iii. Rawls, le conciliateur ?
Enfin, serait-on tenté de dire, Rawls[1] vint.
Il faut nous attarder un peu à cet auteur. d’une part, son livre Théorie de la justice est le « traité de philosophie le plus lu du XXe siècle » et, de l’aveu de Ph. Van Parijs, il a suscité une telle littérature qu’il est aujourd’hui impossible d’en faire le relevé exhaustif.[2] d’autre part, beaucoup ont vu dans la pensée de Rawls une possibilité de réconciliation entre socialisme et libéralisme ou du moins entre le libéralisme et le souci social. Plus exactement, la philosophie rawlsienne a la réputation d’avoir dépassé l’opposition classique entre libéralisme et socialisme.[3] Rawls, nous allons le voir, réagit contre la philosophie utilitariste qui a dominé la pensée politique anglo-saxonne depuis 1850 environ[4]. Pour présenter brièvement l’utilitarisme, on peut dire qu’il « peut se ramener à un principe fort simple. Lorsque nous agissons, il faut que nous fassions abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés et des tabous hérités de la tradition, ainsi que de tout prétendu « droit naturel », et que nous nous préoccupions exclusivement de poursuivre (…) « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Plus précisément, il s’agit de maximiser le bien-être collectif, défini comme la somme du bien-être (ou de l’utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’utilitarisme exige que l’on établisse les conséquences associées aux diverses options possibles, que l’on évalue ensuite ces conséquences du point de vue de l’utilité des individus affectés, et enfin que l’on choisisse une des options possibles dont les conséquences sont telles que la somme des utilités individuelles qui lui est associée est au moins aussi grande que celle associée à toute autre option possible. «[5] L’évaluation doit être objective, scientifique, neutre. Bentham n’a pas craint de l’appeler une « arithmétique morale ».[6]
Si Rawls réagit contre l’utilitarisme, il tente aussi de trouver une solution à l’incapacité manifestée par la démocratie à « articuler de manière satisfaisante les notions de liberté et d’égalité ».[7] En effet, « en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un concept publiquement reconnu pour une conception générale de la justice dans le cadre d’un État démocratique moderne. »[8] Dès lors, comment, dans une démocratie où, en principe, tous les citoyens jouissent de la liberté d’opinion, « assurer la coexistence entre des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien » ?[9]
La Théorie de la justice apporte, selon Rawls, la réponse tout en mettant fin à la domination de l’utilitarisme.[10]
Rawls imagine une « position originelle » dans laquelle les hommes ignorent qui ils seront et quelle position sociale ils occuperont dans la vie réelle. Ils vont, dans cette position, « sous voile d’ignorance », comme dit Rawls, négocier un contrat[11] qui les liera dans la vie réelle.
Dans ces conditions d’égalité et de liberté, la raison amènera nécessairement les hommes à adopter les deux principes de justice suivants:
« 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous.
2. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et, b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de juste égalité des chances. »[12]
La justice ainsi fondée est donc le fruit d’une procédure : « il n’y a pas de critère de justice indépendant ; ce qui est juste est défini par le résultat de la procédure elle-même ».[13] Autrement dit encore, « l’objectivité morale doit être comprise selon un point de vue social convenablement construit que tous peuvent accepter. A part la procédure de construction des principes de justice, il n’y a pas de faits moraux. »[14] Rawls évite d’ailleurs de dire que les principes qu’il défend sont vrais ; il les présente comme « les plus raisonnables pour nous »[15].
Notons aussi que la justice telle qu’elle vient d’être définie est la « première vertu des institutions sociales ».[16]
Si maintenant nous examinons ces principes, nous constatons qu’« est juste (…) toute société régie par des principes que des individus égoïstes choisiraient s’ils étaient forcés à l’impartialité par le « voile d’ignorance » qui caractérise la position originelle »[17] et que la société la plus juste est celle qui garantit d’abord[18] une égale liberté (les libertés fondamentales[19]) et une égalité équitable des chances (c’est-à-dire « les chances d’accès aux diverses fonctions et positions »[20]) et ensuite « une distribution des autres biens premiers - prérogatives et pouvoirs attachés à ces fonctions et positions, richesse et revenu, bases sociales du respect de soi - qui maximise la part qui en revient aux plus défavorisés ».
