iii. Libéral-socialisme ? Social-libéralisme ?
Keynes donne-t-il raison à Sombart qui écrivait que « Toute société est donc plus ou moins libérale, plus ou moins socialiste »[1] ?
Il est clair que socialisme et libéralisme, confrontés à la réalité, d’une part, et l’un à l’autre, d’autre part, à travers des partis plus ou moins représentatifs, ont perdu au fil du temps de leur radicalité[2]. Nous l’avons déjà constaté plus haut à propos du socialisme.
Certains, à ce propos, parlent d’une « libéralisation du socialisme »[3]. Celui-ci reste une doctrine politique mais elle « se veut (…) à l’écoute de la société. Il ne vient pas lui imposer son plan, il se propse d’en satisfaire les aspirations. Face au social, le politique se fait modeste, très vraisemblablement parce qu’il sent que toute outrecuidance provoquerait son rejet.[4]
C’est en ce sens que, comparée à celle qui fut naguère dominante, cette interprétation du socialisme qui évite de soumettre la société au lit de procuste de modèles étatiques fixés peut être considérée comme une résurgence du libéralisme ».[5]
On assiste aussi à une « socialisation du libéralisme »[6].
L’affaire n’est pas tout à fait neuve. On peut citer l’exemple d’un des plus célèbres libéraux belges du XIXe siècle : Ch. De Brouckère[7]. C’est lui qui déclara, un jour[8], à la Chambre : « Un de nos collègues m’a fait l’honneur de me désigner sous le nom d’édile du laisser passer et du laisser faire. Je vous avoue que je suis extrêmement flatté de cette qualification, et je crois, que l’honorable membre n’a pas compris la portée de ses paroles. Les édiles ou les amis du laisser passer et du laisser faire sont les économistes ; et les détracteurs acharnés du laisser passer et du laisser faire sont non seulement des socialistes, mais encore des communistes…
Laisser faire, c’est laisser à l’homme la liberté d’user de ses facultés, de travailler ; laisser passer c’est permettre à l’homme de disposer librement des fruits de son travail. Laisser faire et laisser passer, mais c’est la consécration du droit de propriété qui est l’objet de toute société et le fondement de toute richesse. Or, c’est parce que nous avons le respect le plus absolu de la propriété, que nous voulons le respect de la propriété qui est la plus sacrée de toutes : la propriété des facultés humaines ». Or, ce libéral pur et dur, en paroles, fut partisan d’ »un monopole d’État pour les caisses d’épargne et les principales formes d’assurance », défendit l’idée d’une société mixte d’exportation, préconisât, pour prévoir les crises, « que le gouvernement eût toujours en réserve un projet de route, de canal ou de tout autre grand travail d’utilité publique qui pourrait être entrepris d’un moment à l’autre »[9]. Durant son mandat de bourgmestre, « il fit admettre par le Conseil communal l’inscription d’un taux minimum de salaire dans tous les cahiers de charge des travaux exécutés pour la commune ». d’une manière plus générale, Chlepner qui rapporte ces faits[10], note aussi « que c’est pendant cette époque qui fut en principe celle du libéralisme économique, que fut parachevée la concentration entre les mains de l’État ou des pouvoirs publics dans le sens le plus large, de la gestion de la plupart des moyens de transport et de communication »[11].
Aujourd’hui, dans la perspective « d’un libéralisme affranchi des arrière-pensées d’un individualisme asocial, les limites que les convictions libérales opposent à l’intervention du, pouvoir ne s’établissent pas sur les mêmes frontières que celles qu’avaient tracées, au siècle dernier, les tenants d’un libéralisme étriqué. Ces limites ne sont pas celles derrière lesquelles s’abriterait la condition concrète d’un individu barricadé dans un repliement sur lui-même qui l’isolerait de la société ; ce ne sont pas des défenses d’intérêts matériels, des murailles ou des pièges à loup protecteurs des propriétés. Ce sont les bornes que le pouvoir ne peut transgresser sans attenter à la personnalité à la fois individuelle et sociale de l’homme »[12]
Il ne faut donc pas s’étonner de voir, dans la réflexion comme dans l’action, des libéraux et des socialistes se rapprocher.
