c. Pourquoi les biens sont-ils destinés à tous ?
Les Pères de l’Église, surtout Grégoire de Naziance[1], soulignent le fait que nous naissons nus, sans biens et entièrement dépendants de ceux qui nous ont précédés. On peut aussi ajouter que nous sommes éphémères, fragiles physiquement et moralement[2] Nous sommes donc tous pauvres, fondamentalement et radicalement. Certes les circonstances de notre naissance mettront plus ou moins de biens à notre disposition mais aucun lieu ne produit tous les biens et personne ne jouit de toute la connaissance et de toute la sagesse de sorte que nous aurons toujours besoin des autres. Par ailleurs, nous quittons la vie sans aucun bien matériel mais enrichis des biens moraux et spirituels que nous aurons accumulés au long de notre vie - ce qui révèle l’importance première des richesses immatérielles - grâce, ne l’oublions pas, à l’être reçu : « car vous étiez avant que je ne fusse, dit saint Augustin à Dieu, et je n’étais pas digne de recevoir de vous l’être. Et pourtant voici que je suis, grâce à votre bonté qui a précédé tout ce que vous m’avez donné d’être, et tout ce dont vous m’avez fait ».[3]
A sa manière, en restant sur les terrains sociologique et psychologique, Jean-Paul II aussi a suggéré que nous sommes tous pauvres. Lors de sa visite aux États-Unis, en 1987, il a montré qu’il ne faut pas avoir une vision étroite de la pauvreté. Non seulement parce que des gens souffrent de privation matérielle et d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés et de respect de leur dignité, mais, ajoutait-il, « il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’êtres pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide », concluait-il[4]. Toutes les richesses intellectuelles, morales, spirituelles et matérielles gardées et non partagées sont donc une source d’appauvrissement. Qui, dans ces conditions, n’est donc concerné ?
Qui ne voit, en définitive, que tous les hommes ont besoin pour développer leur humanité, pour grandir, des biens de la terre et des biens que les autres peuvent fournir et qu’il est impossible de justifier l’accaparement quel que soit son objet ?
Reste à réfléchir au modalités de la répartition des biens. Ce sera la question difficile que nous aborderons dans le chapitre suivant.
En attendant, nous pourrions dire, avec une pointe de provocation, en nous appuyant sur l’Ancien testament : bienheureux les riches mais malheur à eux !
Bienheureux les riches ou plutôt, bénédiction des richesses, des biens de ce monde, qui, explique J. Buisson[5], est « un préalable nécessaire à la béatitude de la pauvreté », dont nous parlerons plus loin.
Dès le premier chapitre de la Genèse, il est proclamé et répété que toute la création est bonne. Pour récompenser Abraham de son obéissance, Dieu lui dit : « je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte (les villes) de ses ennemis »[6]. Et, plus tard, le serviteur d’Abraham pourra dire : « Yahvé a comblé mon maître de bénédictions et celui-ci est devenu très riche ; il lui a donné du petit et du gros bétail, de l’argent et de l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes »[7]. Job qui était « un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal », était très riche. Il avait 10 enfants et « possédait aussi sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux »[8]. Après avoir subi l’épreuve que Dieu lui avait infligée (la perte de ses enfants et de tous ses biens), « Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. (…) Il mourut chargé d’ans et rassasié de jours »[9].
Et même dans le Nouveau Testament, nous assistons à de nombreux festins auxquels participe Jésus dont on dit « Voilà un glouton et un ivrogne » ![10] On se souvient des noces de Cana où Jésus procura, par son premier miracle, « six jarres » de « deux ou trois mesures » remplies de vin. Quand on sait qu’une mesure est d’environ quarante litres, on estime aisément l’abondance de vin procuré aux participants qui avaient déjà bien bu semble-t-il car « le vin manqua », note l’évangéliste[11].
Un autre passage de l’Évangile est très intéressant pour notre propos: « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était un des convives. Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un des disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Jésus dit alors : « Laisse-la : c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours »[12] . Marc[13] et Matthieu[14] qui rapportent aussi cette scène notent sans précision que les disciples protestent contre ce gaspillage[15]. En effet, 300 deniers représentent, à l’époque, le salaire de 300 jours de travail ![16]
Bénis soient donc les biens de ce monde !
