vii. Le juste, selon P. Ricoeur
On devine, à travers cette analyse de la pensée de Rawls, dans quel sens Ricoeur va orienter sa propre conception du juste.
Un des livres les plus célèbres de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre[1], fait la part belle à l’Ethique à Nicomaque considérée comme « la principale conception téléologique de la vie morale »[2]. « C’est dans les structures profondes du désir raisonné, explique Ricoeur, que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le « vivre bien », la « vie bonne ». C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la « vie bonne ». »
L’éthique, dira-t-il, c’est « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes »[3]. Détaillons cette définition.
« Vivre bien », une « vie bonne », une « vie accomplie » sont des expressions équivalentes où « Le bon désigne le telos d’une vie entière en quête de ce que des agents humains peuvent considérer comme un accomplissement, un couronnement heureux. (…) L’action humaine est portée par le désir, et corrélativement par le manque, et (…) c’est en terme de désir et de manque qu’il peut être parlé de souhait d’une vie accomplie. »[4] Sont inclus dans ce désir ou ce manque : l’accomplissement de soi, la réciprocité dans l’amitié et la justice, le propre, le proche et le lointain, dira Ricoeur[5].
Le « soi » s’accomplit « dialogiquement » comme dit Ricoeur dans le rapport à l’autre proche, dans une relation interpersonnelle qui culmine dans l’amitié mais aussi dans le rapport à l’autre distant, dans la cité, selon la justice. En effet, le désir de la « vie bonne », la tension vers le bonheur se vit dans la cité : « c’est comme citoyens que nous devenons humains »[6] et notre désir de justice est un désir de vivre dans des institutions justes.
Ricoeur se basant sur son expérience d’enfance note que nous percevons d’abord l’injustice qui se manifeste essentiellement dans des partages inégaux, des promesses non tenues et des rétributions imméritées qui suscitent notre indignation. De là naîtront, dans l’ordre, le désir d’une justice distributive, d’un droit des contrats et des échanges et, enfin, d’un droit pénal[7] pour éviter la violence, le « corps à corps » de l’indignation et de la vengeance. Pour cela, une « juste distance » entre les antagonistes est nécessaire. Cette « juste distance » est instituée par l’intervention d’un tiers impartial : le juge, bien sûr, mais le « prince« aussi. C’est cette mise à distance qui explique qu’ »aussi merveilleuse que soit la vertu d’amitié, elle ne saurait remplir les tâches de la justice, ni même engendrer celle-ci en tant que vertu distincte. »[8] Quant à l’exigence de justice, elle « a sa racine dans l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens »[9].
Dans cette éthique téléologique donc, s’enracine une déontologie qui, face à l’irruption possible de la violence dans les interactions humaines, définit les normes, les devoirs et les interdictions. La loi qui prétend à l’universalité garantit l’impartialité du jugement mais la loi - qui n’est pas simplement loi morale mais loi juridique, précise l’auteur - « ne saurait se rendre entièrement autonome de toute référence au bien, en raison même de la nature du problème posé par l’idée de distribution juste, à savoir la prise en compte de l’hétérogénéité réelle des biens à distribuer[10]. Autrement dit, le niveau déontologique, tenu à juste titre pour le niveau privilégié de référence de l’idée du juste, ne saurait s’autonomiser au point de constituer le niveau exclusif de référence. »[11]
Après avoir évoqué l’aspect téléologique du juste défini comme « le bon relatif à l’autre », son aspect déontologique où « le juste s’identifie au légal », Ricoeur relève un troisième aspect qu’on pourrait appeler « prudentiel » (c’est la phronesis des Anciens)[12] où le juste est « l’équitable » : « l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action », niveau où « la conscience morale, en son for intérieur, est sommée de poser des décisions singulières »[13]
Cette analyse très complète du « juste » se retrouve en filigrane dans cette réflexion livrée par Ricoeur à une chaîne de télévision : « Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure (…). La démocratie repose sur l’égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduite la guerre et qui, donc, est producteur inégalité. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique ? »[14]
L’appel à la révolution ne doit pas nous dérouter, il faut le comprendre dans la mouvance de la pensée d’E. Mounier qui appelait à une « révolution personnaliste et communautaire »[15] , une révolution personnelle et continue pour faire triompher en nous l’esprit sur les passions et une révolution politico-sociale nécessaire lorsque la société devient destructrice des personnes comme c’est le cas sous le régime capitaliste.[16]
La guerre économique, suivant les principes de Ricoeur, ne peut s’éviter que par une mise à « juste distance » des protagonistes par la médiation d’un tiers impartial. On pense, notamment, à l’État, au nom de la loi. Ce sera un point majeur à examiner dans le chapitre suivant.
En attendant prenons acte de l’impossibilité, selon Ricoeur, de fonder la justice sur une démarche purement procédurale et de la position « intermédiaire » qu’il accorde au juste, « entre le légal et le bon », selon son expression[17].
Ces deux idées me paraissent incontestables. Elles sont, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute réflexion politique sérieuse et elles interpellent les idéologies à la mode.