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. »[28]
De cette mise au point qui aurait dû relativiser la tripartition, saint Thomas ne tire pas de conséquences sociales, restant attaché par ailleurs à l’idée de hiérarchie des êtres[29]. Mais le plus intéressant reste à venir.
Saint Thomas et le travail
Si saint Thomas, métaphysicien et non économiste, « va à l’économie par le chemin de l’éthique »[30], il montre qu’ »il n’y a économie véritable que là où il y a travail humain »[31].
Voyons cela de plus près.
d’une part, comme l’Écriture le souligne, l’homme est sujet et fin du monde, il est seigneur de cette nature créée pour lui et dont il use selon la raison. En effet, « tout fut mis sous ses pieds » dit le psaume[32]. « Tout », le monde, est objet pour lui.
d’autre part, le sujet l’emportant sur l’objet, les valeurs humaines, valeurs spirituelles surtout, l’emportent sur les valeurs matérielles et doivent toujours l’emporter.
Il s’ensuit logiquement que l’économie, même la plus développée, est bonne si elle respecte cette hiérarchie, si ses valeurs restent subordonnées aux valeurs spirituelles, si les biens extérieurs sont considérés comme des moyens en vue d’une fin qui les dépasse, s’ils sont ordonnés à cette fin qu’est l’homme considéré dans l’intégralité de son être et d’abord dans ce qui fait sa spécificité : être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, appelé à faire croître en lui cette image et cette ressemblance. « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, explique saint Thomas, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme, par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher »[33]. Et l’auteur précise encore: « L’homme désire naturellement les biens extérieurs comme des moyens relatifs à une fin. Ce désir est bon pour autant qu’il respecte la proportion entre les moyens et la fin »[34]. Nous allons éclairer cette notion importante de « bien relatif à une fin » mais il est important de faire remarquer que saint Thomas envisage aussi le cas de ceux qui disposent de plus qu’il n’est nécessaire à leur « vie » et à leur « condition » : « Comme le disent saint Ambroise[35] et saint Basile[36], Dieu donne à certains hommes une surabondance de richesses « afin qu’ils aient le mérite de les dispenser vertueusement ». A chacun il suffit de peu. L’homme libéral agit donc bien en faisant la part plus large aux autres qu’à lui-même »[37]. Les biens temporels sont donc, peut-on dire, des biens relatifs par rapport à diverses fins, à d’autres biens : vivre selon sa condition ou aider les autres. Mais ils sont relatifs aussi par rapport à un bien absolu, une fin ultime. Ordonnés au bien absolu, ils acquièrent leur plus grande perfection morale. A la question de savoir si les biens temporels peuvent être mérités, Thomas répond : « L’objet du mérite consiste en une récompense ou un salaire dont le caractère essentiel est d’être un bien. Mais il y a deux sortes de biens pour l’homme : le bien absolu et le bien relatif. Le bien absolu de l’homme c’est d’abord sa fin ultime, selon la parole du Psaume : « Le bien pour moi, c’est d’être uni à Dieu »[38] ; c’est aussi tout ce qui est de nature à conduire à cette fin. Tout cela est objet de mérite absolument. Le bien relatif et non absolu de l’homme est ce qui est un bien pour le moment ou sous un certain rapport. cette sorte de bien n’est pas objet de mérite absolument mais relativement.
Ces précisions étant données, il faut dire que, si l’on considère les biens temporels en tant qu’ils favorisent l’accomplissement des œuvres des vertus qui nous mènent à la vie éternelle, alors ils deviennent directement et absolument objet de mérite, au même titre que l’accroissement de la grâce et tous les autres secours qui nous permettent de parvenir à la béatitude, une fois la première grâce reçue. (…) Si, par contre, on considère les biens temporels en eux-mêmes, alors ils ne sont point absolument des biens pour l’homme, mais seulement à certains égards ».