Mais nous sommes appelés à les partager. Pour que tous puissent se « vêtir » et parce que nous devons nous devons toujours être plus « à l’image » de Dieu qui a tenu à partager avec nous sa souveraineté. Il a en effet tout créé non pour lui mais pour que tous les hommes en bénéficient. Constamment, sa volonté s’exprime dans ce sens dans l’Ancien Testament.
Si la paresse est accusée d’appauvrir et est condamnée : « Main nonchalante appauvrit »[17], il est dit aussi qu’« il pèche celui qui méprise son prochain ; heureux qui a pitié des pauvres »[18]. Le travail est une valeur au contraire de la pauvreté définie comme manque.
L’accaparement est durement dénoncé dans de nombreux textes. Le plus célèbre est certainement celui de la vigne de Nabot[19] convoitée par le roi Achab qui, grâce à la perfidie assassine de sa femme Jézabel, va s’en emparer : « Alors la parole de Yahvé fut adressée à Elie le Tishbite en ces termes : « Lève-toi et descends à la rencontre d’Achab, roi d’Israël à Samarie. Le voici qui est dans la vigne de Nabot, où il est descendu pour se l’approprier. Tu lui diras ceci : Ainsi parle Yahvé : Tu as assassiné, et de plus tu usurpes ! C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé : A l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Nabot, les chiens laperont ton sang à toi aussi. Achab dit à Elie : « Tu m’as donc rattrapé, ô mon ennemi ! » Elie répondit : « Oui, je t’ai rattrapé. Parce que tu as agi en fourbe, faisant ce qui déplaît à Yahvé, voici que je vais faire venir sur toi le malheur : je balayerai ta race, j’exterminerai les mâles de la famille d’Achab, liés ou libres en Israël. Je ferai de ta maison comme de celle de Jéroboam fils de Nebat et de Basha fils d’Ahiyya, car tu as provoqué ma colère et fait pécher Israël. (Contre Jézabel aussi Yahvé a prononcé une parole : « Les chiens dévoreront Jézabel dans le champ de Yizréel. ») Celui de la famille d’Achab qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront, et celui qui mourra dans la campagne, les oiseux du ciel le mangeront. »
On entendra les prophètes tonitruer contre l’avidité des possédants et les injustices des propriétaires fonciers : « Malheur, à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu’à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays »[20]. « S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l’homme avec son héritage »[21]. Par la bouche d’Amos[22], Yahvé laisse éclater sa colère: « Ainsi parle Yahvé : Pour trois crimes et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales ; parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles ; parce que fils et père vont à la même fille[23] afin de profaner mon saint nom ; parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gage, à côté de tous les autels, et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende. Et moi[24], j’avais anéanti devant eux l’Amorite, lui dont la taille égalait celle des cèdres, lui qui était fort comme les chênes ! J’avais anéanti son fruit, en haut, et ses racines, en bas ![25] Et moi, je vous avais fait monter du pays d’Égypte, et pendant quarante ans, menés dans le désert, pour que vous possédiez la pays de l’Amorite ! J’avais suscité parmi vos fils des prophètes, et parmi vos jeunes gens des nazirs ![26] N’en est-il pas ainsi, enfants d’Israël ? Oracle de Yahvé. Mais vous avez fait boire du vin aux nazirs, aux prophètes vous avez donné cet ordre : « Ne prophétisez pas ! » Eh bien ! moi, je vais vous broyer sur place comme broie le chariot plein de gerbes (…). »
Si Dieu s’emporte contre les ceux qui amassent, spéculent, exploitent parce qu’ils ont oublié sa loi[27], il prend la défense des pauvres, en particulier la veuve, l’orphelin et l’immigré : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. »[28]
Remarquons que la Bible parle moins de la pauvreté que des pauvres et de catégories précises. Ce qui est en jeu, en effet, c’est une personne, sa dignité, son développement. Notons aussi que Dieu demande aux hommes de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme Lui s’est comporté avec eux.
