b. A propos du libéralisme
[1]
Au XIXe siècle, ce n’est pas Rome qui, la première, attirera l’attention des chrétiens sur un certain nombre de problèmes engendrés par le libéralisme triomphant. Ce sont des laïcs, des clercs, des évêques qui, au contact des réalités, vont réagir. Roger Aubert a brossé l’histoire de ces chrétiens qui, à partir des années 1820, vont « s’émouvoir de la misère du prolétariat industriel et chercher à y porter remède »[2]. Progressivement, des travaux importants seront publiés, par d’éminents esprits, le Père Matteo Liberatore[3], Giuseppe Tonolio[4], Mgr Domenico Jacobini[5], en Italie, Albert de Mun[6] et René de La Tour du Pin[7], en France, Charles Périn[8], en Belgique, Mgr Ketteler[9], Karl von Vogelsang[10], le Père Heinrich Denifle[11], Gustav von Blome[12], en Allemagne, Franz von Kuefstein[13] en Autriche, Mgr Mermillod[14], en Suisse, etc., vont réfléchir prioritairement à une modification de l’organisation économique et sociale qui prévalait alors dans la plupart des pays européens, alors que d’autres catholiques qu’on appelait « libéraux » et qui développaient aussi des idées sur la société, comptaient surtout sur la charité privée pour répondre aux misères du temps[15]. Ce sont les recherches des premiers qui vont préparer et nourrir les réflexions de Léon XIII sur le libéralisme économique.
En effet, jusque là, l’Église s’est attaquée surtout au libéralisme philosophique[16] et, dans une moindre mesure, au libéralisme politique[17].
Dans Rerum novarum (1891), Léon XIII va condamner le principe de non-intervention de l’État et l’individualisme anti-associationniste.
Il défendra donc le droit d’intervention de l’État[18], non pas simplement pour remédier aux insuffisances de la société économique mais pour veiller, en tant que gardien du bien commun, au progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. L’intervention de l’État « se fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun »[19].
De plus, Léon XIII, sans employer le mot, suggère l’idée d’une solidarité entre tous les membres de la communauté politique, solidarité, précise Jean-Yves Calvez, « qui recouvre à l’évidence les relations économiques »[20] : « la raison d’être de toute société, explique le Pape, est une et commune à tous ses membres grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A parler exactement, en toutes les cités, ils sont le plus grand nombre. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun ce qui lui est dû. »[21] Dès lors, le devoir le plus grave des gouvernants « consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive »[22]. Même si l’on considère que le bien moral est le premier de tous les biens, chacun sait aussi que « dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs « dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu »[23]. Or, tous ces biens, c’et le travail de l’ouvrier, travail des champs ou de l’usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L’équité demande donc que l’État se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu’ils reçoivent une part convenable des biens qu’ils procurent à la société, comme l’habitation et le vêtement, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l’État doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère »[24]. Comme nous le verrons dans sa critique du socialisme, l’intention du Souverain pontife n’est pas de prôner l’absorption de l’individu et de la famille par l’État mais de rappeler aux gouvernants qu’il leur appartient de prendre soin « de la communauté de ses parties »[25] et donc, si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique »[26]. Qui plus est, l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l’État. L’État doit donc entourer de soin et d’une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général »[27].