A propos du « magnanime »[39], il dira qu’il « méprise les biens extérieurs, en ce sens qu’il ne les regarde pas comme des biens tels qu’il faille jamais s’abaisser pour eux ; mais il les estime comme d’utiles auxiliaires de la vertu ».[40] Certes, « la vertu peut exister sans les biens de la fortune, mais ils facilitent son action ».[41]
Il résulte de tout ceci que l’acquisition des biens matériels comme leur production ne peuvent être autonomes. Elles doivent rester soumises à une régulation éthique pour que l’ordre des valeurs ne soit pas bouleversé et n’entraîne la société dans une culture matérialiste. Ceci dit, « L’étendue des biens désirés est de soi moralement indifférente »[42]
La production et l’acquisition des biens régulées selon les principes éthiques rappelés, sont essentiellement le fruit du travail humain. Nous verrons plus loin que saint Thomas a, comme Aristote, une position réservée face au commerce et qu’il est, comme dans l’Ancien testament, relativement sévère vis-à-vis du prêt à intérêt dans la mesure où l’argent ne peut pas, au sens propre, « travailler ».
On peut résumer ainsi la position de saint Thomas face au travail : tous les hommes sont tenus de travailler, comme il est dit dans le livre de la Genèse. C’est d’ailleurs une donnée qui découle de la nature même de l’homme[43]. Le travail est un acte nécessaire à la vie et donc moralement bon : si, explique saint Thomas, « l’objet d’un acte humain est constitué par quelque chose qui correspond à l’ordre rationnel, il sera bon selon son espèce (…) »[44].
De plus, l’homme au travail est particulièrement image de Dieu puisqu’il est cause relative à l’image de la Cause absolue[45]. A l’image d’un Dieu créateur, il insère aussi dans le monde quelque chose de la bonté et de la beauté de Dieu.
Alors que la cause de l’activité chez l’animal est l’instinct, elle est toujours chez l’homme l’œuvre de la raison, l’œuvre de la personne, l’œuvre de l’esprit humain: « les actions (…) émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ».[46]
Tout travail a donc une valeur humaine[47], morale[48], sociale[49] et même religieuse: en effet, comme déjà suggéré, « quel que soit le bien qu’il recherche, un être s’approche par là de la divine ressemblance puisque tout être créé est une participation à la bonté divine. Du fait qu’ils sont causes des autres, les êtres tendent donc à ressembler à Dieu ».[50] « Quel que soit le bien qu’il recherche… » ! d’aucuns objecteront immédiatement le caractère spirituel de la nature humaine et sa vocation suprasensible et s’indigneront que l’on puisse découvrir une valeur religieuse, quelque chose de la vie et de la bonté de Dieu dans la recherche d’un bien matériel, par exemple, dans la « sollicitude pour la nourriture ». Thomas répond : « Tout acte (…) requiert de l’attention. Si donc l’homme ne doit appliquer son attention à rien de ce qui est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et déraisonnable. Dieu a réglé l’activité de tout être selon le propre de sa nature. Or l’homme est formé de chair et d’esprit. En conséquence, selon le plan divin, il doit déployer ses activités corporelles en même temps qu’il s’applique aux choses spirituelles ; et plus il est parfait, plus il s’adonne à celles-ci. Néanmoins cette perfection humaine n’exclut pas toute activité corporelle. Ce genre d’activité est ordonné à la conservation de la vie ; le négliger serait négliger sa vie ; or chacun est tenu de l’assurer. Ne pas agir et attendre de Dieu quelque secours, alors que l’on peut s’aider par ses propres moyens, c’est être insensé et tenter Dieu. N’appartient-il pas à la divine Bonté d’exercer sa providence, non en produisant tous les effets immédiats, mais en promouvant les êtres à leurs activités propres (…). On ne doit donc pas attendre de secours de dieu sans apporter sa propre collaboration: ceci répugne au plan de Dieu et à sa bonté. »[51]
Même si Thomas estime que le travail intellectuel est supérieur au travail manuel[52], tout travail, dans la mesure où il parfait l’homme[53] et contribue au bien commun, est honorable, respectable et au service de Dieu[54].