Toutefois, ce « principe de différence » subit la « priorité lexicographique » des deux principes d’égalité cités de telle manière qu’ »une société est plus juste qu’une autre si les libertés fondamentales y sont plus grandes et plus également distribuées, quelle que soit la distribution des autres biens premiers ; et de deux sociétés semblables sur le plan des libertés fondamentales, celle qui assure les chances les plus égales pour tous est la plus juste, quel que soit le degré auquel le principe de différence y est réalisé ».[21]
La justice est donc ici entendue comme équité. La société juste n’est pas égalitaire mais équitable puisque seules les inégalités qui ne profitent pas à tous sont injustes. « L’idée sous-jacente, explique David Glendinning, est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n’est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n’est ni juste ni injuste. Ce qui peut l’être, c’est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les défavorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l’idéal de fraternité ».[22] La conception de la justice selon Rawls se différencie de l’égalitarisme mais aussi de l’utilitarisme par les aspects suivants:
\1. le principe de différence est ordonné aux défavorisés : « les partenaires sont censés choisir l’arrangement qui maximise la part minimale »[23] puisque, « sous le voile d’ignorance », personne ne sait quelle place il occupera dans la vie réelle ;
\2. ce principe ne s’exprime pas en termes d’utilité ou de bien-être mais de « biens sociaux premiers » (les « conditions et moyens généraux dont nous avons tous besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons » : libertés, avantages socio-économiques et chances d’accès à ces avantages. Rawls n’additionne ni ne compare des niveaux de bien-être mais il s’assure « que tous ont les mêmes libertés et les mêmes chances, et que les avantages socio-économiques sont distribués de manière à ce que ceux qui en ont le moins en aient plus que n’en auraient les plus défavorisés dans n’importe quelle autre situation possible où libertés et chances seraient égales ». Rawls réintroduit ainsi une certaine justice distributive qui est « un compromis élégant et attrayant entre un égalitarisme absurde et un utilitarisme inique. »
\3. Les droits individuels fondamentaux doivent être préservés envers et contre tout. Ils ne peuvent jamais être sacrifiés « fût-ce au nom du souci d’égaliser les chances ou d’améliorer le sort des plus défavorisés. »[24]
Au terme de son étude sur la philosophie politique anglo-saxonne, Van Parijs précise que son projet était, dans le cadre d’un pluralisme démocratique, « de contribuer à l’élaboration d’une théorie solidariste de la justice »[25] « Pour une théorie libérale solidariste, explique-t-il, une société juste est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »[26]. En face de ce libéralisme solidariste dans lequel on peut ranger Rawls, existe un libéralisme propriétariste illustré, par exemple, par les libertariens Rothbard et Nozick. Ceux-ci définissent « une société juste comme une société qui ne permet à personne d’extorquer à un individu ce qui lui revient en un sens prédéfini. »[27] Robert Nozick, en particulier, dans Anarchie, État et Utopie[28], va critiquer la théorie de Rawls et affirmer : « est juste tout ce qui résulte du libre exercice des droits inviolables de chacun ». Autrement dit, la justice est « une pure affaire de non-violation de droits ».[29]
Il faut, selon Van Parijs, orienter, avec urgence, la recherche dans le sens d’un libéralisme solidariste pour trois raisons. Il croit, « en premier lieu (que) le pluralisme interne aux diverses nations continue (…) de s’approfondir, de se révéler, de s’affirmer, rendant toujours plus illusoire l’espoir de régler les conflits par l’appel à une conception englobante de la société bonne appuyée sur une tradition partagée par l’ensemble de la communauté nationale (…). En deuxième lieu, il croit que « l’interdépendance croissante, le renforcement de confédérations d’États sous la pression de la concurrence économique mondiale, la présence toujours plus pressante des médias concourent (…) à ériger des tribunes là où il n’y avait que des parloirs et ainsi à « démocratiser » l’ordre international (…). » Enfin, il croit qu’ »en créant sans relâche des interdépendances multiformes (notamment environnementales) et des possibilités insoupçonnées (par exemple, en matière d’interventions chirurgicales, de manipulations génétiques ou de fichage informatique), l’évolution technologique continue (…) d’élargir le champ des problèmes sur lesquels les décisions collectives doivent être prises (…). »[30]
En lisant Rawls et ses commentateurs, nous avons vu, à plusieurs reprises, la mise en question de la notion de vie ou de société « bonne » comme fondement de la justice.
La conception libérale, nous a-t-on dit, « est une conception qui s’interdit toute hiérarchisation des diverses conceptions de la vie bonne que l’on peut trouver dans la société ou, du moins, qui accorde un respect égal à toutes celles parmi elles qui sont compatibles avec le respect des autres ». Elle élabore une théorie de la justice qui est neutre « à l’égard des diverses conceptions particulières de la vie bonne, qui ne repose pas sur l’affirmation de la supériorité intrinsèque d’un type particulier de conduite ou d’expérience. »
Tout autre est la conception perfectionniste de la justice, qui s’appuie « sur une conception particulière de la vie bonne, de ce qui est dans l’intérêt véritable de chacun. La justice consistera alors, par exemple, à récompenser adéquatement la vertu ou à s’assurer que tous disposent des biens dont il est dans leur intérêt véritable de disposer, même s’ils ne feraient pas eux-mêmes le choix de les acquérir. »[31]
« 1. Chacun peut s’approprier légitimement une chose n’appartenant antérieurement à personne pourvu que le bien-être d’aucun individu ne se trouve diminué de ce fait (principe d’appropriation originelle).
2. Chacun peut devenir propriétaire légitime d’une chose en l’acquérant du fait d’une transaction volontaire avec la personne qui en était auparavant le propriétaire légitime (principe de transfert). »
3. Le principe de rectification, enfin, « détermine la manière dont doit être corrigée toute déviation par rapport aux deux premiers principes » (id.).