Cette injonction est répétée en de nombreux endroits[29]. Et le souci du pauvre est pour Dieu plus précieux que le jeûne. Ainsi, quand le peuple se plaint: « Pourquoi avons-nous jeûné sans que tu le voies, nous sommes-nous mortifiés sans que tu le saches ? », Dieu répond : « C’est qu’au jour où vous jeûnez, vous traitez des affaires, et vous opprimez tous vos ouvriers. C’est que vous jeûnez pour vous livrer aux querelles et aux disputes, pour frapper du poing méchamment. Vous ne jeûnerez pas comme aujourd’hui, si vous voulez faire entendre votre voix là-haut ! Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra ? Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l’obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Yahvé sans cesse te conduira, il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas. On reconstruira, chez toi, les ruines antiques, tu relèveras les fondations des générations passées, on t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des chemins, pour qu’on puisse habiter. »[30]
Les biens du monde étant destinés à tous, le problème, avons-nous dit est de les répartir. Aussi diverses mesures sont prévues dans l’ancienne Alliance pour limiter la propriété et fixer des règles de partage.
La dîme annuelle de la production sera mangée et bue « au lieu choisi par Yahvé » mais « tu ne négligeras pas le lévite (voué au service du temple) qui est dans tes portes, puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi. »[31]
La dîme triennale est abandonnée aux pauvres : « Au bout de trois ans, tu prélèveras toutes les dîmes de tes récoltes de cette année-là et tu les déposeras à tes portes. Viendront alors manger le lévite (puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi), l’étranger, l’orphelin et la veuve de ta ville, et ils s’en rassasieront. Ainsi Yahvé ton Dieu te bénira dans tous les travaux que tes mains pourront entreprendre. »[32]
Au bout de sept ans, une année sabbatique est instituée, au cours de laquelle on remettra des dettes, on prêtera au pauvre, on libérera des esclaves avec un cadeau : « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier. »[33] « Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre »[34]. Et lors de l’année du jubilé, tous les 50 ans, « vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays, (…) vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». Contre l’accaparement des terres, il est prévu : « Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère ! C’est en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c’est en fonction du nombre d’années productives qu’il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d’années, plus tu augmenteras le prix, moins il y aura d’années, plus tu le réduiras, car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend. » Lors du jubilé, on assistera aussi au rachat des personnes et des propriétés : « la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes »[35].
En plus de ces grandes institutions, les livres de l’Ancien Testament prescrivent encore diverses mesures pour que les défavorisés puissent, en diverses circonstances avoir une part des biens de la terre: « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne glaneras pas ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger. Tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé ton Dieu »[36].
Ces quelques textes exemplaires montrent bien qu’à l’image du Dieu libérateur, les hommes doivent soulager ceux qui sont privés de ce qui les empêche d’être, en leur procurant l’avoir nécessaire. La condition est que ceux qui jouissent de l’avoir soient attentifs à l’être des autres et prompts à partager. Toute indifférence, mauvaise volonté ou désobéissance encourt la colère de Dieu. Au contraire, la générosité est comblée de bienfaits.
On peut ajouter que ce qu’on appellera, plus tard, « l’option préférentielle pour les pauvres » trouve une première formulation dans ce texte d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et ; un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés, pour leur donner un diadème au lieu de cendre, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête au lieu d’un esprit abattu ; (…). Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle. »[37]
Aujourd’hui encore, la pensée juive est très attachée à l’idée que « la Présence divine ne s’accueille que dans une société juste ». Juste au sens juridictionnel et au sens économique. Il nous est rappelé l’importance du chabbat, « le chabbat de la création divine conduit au chabbat humain selon ses trois périodes essentielles : chabbat hebdomadaire ; une fois tous les sept ans : année chabbatique (…) ; une fois toutes les quarante-neuf années : le jubilé (…) ». Et le chabbat n’est pas seulement un repos après la création mais aussi une bénédiction et une sanctification de l’œuvre à tel point que « se délier de l’obligation chabbatique, c’est ipso facto délier tous les maux que l’Alliance avait par ailleurs liés ». Et l’auteur de ces lignes[38] énumère, parmi ces maux, ceux que nous connaissons bien: inégalités scandaleuses, chômage, déshumanisation du travail et de l’économie, déboussolement de l’État, insécurité économique, etc..