b. Saint Thomas
Saint Thomas[1] va reprendre la théorie d’Aristote, la préciser et l’organiser plus rationnellement encore, dans le cadre religieux de sa Somme théologique.
La justice, parmi les autres vertus[2], est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise », selon le droit naturel ou positif. L’objet de la justice, dira saint Thomas, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs. »[3] La vertu de justice, vise en effet, le juste c’est-à-dire le droit.[4] La justice rend droites et donc bonnes les actions. Comme le dit Cicéron cité par saint Thomas : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. (…) C’est en elle qu’éclate souverainement la splendeur de la vertu. »[5]
Elle ordonne au bien commun toutes les actions des vertus : « …les actes des vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l’homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, cette justice dite générale, est appelée justice légale[6] : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun. »[7] Et tout le Décalogue se rapporte à la justice : « Les commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d’emblée à l’assentiment de la raison naturelle. Mais il est non moins évident que la notion de devoir ou dette, qui est nécessaire à un commandement, apparaît dans la justice, qui regarde autrui. En effet, quand il s’agit de ce qui le regarde personnellement, il suffit d’un coup d’œil pour voir que l’homme est maître de lui-même et libre de faire ce qui lui plaît ; au contraire, quand il s’agit de ce qui regarde autrui, c’est l’évidence même que l’homme est obligé de s’acquitter envers lui de ce qu’il lui doit. Les commandements du Décalogue devaient donc se rapporter à la justice. Les trois premiers ont pour objet les actes de la vertu de religion, partie principale de la justice ; le quatrième, les actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les six derniers, les actes de la justice ordinaire, qui règle les rapports entre égaux. »[8] Saint Thomas précise que : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin, selon la parole de S. Paul : « La fin du précepte, c’est la charité ». Mais ce sont d’abord des actes de justice, qui, à ce titre, appartiennent à la justice. »[9] Enfin, il fait remarquer que le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice est le don de piété. Cette vertu, en effet, « rend des devoirs » non seulement à Dieu, aux parents, « mais s’étend à tous les hommes, à cause de leurs rapports avec Dieu » et à ce don sont liées, d’une manière ou d’une autre[10], 3 béatitudes : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés » ; « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » ; mais aussi : « Heureux les doux (les humbles) car ils posséderont la terre. »[11] Or, pour saint Thomas, les récompenses attribuées aux béatitudes « seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, elles sont en quelque sorte commencées. Car le royaume des cieux peut s’entendre, au dire de saint Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel chez les parfaits l’esprit commence à régner. Il n’est pas jusqu’à la possession de la terre qui ne signifie la bonne affection d’une âme en repos par le désir dans cette stabilité de l’héritage éternel, symbolisée par la terre. »[12] Un commentateur en conclut qu’une telle vision pourrait confirmer l’idée « qu’il existe un rapport entre l’exercice de la justice (parfaite par le don de piété) et la prospérité même matérielle des sociétés terrestres. »[13]
En attendant, que signifie être juste ?
Etre juste avec autrui c’est avoir une activité extérieure qui lui est justement proportionnée. Cette « égalité de proportion » constitue « le juste milieu de la justice » car « l’égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins ».[14]
Autrement dit « l’acte de la justice consiste à rendre à chacun son dû »[15]. Etienne Gilson résume ces passages en définissant la justice comme « une disposition permanente de la volonté à rendre à chacun son droit ». Il ne s’agit plus, comme dans les autres vertus, « de quelqu’un qui se tient dans un juste milieu, mais du juste milieu de quelque chose. (…) Ce juste milieu de la chose même, c’est le droit de la personne intéressée par l’acte qui le détermine. »[16]
Rendre à autrui ce qui lui est dû : dans le cadre de la justice générale, ce qui est dû prioritairement à chaque homme c’est sa pleine humanité, c’est le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et pour lui-même, c’est-à-dire responsable »[17], et donc mettre en place « un espace social humain »[18] indispensable à son épanouissement.
L’injustice, quant à elle, se manifeste donc de deux manières : par le mépris du bien commun ou par « une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu’on veut plus de biens, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme les labeurs et les dommages. »[19]
Avant de passer aux espèces de justice, relevons le rapport qui existe entre justice et autorité. Le juste, avons-nous dit, se détermine selon le droit naturel et positif. Saint Thomas précise : « selon les lois écrites »[20]. Or, qui écrit la loi sinon le « prince » ? Le juge applique la loi établie dans la mesure où il a reçu du souverain autorité pour le faire.[21] Voilà confirmées la prééminence du politique et l’importance de l’état de droit pour qu’une société soit juste.
Venons-en à la distinction qu’Aristote déjà faisait entre deux espèces de justice particulière, justice qui « s’ordonne à une personne privée, qui est dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout ». De partie à partie, d’individu à individu, c’est la justice commutative « qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes. » Entre le tout et les parties, entre le corps social et ses membres, c’est la justice distributive qui est « appelée à répartir proportionnellement le bien de la société ».[22] Comme Aristote, saint Thomas dira que la justice distributive s’établit selon une proportion géométrique car, ici, « le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné _ l’autre ». L’égalité dans ce cas est proportionnelle alors que dans les échanges, « l’égalité s’établit selon une moyenne arithmétique »[23] dans une perspective de réciprocité qui, en justice distributive, n’a pas de raison d’être.[24]
On l’a sans doute remarqué au passage, l’application de la justice distributive implique, pour saint Thomas, « que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l’autre. » Il explique : « il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d’autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c’est pourquoi, en justice distributive, il est d’autant plus donné de biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante », selon le mérite, disait Aristote. Mérite ou prépondérance (principalitas) qui peut s’interpréter de différentes manières suivants les régimes : « dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu, dans les oligarchies à la richesse, dans les démocraties à la liberté, et sous d’autres régimes, d’autres façons ». Pour saint Thomas, comme pour Aristote, toute société est hiérarchique. Même la démocratie est hiérarchisée selon les libertés dont jouissent ses membres, nous dit E. Gilson[25]. Il est juste que les charges soient réparties selon le mérite et que des honneurs divers soient accordés aux diverses charges sans faire acception de personne c’est-à-dire sans tenir compte d’autre chose que le mérite[26]. Pour ce qui est des biens matériels, des « biens extérieurs », nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, saint Thomas rappelle que « l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. »[27] « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation - œuvre du droit humain - ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…) Cette même nécessité fait que l’on peut prendre le bien d’autrui pour venir en aide au prochain dans la misère. »[28]
Il est certain, comme le souligne E. Herr[29], que saint Thomas est marqué par la culture de son temps et notamment par le fait qu’il vivait dans un régime de chrétienté, hiérarchisé, plus soucieux de l’orientation de l’ensemble de la société que de la personne. Il y avait donc là un danger de ce que les anglo-saxons appellent « holisme », théorie pour laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties[30], où, précise Herr, « le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout ». On peut rappeler aussi que ce régime de chrétienté où spirituel et temporel ne sont pas suffisamment distingués, est trop peu soucieux des droits fondamentaux de la personne et, notamment, de son droit de participation.
Il n’empêche que saint Thomas va inspirer profondément la conception chrétienne moderne de la justice sociale qui va s’inscrire dans un contexte culturel et politique bien différent[31].