Ainsi, à la question de savoir si les religieux sont obligés de travailler de leurs mains, saint Thomas répond que : « le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c’est d’assurer la subsistance. d’où cette parole adressée au premier homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Et cette autre d’un Psaume (127, 2): « Alors tu te nourris du travail de tes mains. » Le second, c’est de supprimer l’oisiveté, mère d’un grand nombre de maux. C’est pourquoi il est écrit : « Envoie ton serviteur travailler pour qu’il ne reste pas oisif : l’oisiveté est une grande maîtresse de malice. »(Si 33, 28-29) Le troisième, c’est de refréner les mauvais désirs en macérant le corps. Aussi est-il écrit : « Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. »(2 Co 6, 5-6) Le quatrième, c’est de faire l’aumône. Témoin cette parole : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage honnête pour avoir de quoi donner à l’indigent. »(Ep 4, 28) ».[55]
De ces quatre buts, seuls le premier est obligatoire, les autres peuvent être atteints par d’autres voies.
Le travail est nécessaire à la subsistance. Il peut nous détourner de l’oisiveté et de la convoitise et nous permettre éventuellement de faire l’aumône[56]. Il est indispensable à la vie matérielle et a de bons effets donc sur la vie morale et sociale. Plus exactement encore, le travail nous évite surtout des maux : misère, dépendance, péchés. Son seul aspect vraiment positif est de nous permettre de soulager la misère d’autrui. Saint Thomas ne va pas au delà et ne s’interroge pas sur la valeur intrinsèque du travail, sur sa capacité plus profonde de collaborer à la formation de la personne, d’être un lien social, un facteur de progrès non seulement matériel mais aussi spirituel.
Notons encore que saint Thomas considère comme travail manuel, le travail qui met en œuvre « les mains, les pieds ou la langue ». Le travail manuel est, pour lui, le travail par excellence, comme chez la plupart des théologiens qui l’ont précédé et suivi. Ce qui explique que les « œuvres serviles » ont été principalement interdites lors du repos dominical[57]. Pour J. Leclercq, une des explications de cette prédilection des auteurs chrétiens « se trouve sans doute (…), et sans même qu’ils s’en rendent compte, dans leur amour des humbles et leur souci de réagir contre le mépris aristocratique du travail manuel. »[58] Il nous montre aussi que, d’une certaine manière, le travail intellectuel n’est pas considéré comme un vrai travail dans la mesure où il ne produit pas de »choses », de valeurs économiques mais se présente plutôt comme un service qui ne se paie pas : ce sont, d’ailleurs, les « choses », les marchandises que l’on paie et non le travail.
A la suite de saint Paul, saint Thomas va tout de même corriger un peu cette conception. Toujours à propos des religieux, à la question de savoir s’ils peuvent vivre d’aumônes, saint Thomas fait remarquer que « celui-là ne vit pas oisif qui, sous une forme quelconque, sert à quelque chose ».[59] Ailleurs et plus précisément à propos des avocats, se demandant s’ils peuvent recevoir des honoraires, il écrira que « lorsqu’on n’est pas obligé de rendre un service à quelqu’un, on peut, en toute justice, exiger une rétribution après l’avoir rendu. Or il est clair qu’un avocat n’est pas toujours obligé d’accorder son assistance et ses conseils aux justiciables. Aussi bien ne commet-il pas d’injustice s’il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d’un malade et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient raisonnables et tiennent compte de la situation sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni et des coutumes du pays. »[60] Il est toutefois symptomatique que saint Thomas, dans son argumentation, souligne le fait que le travail de l’avocat est, in fine, une sorte de travail manuel : « Si la possession de la science juridique est un bien spirituel, son usage exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir de l’argent ; sinon aucun artisan ne pourrait vivre de son art. »[61]
Ailleurs encore, condamnant la simonie[62], saint Thomas notera qu’ »à celui qui possède la science et n’a point cependant un office qui l’oblige à la communiquer aux autres, il lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son conseil. Non point qu’il vende la vérité ou la science : il loue son travail. »[63]
Même si, pour saint Thomas et combien d’autres théologiens à travers l’histoire, le travail manuel est le travail par excellence, on voit que le Docteur angélique reconnaît, ne fût-ce qu’indirectement, la dignité du travail intellectuel et son droit à la rémunération.