Très concrètement, Léon XIII énumère ensuite un certain nombre de domaines où l’autorité publique doit ou peut intervenir car « il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes[28] qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[29]. Et de citer parmi les « intérêts nombreux qui réclament la protection de l’État » : la nécessité du repos proportionné à la nature du travail et à la santé de l’ouvrier, selon les circonstances ; la nécessité d’adapter le travail à la nature et à la mission de la femme, de veiller « strictement » à ce que l’enfant n’entre à l’usine « qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales ». A propos des conventions par lesquelles patrons et ouvriers fixent le salaire, il ne faut pas oublier qu’ »au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ». L’ouvrier doit percevoir « un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille » et pouvoir « par de prudentes épargnes, (…) se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé, « vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux », il serait préférable « d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État »[30]
Dans son commentaire, J.-Y. Calvez souligne le fait que le pape « suppose bien entendu l’inestimable valeur de liberté dans ce domaine ; cependant, c’est non moins clair pour lui, ajoute-t-il, elle ne peut pas être illimitée, l’économique est en effet encadré dans des solidarités supérieures (on peut dire aussi : des libertés supérieures - suggérant que le libéralisme économique ne peut être pensé qu’au sein d’un libéralisme politique, qui limite nécessairement les libertés économiques) ».[31]
Par ailleurs, Léon XIII, on l’a entendu au passage, se prononce pour l’association. Il rappelle les bienfaits apportés par les anciennes corporations mais précise aussitôt qu’ »aujourd’hui, les générations sont plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n’est donc pas douteux, conclut le Saint Père, qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, écrit-il, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action »[32].
Un fois encore, le Pape se réfère à un principe général : « Les sociétés privées, explique-t-il, n’ont d’existence qu’au sein de la société civile[33], dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme »[34]. « Il faut éviter, rappelle-t-il, d’empiéter sur les droits des citoyens » et le droit d’association est fondamental dans la résolution de la question sociale[35].
En affirmant cela, souligne J.-Y. Calvez, « Léon XIII rompait (…) avec un second aspect du libéralisme de son époque, caractéristiquement individualiste autant qu’il était hostile à l’intervention de l’État. Tout ceci ne faisait évidemment pas de ce pape un antilibéral ou un collectiviste. Mais ses positions ont induit une pensée constamment réservée à l’endroit des thèses radicales du libéralisme économique… »[36].
En somme, Léon XIII prête surtout attention au problème social engendré par les excès libéraux alors qu’en 1931, Pie XI , dans l’encyclique Quadragesimo anno, va, lui, s’intéresser davantage à l’économique, et centrer sa réflexion sur la concurrence.
Cette différence d’accent s’explique par les changements intervenus depuis 1891. Aussi n’est-il pas inutile de commencer par rappeler le diagnostic porté par Pie XI sur la société de son temps.
« Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique, discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience.
A son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques »[37].
Cette description met en évidence des maux que nous connaissons encore et qui montrent que le libéralisme finir par nuire à la liberté: dictature du capitalisme financier, dictature du plus fort et du moins scrupuleux, corruption du pouvoir politique. Tout cela est le fruit de l’individualisme dénoncé par l’Église, depuis le XVIIIe siècle, bien consciente qu’une volonté sans limites n’est plus que volonté de puissance, qu’une liberté sans balises et sans boussole est vouée à sa propre perte. On le vérifie aussi dans l’ordre économique : « la libre concurrence, précise le Saint Père, s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. A tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ; telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie »[38].
Face à ces désordres graves, Pie XI propose trois remèdes : une « organisation de coopération professionnelle et interprofessionnelle »[39] ; l’établissement dans toute la vie économique et sociale de règles de justice sociale car les rapports entre le capital et le travail « doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne » ; enfin, bien sûr, la restauration de l’ordre politique car « il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique »[40].
Tout d’abord, il faut lutter contre l’« état violent, partant instable et chancelant » dans lequel la société est plongée : « A ce grave désordre qui mène la société à la ruine, (…) il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.
(…) Le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or ce principe d’union se trouve - et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent - et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d’autant plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes s’appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité et à y exceller »[41].
On sait que ce projet d’organisation a été mal compris et généralement très critiqué. Nous y reviendrons car il est rare, voire exceptionnel, qu’un Souverain Pontife fasse des propositions aussi concrètes sur le plan temporel. Mais notons le souci très caractéristique de l’unité, de l’harmonie sociale, l’importance, en dehors de l’action propre de l’État, de structures de solidarité qui compenseraient, amortiraient, corrigeraient les mauvais effets des dérégulations engendrées par la concurrence.
Plus classiquement, Pie XI, dans le contexte nouveau, va en appeler, comme son prédécesseur, au politique et à ce que Léon XIII appelait « la loi de justice naturelle » : « De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre »[42].
