b. La propriété
Déjà en 1690, John Locke affirmait que « la puissance supérieure ne peut ravir à aucun homme une portion de sa propriété sans son consentement. Car la protection de la propriété étant la fin même du gouvernement et celle en vue de laquelle l’homme entre en société, cela suppose nécessairement le droit à la propriété sans lequel les hommes seraient supposés perdre en entrant en société cette chose même qui les y a fait entrer »[1] . La propriété est un droit qui tire sa légitimité de « la propension également « naturelle » de l’homme à trouver son bonheur dans l’accumulation des biens qu’il possède. Puisque le bonheur est la finalité de la liberté et que, d’autre part, il se réalise par la propriété, la liberté d’appropriation ne peut être limitée ».[2]
Le baron d’Holbach[3], dans son Système social, estime que, « pour être fidèlement représentée, la nation choisira des citoyens liés à l’État par leur possessions, intéressés à sa conservation, ainsi qu’au maintien de la liberté, sans laquelle il ne peut y avoir ni bonheur, ni sûreté (…).
La faculté d’élire des représentants ne peut appartenir qu’à de vrais citoyens, c’est-à-dire des hommes intéressés au bien public, liés à la patrie par des possessions qui lui répondent de leur attachement. Ce droit n’est pas fait pour une populace désoeuvrée, pour des vagabonds indigents, pour des âmes viles et mercenaires. Des hommes qui ne tiennent point à l’État ne sont pas faits pour choisir les administrateurs de l’État. » Seul le propriétaire est donc éligible et électeur. Et il s’agit surtout, dans la pensée d’Holbach de propriétaires fonciers : « L’artisan, le marchand, le mercenaire doivent être protégés par l’État qu’ils servent utilement à leur manière, mais ils n’en sont de vrais membres que lorsque, par leur travail et leur industrie, ils y ont acquis des biens-fonds. C’est le sol, c’est la glèbe qui fait le citoyen ».
La Déclaration des droits de 1789 stipulera, dans son article 17, que le droit de propriété est « inviolable et sacré ». C’est le seul[4]. Et la Révolution établira un régime censitaire[5]. S’il fut léger au départ puisque le cens équivalait à 3 journées de travail, il excluait malgré tout les domestiques, jugés trop influençables, les mendiants, les errants et à certains endroits les artisans. A partir de 1795, le régime devint plus sévère : il fallut être propriétaire, usufruitier ou fermier d’un bien dont le revenu varia de 150 à 400 journées de travail, suivant les lieux.
La Constitution belge de 1830, considérée comme la plus libérale de l’époque, a donné aussi le pouvoir à la bourgeoisie. Ce texte fut élaboré par le Congrès national qui « se composait de notables appartenant principalement aux milieux de la propriété foncière, de la grosse bourgeoisie et des professions libérales »[6]. Le droit électoral fut réservé exclusivement aux citoyens payant une certaine somme d’impôts directs et seuls pouvaient être élus ceux dont le cens électoral était particulièrement élevé[7].
Dans les pays très liés aux richesses de la terre, comme la France, c’est la propriété foncière qui sera longtemps à l’honneur. Mais très logiquement, toute forme de propriété sera exaltée. En Angleterre, déjà depuis le milieu de XVIIIe siècle, on honore plus que le capital-terre, le capital produit par le travail, le commerce et l’industrie. En effet, le machinisme et la découverte de marchés nouveaux à travers le monde offrent la possibilité d’acquérir du capital, rapidement et massivement. A condition toutefois que l’État reste discret.
Un des plus célèbres économistes français, Jean-Baptiste Say[8], disciple d’Adam Smith dont nous reparlerons plus loin, estime que la propriété est « le plus puissant encouragement à la multiplication des richesses ». Par elle, « l’industrie obtient sa récompense naturelle » et « tire le plus grand parti possible de ses instruments, les capitaux et les terres. (…) Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? » Mais il faut pour cela que soit garanti le libre emploi des moyens de production « car le droit de propriété (…) est le droit d’user et même d’abuser. (…) C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de ses capitaux », ou de le surcharger « de droits tellement onéreux qu’ils équivalent à une prohibition »
En 1863, un membre du parti libéral français confirme : « Consultez l’expérience. Quels sont les pays libres ? Ceux qui respectent la propriété ! Quels sont les pays riches ? Ceux qui respectent la liberté. Suivant donc qu’on regardera la propriété comme un monopole accordé par l’État à quelques privilégiés ou comme une création individuelle, la législation, la constitution, la société tout entière, auront un aspect différent. Si la propriété est considérée comme une invention de la loi, elle sera odieuse (…). Si, au contraire, la propriété et le capital sont considérés comme des richesses créées par l’individu, et apportées par lui dans la société qui en profite, la propriété sera un droit sacré pour tous. »[9]