Thomas va également poser le problème de la mesure du travail, de la quantité de travail à laquelle on est tenu. Y a-t-il un minimum exigible, y a-t-il un maximum à ne pas dépasser ?
Le travail minimum exigible est le travail nécessaire à la vie d’une personne, c’est-à-dire à sa subsistance physique, certes, mais aussi, en fonction même de ce qu’est une personne, être spirituel et être en relation : ce qui est nécessaire à la formation, aux bonnes mœurs, à la condition sociale, à l’entretien d’une famille, etc. : « c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang »[64]. « Chacun dans la vie a des convenances à garder »[65]. Il va sans dire que ce minimum variera selon les conditions et les époques. La question du maximum est importante car elle est liée à l’accumulation des richesses. Thomas sait que la cupidité « n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin »[66]. Or, Il nous a bien dit que « les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition.« Il en conclut que « dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher ».[67] On a, dès lors, l’impression que le maximum permis se confond avec le minimum exigible ou, en tout cas, n’en est guère éloigné.
Max Weber dont nous allons bientôt parler prétendra que le dynamisme de l’économie moderne est le fruit de la Réforme. Les catholiques, à la suite de saint Thomas étant restés attachés à une vision très statique de l’économie, vision liée à une conception sociale fixe empêchant tout progrès[68].
Saint Thomas est-il vraiment l’ennemi du progrès économique et doit-il dans la réflexion contemporaine être, d’office, banni ?
Certes, saint Thomas est tributaire du système économique de son temps, mais, une fois encore, il est dangereux de ne tenir compte que de tel ou tel passage de son œuvre. Il faut tenir compte de tous les éléments épars dans son œuvre qui tourne autour de la question économique. Or, que constate-t-on ?
Au delà ce qui est nécessaire à la subsistance et à la condition, Thomas va-t-il limiter la recherche du superflu s’il sert au soulagement des pauvres ? Il ne faut pas oublier que les biens extérieurs sont des moyens au service d’une fin qui en mesure la qualité morale relative.
Thomas précise[69] que l’avarice, « amour immodéré de posséder » et donc péché, introduit un désordre social et un désordre intérieur.
Un désordre social car l’avare en acquérant et en détenant plus qu’il ne convient « pèche directement contre son prochain : les mêmes richesses ne pouvant être possédées à la fois par plusieurs, la surabondance chez les uns entraîne nécessairement la pénurie chez les autres. » Mais s’il ne s’agit pas de posséder, au plein sens du terme, mais de rechercher la « surabondance » pour la faire servir au bien commun ou parce qu’elle est indispensable à l’exercice d’une fonction sociale, peut-on encore parler d’avarice, de péché ?
L’avarice est aussi le signe d’un désordre intérieur, un « dérèglement du cœur » par « l’attachement aux richesses, que l’on peut désirer ou aimer, ou dans lesquelles on peut se complaire, avec excès ». Ce dérèglement devient « un péché contre Dieu, comme l’est tout péché mortel, pour autant que les biens temporels font mépriser les biens éternels ». Mais y a-t-il dérèglement, y a-t-il péché si le souci du temporel ne l’emporte pas sur le spirituel ?
Si la justice sociale est respectée, le désir et l’acquisition des richesses peuvent-elles être considérées comme avarice ?
Bien sûr, à lire saint Thomas, on constate que l’accent est nettement mis sur le juste nécessaire mais cette insistance qu’on peut relier à la vie socio-économique du temps n’est-elle pas justement contingente puisque liée au style d’une époque déterminée ?