Déjà en 1979, Burdeau citait cette définition de Jean Ellenstein[13] : « Le socialisme, c’est le libéralisme plus la démocratie sociale »[14]
En France, dans les années 2000, la Fondation Saint-Simon réunit la « droite intelligente » et la « gauche intelligente ». Prenant acte de la fin des idéologies, opposées au totalitarisme, elles cherchent à concilier le marché et l’intervention de l’État et « définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical ».[15] A propos du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, dans les années 2000-2001, la question fut posée de savoir ce gouvernement pouvait être taxé de social-libéralisme. Celui-ci ayant comme but d’ »adapter le moins brutalement possible la société aux besoins du captalisme financier globalisé moderne, le capitalisme gérant l’économie à sa guise, l’État prenant en charge, de plus en plus mal d’ailleurs, certains coûts sociaux du système ».[16]
En Belgique, on vit apparaître, en 1999, une coalition réunissant notamment libéraux et socialistes. Ce fut en vain que quelques socialistes prévenus de ce scénario avant même les élections dénoncèrent « l’arnaque du libéralisme social »[17], libéralisme social affirmé par les libéraux d’alors[18].
On peut expliquer ces rapprochements réels ou feints, d’une manière plus générale, à partir de l’explication donnée par Bruno Van der Linden[19]. Son but est de montrer comment la théorie néo-libérale peut s’adapter pour entrer dans la pratique mais sa description, hormis les exemples, pourrait s’appliquer aux théories socialistes. En effet, écrit-il, « dans l’ordre politique, les théories sont diluées, transformées, sélectionnées en fonction des intérêts de ceux qui les utilisent et en vue de créer des coalitions qui règlent la répartition du pouvoir dans la société ». Deux processus d’adaptation sont utilisés. Tout d’abord, « il y a un processus de sélection parmi les théories : en fonction des intérêts de ceux qui répercutent les doctrines et dans un souci de mobilisation idéologique, certaines cartes de l’éventail du jeu des théories néo-libérales disparaissent ». Et d’autre part, « les théories sont diluées, adaptées pour constituer un élément du discours : les théories néo-libérales sont arides et fort techniques. Elles ont peu de chance d’être comprises par un grand nombre de personnes. En revanche, quelques idées-forces suffisamment vulgarisées peuvent étayer l’argumentation d’un discours qui, pour mobiliser, jouera avant tout sur les préoccupations du moment, les sentiments qui parcourent l’opinion, les symboles qui peuvent rallier les foules, etc. ». L’auteur ajoute encore que « les fragments doctrinaux sont des repères pour la conclusion de coalitions nouvelles : des éléments de théorie, retravaillés et éventuellement réduits au stade de slogans, ne vont pas seulement étayer l’argumentation ; ils sont également des signes de ralliement pour constituer par tâtonnement des coalitions nouvelles ».
Dans la réalité politique des pays occidentaux, il n’y a pas de socialisme ou de libéralisme purs. On peut, tout au plus, suivant les législatures ou l’évolution des situations, trouver des traits, des accents plus ou moins libéraux plus ou moins socialisants. La plupart du temps, les cartes paraissent brouillées. Aprè un débat, à la télévision française, entre Laurent Fabius (socialiste) et Jacques Chirac (libéral), certains ont dit en Belgique que Fabius parlait comme W. Maertens (social chrétien) et G. Spitaels (socialiste) comme Chirac ! L’avènement de Tony Blair (travailliste) au poste de premier ministre en Grande Bretagne, fut salué par Ph. Busquin, alors président du PS belge comme une victoire socialiste. Son successeur, par contre, dénonça « la gauche confuse de la troisième voie de Tony Blair »[20].
De même, dans les Objectifs politiques du MR (libéral), on peut lire: « la croissance économique n’est pas un but en soi mais un moyen au service de l’homme : produire de la richesse doit produire de la liberté, favoriser le progrès collectif et permettre l’épanouissement de chacun. (…) Construire une société, c’est permettre aux citoyens de vivre avec dignité, de s’épanouir pleinement et de tisser entre eux des liens de solidarité. Celle-ci est donc une valeur centrale dans la vie en commun. La sécurité sociale en est une manifestation exemplaire. La solidarité est un droit : elle doit être organisée, équitable, permanente et générale » (www.lemr.be).