A la recherche d’un « principe directeur » de la vie économique, il faudra, les textes nous y invitent définir cette « justice » à laquelle ils se réfèrent constamment sans la redéfinir précisément.
Pie XII va, à travers de nombreux messages destinés, la plupart du temps, à des catégories bien précises de travailleurs, reprendre, en gros les idées de ses prédécesseurs. Mais son souci sera moins de critiquer les idéologies[43] que de rappeler sans cesse les principes nécessaires à une bonne organisation économique et sociale.
Comme ses prédécesseurs mais plus nettement qu’eux, Pie XII fait bien la distinction entre libéralisme et capitalisme ; il ne condamne pas celui-ci mais ses abus. A propos du travail agricole, il écrit : « Tout bon esprit doit reconnaître que le régime économique du capitalisme industriel a contribué à rendre possible, voire à stimuler, le progrès du rendement agricole ; qu’il a permis, en maintes régions du monde, d’élever à un niveau supérieur la vie physique et spirituelle de la population des campagnes. Ce n’est donc pas au régime lui-même qu’il faut s’en prendre, mais au danger qu’il ferait courir si son influence venait à altérer le caractère spécifique de la vie rurale, en l’assimilant à la vie des centres urbains et industriels, en faisant de la « campagne » telle qu’on l’entend ici, une simple extension ou annexe de la « ville ».[44] »
Pie XII défendra aussi avec force et non sans amertume, l’organisation professionnelle de Pie XI : « Rien ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. Ce point de l’Encyclique[45] fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes[46], les autres un retour au moyen- âge[47]. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques. Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble presque nous fournir malheureusement un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper, faute de les saisir à temps »[48].
Si Pie XII n’apporte rien de neuf à la critique du libéralisme, nous verrons plus loin, qu’il affermit, de manière décisive, les fondements de ce qu’il appelait volontiers « l’économie sociale ».
Dans l’après-guerre, incontestablement, la vie économique et sociale s’est améliorée et bien des maux dénoncés jadis ont été corrigés ou éliminés[49]. Toutefois, la pensée sociale chrétienne va se trouver confrontée à un nouveau problème, celui du déséquilibre non plus entre des classes (patrons-ouvriers) mais entre différents secteurs de l’activité économique et entre les régions d’un pays, voire du monde. La pensée de l’Église reste donc attachée non seulement à l’unité sociale mais aussi à l’unité de tout le genre humain. La pauvreté n’est tolérable nulle part, ni à l’intérieur d’un État ni dans quelque partie du monde que ce soit.
Pour Jean XXIII, « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d’une part et le secteur de l’industrie et des services d’autre part, entre les régions d’économie développée et les régions d’économie moins développée à l’intérieur de chaque pays ; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique »[50].
Et parmi tous ces déséquilibres, « le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre communautés politiques économiquement développées et pays en voie de développement économique. Les premières jouissent d’un niveau de vie élevé, les autres souffrent de privations souvent graves. La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance, le devoir de n’être pas indifférentes à l’égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l’indigence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élémentaires reconnus à la personne humaine. d’autant plus, vu l’interdépendance de plus en plus étroite entre peuples, qu’une paix durable et féconde n’est pas possible entre eux, si sévit un trop grand écart entre leurs conditions économiques et sociales »[51].
Dans le fond, la question sociale étudiée par Léon XIII est transposée à l’échelle du monde par l’effet de « l’échange commercial libéral international »[52]. Jean XIII a le mérite d’attirer l’attention, le premier peut-être, sur ce nouveau désordre préjudiciable à la paix entre les nations de la même manière que les dérégulations internes créaient un « état violent » à l’intérieur de chaque nation[53].
Au niveau des remèdes, le Pape réclame des « secours d’urgence » et l’organisation d’une « coopération scientifique, technique et financière »[54].