Reste intacte l’idée essentielle de la primauté de la fin sur les moyens, des biens moraux et spirituels sur les moyens matériels. A propos du commerce dont Thomas, à la suite d’Aristote, se méfie, le théologien note que « si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête ».[70] Mais il ajoutera immédiatement qu’il s’agira de toute façon d’un « gain modéré ».
La notion de progrès n’est pas étrangère à saint Thomas. Parlant des rôles du roi, il lui donne comme mission « d’abord d’instituer une vie bonne dans la multitude qui lui est soumise ; deuxièmement, l’ayant établie, la conserver ; troisièmement, l’ayant conservée, la faire progresser ». Ce souci du progrès, précise Thomas, doit s’appliquer « sur tous les points » et donc aussi à la recherche d’ »une quantité suffisante de choses nécessaires au bien-vivre ».[71]
On peut déduire de tout ce qui précède, que les richesses sont bonnes si elles servent au bien personnel et bien social.[72]
Johannes Haessle résume ainsi la position thomiste : « Le monde est un ordre, ordre stable et invariable, car les lois qui lient toutes ses parties entre elles culminent dans la « lex divina ». Le travail de l’homme dans le monde a une fin qui n’est pas dans le monde, fin pour laquelle l’homme et le monde ont été créés, à laquelle les choses sont nécessairement ordonnées et à laquelle l’homme doit se soumettre librement. Toute vie, vie économique comprise, n’a de sens qu’en réalisant la loi fondamentale : à nécessité naturelle, obligation morale. L’économie, comme tout travail appartiennent à l’ordre de la civilisation doit être un moyen de libération spirituelle, et seule la vertu libère l’esprit. La vertu, de son côté, n’est qu’un moyen de posséder le Souverain Bien, qui est la vision de Dieu. (…) Mettre au contraire le désir au-dessus de la possession, préférer l’exaltation de la recherche à la paix de la béatitude, comme le Faust de Goethe (…), c’est ôter tout sens à l’infini de l’inquiétude et du désir. Car tout mouvement vit du pressentiment d’un repos. Le mouvement de la vie économique ne peut donc se suffire à lui-même ; relatifs, les biens économiques ne peuvent être désirés que relativement, car le désir, l’action, l’effort, si infatigables soient-ils, n’ont jamais, par eux-mêmes, de valeur absolue : ils valent ce que vaut leur fin. La rationalisation capitaliste est purement technique, la « rationalisation du thomisme est morale et vise à la perfection de l’âme »[73]. »[74]
Encore faut-il savoir que par travail manuel l’on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l’outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.
Si maintenant nous considérons le travail manuel comme remède à l’oisiveté ou comme moyen de macérer le corps, il n’est pas de précepte en lui-même. Il y a d’autres moyens de remédier à l’oisiveté ou de macérer la chair. Les jeûnes et les veilles macèrent la chair. La méditation des Saintes Écritures et les louanges de Dieu empêchent l’oisiveté. Commentant le mot du Psaume (118, 82) : « Mes yeux ont défailli sur ta parole », la Glose fait cette remarque : « Celui-là n’est pas oisif qui se consacre à l’étude de la Parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l’emporte pas sur celui qui s’applique à la connaissance de la vérité. » C’est pourquoi les religieux ne sont pas obligés aux ouvrages manuels, pas plus d’ailleurs que les séculiers. A moins toutefois que les statuts de leur Ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par saint Jérôme : « Les monastères égyptiens observent cette coutume de ne recevoir personne sans lui imposer l’engagement de s’occuper et de travailler. Et ce n’est pas tant par souci de la subsistance matérielle qu’en vue du salut de l’âme et pour empêcher les pernicieuses divagations de l’esprit. »
Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l’aumône, il ne fait non plus l’objet d’aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l’on se trouverait dans la nécessité de faire l’aumône et où l’on ne pourrait se procurer par d’autres voies de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas-là, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de faire quelque ouvrage manuel. »