d. Et l’État ?
Cette évocation nous permet de revenir sur le problème de l’autorité dans la conception libérale et plus précisément du rôle de l’État. « Laissez faire, laissez passer », disait-on, mais cette liberté doit être protégée, garantie. Aussi, il ne manque pas d’auteurs libéraux qui préconisent un pouvoir politique fort pour imposer la liberté ou l’ordre naturel.
Quesnay écrit : « Pour connaître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut de même, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement, auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l’ordre naturel et dans l’ordre positif les plus avantageux aux hommes réunis en société.
Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.
Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.
On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.
On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.
Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; (…) par conséquen la base du gouvernement le plus parfait et la règle fondamentale de toutes les lois positives ; car les lois positives ne sont que les lois de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. (…)
Ainsi, la législation positive consiste dans la connaissance des lois naturelles, constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au Souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux Sujets. Il n’y a que la connaissance de ces lois souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un Empire ; et plus une Nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif y sera régulier (…) ».[1] L’ordre naturel qui est l’ordre de la liberté révélé par la science doit s’imposer. Il englobe l’autorité marquée elle aussi du sceau de la raison et de la nécessité. La conception de l’ordre naturel « implique (…) pratiquement un gouvernement à la fois tout-puissant et très actif pour contraindre la réalité à se conformer à cet ordre ».[2]
De son côté, voici comment Adam Smith, plus pragmatique, justifie la modestie de l’action de l’État : « Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur. (…) Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tarnquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. (…) C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des particuliers. (…) Ils sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses et ils pourront s’en reposer sans crainte sur chaque particulier pour régler la sienne. Si leurs prpres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais ».[3] Quelles sont dès lors les tâches de l’État ? « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoir à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice te l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une adminstration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».[4]
Mis à part l’argumentation très typique qui justifie la troisième tâche, les missions octroyées à l’État relèvent du bon sens mais, il est intéressant de se rappeler qu’Adam Smith fut un ardent défenseur de l’Acte de navigation[5] qui, pour le transport des marchandises « cherche à donner aux vaisseaux et aux matelots de la Grande-Bretagne le monopole de la navigation étrangère ». Cet Acte, jugeait-il, « est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ».[6] L’attitude d’Adam Smith en la matière peut étonner car peu compatible apparemment avec le principe du libre-échange ! Pour L. Salleron, elle nous enseigne que « derrière tout libéralisme, il y a aussi, patent ou latent, un droit du plus fort ».[7]
d’une manière plus générale et plus profonde, Georges Burdeau fait remarquer que « le libéralisme est, certes, une doctrine de la liberté, mais de la liberté dans l’ordre ». Et si, dès le XVIe siècle on assiste, en même temps, au lever de l’idéal de liberté et à l’avènement de l’État moderne, c’est que « la liberté nouvelle a besoin de ce nouveau pouvoir pour se protéger contre l’intolérance et les barrières morales que faisait peser sur les hommes le dogmatisme des religions. Elle a besoin d’une autorité laïque capable d’opposer, à la finalité du salut éternel, des buts séculiers. Elle a besoin de paix. Or, ces aspirations, l’État est seul à même de les satisfaire ».Cependant, « ce qui est un élément permanent de la pensée libérale, (…) c’est le refus d’admettre que l’État puisse se comporter en puissance autonome, c’est qu’il puisse avoir une volonté et une finalité qui lui soient propres ». En fait, « l’État n’est qu’un instrument qui ne détermine pas la finalité de son action ».[8] Et plus précisément, à la lumière de l’histoire, il explique que l’antiétatisme libéral est relatif « car il reflète les fluctuations de la situation politique de la bourgeoisie. Elle combat l’État dès qu’il prétend échapper à son emprise ; elle ne lui ménage pas son appui lorsqu’elle peut l’utiliser à ses fins ».[9] C’est pourquoi l’État sous influence libérale, c’est-à-dire souvent soumis à des intérêts privés, a constamment balancé de l’abstentionnisme à l’interventionnisme en passant par des degrés divers de protectionnisme et de surveillance.
Sur le plan social, face à la misère, au mieux - car certains théoriciens, nous l’avons vu, s’opposent à toute forme d’assistance - on peut dire simplement que « l’État libéral admet le mal ; il en corrige les effets sans s’attaquer à leur principe ».[10]
Grosso modo, le libéralisme triompha jusqu’en 1914 grâce à une grande stabilité monétaire mais d’autres théories entretemps s’étaient élaborées à partir des manques et défauts avérés du libéralisme.