Quelques années plus tard, en 1967, Paul VI, dans Populorum progressio[55], va plus loin et fait remarquer que « les efforts, même considérables, qui sont faits pour aider au plan financier et technique les pays en voie de développement seraient illusoires, si leurs résultats étaient partiellement annulés par le jeu des relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. La confiance de ces derniers serait ébranlée s’ils avaient l’impression qu’une main leur enlève ce que l’autre leur apporte ». Comment les relations commerciales peuvent-elles nuire aux pays pauvres ? Paul VI nous l’explique très concrètement dans une description devenue célèbre: « Les nations hautement industrialisées exportent en effet surtout des produits fabriqués, tandis que les économies peu développées n’ont à vendre que des produits agricoles et des matières premières. Grâce au progrès technique, les premiers augmentent rapidement de valeur et trouvent un marché suffisant. Au contraire, les produits primaires en provenance des pays sous-développés subissent d’amples et brusques variations de prix, bien loin de cette plus-value progressive. Il en résulte pour les nations peu industrialisées de grandes difficultés, quand elles doivent compter sur leurs exportations pour équilibrer leur économie et réaliser leur plan de développement. Les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches ». A la lumière de cette situation, il est clair « que la règle de libre-échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales. Ses avantages sont certes évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique : elle est un stimulant au progrès et récompense l’effort. C’est pourquoi les pays industriellement développés y voient une loi de justice. Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales de pays à pays : les prix qui se forment « librement » sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître: c’est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question ». Et, devant les distorsions croissantes que le libéralisme entraîne, Paul VI rappelle le principe qui guidait Léon XIII confronté à la « question ouvrière » : « le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel, l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale.
Au reste, les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables ».
Très concrètement, que faire pour pallier les déséquilibres internationaux ? « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. Cette dernière est un but à long terme. Mais, pour y parvenir, il faut dès maintenant créer une réelle égalité dans les discussions et négociations. Ici encore des conventions internationales à rayon suffisamment vaste seraient utiles: elles poseraient des normes générales en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes »[56].
Une fois encore, on l’a entendu, l’intention de l’Église n’est pas de condamner aveuglément le principe du marché mais de refuser, au nom de la solidarité[57] et du respect de tous, que le dynamisme économique fasse fi de toute règle au nom de la seule efficacité matérielle. De même, à propos de l’industrialisation du XIXe siècle, Paul VI rappelle qu’elle fut un bien mais qu’ »un système s’est malheureusement édifié sur ces conditions nouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l’économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes. Ce libéralisme sans frein conduisait à la dictature à bon droit dénoncée par Pie XI comme génératrice de « l’impérialisme international de l’argent ». On ne saurait trop réprouver de tels abus, en rappelant encore une fois solennellement que l’économie est au service de l’homme. Mais s’il est vrai qu’un certain capitalisme a été la source de trop de souffrances, d’injustices et de luttes fratricides aux effets encore durables, c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement »[58]
Paul VI dénonce donc un « libéralisme sans frein » et « un certain capitalisme ». Les nuances sont importantes. Nous les retrouverons développées et justifiées, quelques années plus tard, dans Octogesima adveniens[59].
Paul VI revient sur les dangers d’une concurrence effrénée mais en mettant cette fois en exergue trois maux qui n’avaient pas été relevés précédemment : l’aliénation de l’homme, le gaspillage et la destruction de la nature : « Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature, ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?[60] » Cette activité de l’homme a une autre conséquence « aussi dramatique qu’inattendue (…) : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable »[61].
Le Pape rejette donc « l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale »[62].
Ceci dit, le Saint Père est bien conscient que certaines valeurs véhiculées par le libéralisme peuvent séduire le chrétien invité à la prudence:
« On assiste, écrit-il, à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif »[63].
Jean-Paul II va aussi souligner ce que d’aucuns appelleraient « les aspects positifs du libéralisme » mais qu’il conviendrait mieux de considérer comme des valeurs humaines que l’Église défend et promeut, depuis toujours, en fonction même du message chrétien.
Ainsi en est-il de l’esprit d’initiative économique nécessaire au développement des peuples : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société »[64]. Et dans Centesimus annus, il réaffirmera les droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique »[65]. Droits qui sont souvent brimés, comme nous l’avons vu, sous le régime communiste : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique instance d’ »organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration, et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique » »[66]
Sur un plan technique, par réalisme et souci de liberté, Jean-Paul II affirmera aussi l’intérêt du marché : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »[67]. « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne »[68]. Et même pour les pays les plus pauvres, l’introduction dans le marché mondial est importante : « L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».[69]
Quant au profit, « l’Église reconnaît (son) rôle pertinent (…) comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise »[70].
Tout ce qui précède justifie la critique que Jean-Paul II fera de l’ »État-providence » : »(…) au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on appelé l’ »État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des mesures d’aide publique proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (c.f Pie XI, Quadragesimo anno). En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En, effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont les plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[71].
Ceci dit, Jean-Paul va émettre de nombreuses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre libérale de ces principes et techniques.
En effet, comme le souligne J.-Y. Calvez, le libéralisme « ne répand pas facilement la liberté ou l’initiative »[72]. Il entraîne précarité, déculturation et marginalisation : « De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe ainsi une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu’à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu’ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d’organisations traditionnelles, alléchés par la splendeur d’une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des conditions précaires qui leur font violence, sans possibilité d’intégration. On ne reconnaît pas ne fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et, parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours de l’histoire en leur imposant certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité humaine.
Beaucoup d’autres hommes, bien qu’ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la « cruauté » n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l’industrialisation. Dans d’autres cas, c’est encore la terre qui est l’élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude. Dans ces cas, on peut parler, aujourd’hui comme au temps de Rerum novarum, d’une exploitation inhumaine. Malgré les changements importants survenus dans les sociétés les plus avancées, les déficiences humaines du capitalisme sont loin d’avoir disparu, et la conséquence en est que les choses matérielles l’emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels, celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination. Malheureusement, la grande majorité des habitants du tiers monde vit encore dans de telles conditions ». On peut ajouter que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile »[73].
A propos du marché, il est essentiel, pour le Tiers Monde, « d’obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le principe unilatéral de l’exploitation des ressources naturelles, mais sur la valorisation des ressources humaines »[74]. « Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement »[75].
d’une manière plus générale, le marché libre « ne vaut que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché »[76]. « Il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes (du marché) ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, na peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés ». Les mécanismes du marché « comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises ».[77]
En ce qui concerne le profit, Jean-Paul II précise : certes, « quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas le seul: il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise »[78].
Pour ceux qui avaient cru que la défaite du communisme consacrait, y compris pour l’Église, le triomphe du libéralisme, Jean-Paul II reprécise : « l’on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique »[79]. « Il y a un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à la prise en considération des besoins humains comme tels, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché ».[80] Alors s’installe « un système social qui suppose une « lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains » par la drogue et la pornographie, par exemple. [81]
Commentant l’enseignement de Jean-Paul II, J.-Y. Calvez revient au postulat de départ du système libéral qui « entraîne beaucoup d’abus par le fait qu’il est, dans sa forme radicale, un refus de tout frein » [82]. Et l’Église ne peut accepter « le fameux primat du naturel ou du spontané, de l’aveugle, par rapport au construit, socialement décidé, socialement organisé »[83]. La liberté est une valeur essentielle mais elle doit être la liberté de tous, balisée par une juste conception de la personne humaine et de ses besoins.
Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l’activité économique des individus, ni à la seule puissance publique. Il faut donc dénoncer les erreurs aussi bien des doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté, que des doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production.
Par ailleurs, les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit lui aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent. Dans les pays en voie de développement surtout, où l’emploi de toutes les disponibilités s’impose avec un caractère d’urgence, ceux qui gardent leurs ressources inemployées mettent gravement en péril le bien commun ; il en va de même de ceux qui privent leur communauté des moyens matériels et spirituels dont elle a besoin, le droit personnel de migration étant sauf » (GS 65).